Il est courant d’entendre dire qu’une personne n’a pas été embauchée parce que sa personnalité perçue au travers d’Internet avait révélé une « incompatibilité » avec le profil du poste recherché. Cet exemple est souvent utilisé pour expliquer aux élèves l’importance de gérer sa « réputation en ligne ». Une thèse récente fait le lien entre le recrutement et l’identité. Son auteur Constance Georgy pose, dès l’introduction, le décor : « …le recrutement pose au recruteur la question des qualités incertaines de ses futurs employés. Il n’est alors pas étonnant de penser qu’Internet puisse être considéré lors de ce processus en tant que source indéniablement utile pour pallier à ce déficit. » (p.11) Faut-il alors prendre au sérieux ces récits de refus d’embauche à cause de traces qu’on aurait laissé sur Internet ?
Fini les CV, vive Google !
A lire cette simple phrase on se rend compte que les traces qu’une personne laisse en ligne peuvent être prises en compte par un recruteur. Les médias se sont emparés de cette question depuis longtemps et utilisent eux même cette source pour compléter leurs informations : lors de récents délits commis par des jeunes, les médias ont rapidement évoqué la vie en ligne et la trajectoire de ces personnes. Pour le dire autrement, si la recherche d’information personnelles en ligne n’est pas généralisée, cela est déjà, pour certains, une pratique régulière.
De la salle du commissariat à la salle de classe, du bureau du chef d’entreprise recruteur à celui du journaliste, il y a un nouvel instrument de travail disponible. Fini les CV ? Peut-être surtout s’il faut les vérifier à chaque fois. Peut-être aussi parce qu’ils se révèlent insuffisants pour comprendre la personne que l’on veut embaucher. Fini l’anonymat ? Fini le droit à l’oubli ? Probablement… Mais peut-être uniquement pour les services qui disposent de droits d’accès à des sources « réservées ». Imaginons qu’un recruteur (ou le responsable des admissions d’un établissement d’enseignement) accède à l’ensemble des données d’un élève au cours de ces trois dernières années (en plus des données librement accessibles – Données de vie scolaire, de résultats, d’échanges internes etc.…) Sans agiter le spectre de Big Brother, les données concernant une personne se sont multipliées et diversifiées depuis de nombreuses années. Il y a donc deux sources principales : celles publiques liées aux activités explicites de la personne et celles réservées disponibles dans des cadres réglementés et restreints (santé, banque etc.…).
Eduquer pour rendre libre
Peut-on alors réellement contrôler son identité et plus généralement l’image de soi à laquelle on donne accès par l’intermédiaire du web ? On comprend bien qu’il y a des réponses nuancées. La conséquence de ce regard sur chacun de nous est la nécessité qui est faite de comprendre comment cela fonctionne, mais aussi comment chacun de nous peut construire développer et gérer son identité, malgré tout. Cela ressemble à une injonction à l’autocensure. S’il suffisait de se contrôler soi-même cela pourrait être suffisamment simple. Il faut aussi contrôler ce que d’autres produisent comme données sur vous et éventuellement les vendent où les diffusent. A ces deux entrées essentielles s’en ajoute une troisième, technique, qui pose le problème essentiel du « droit à l’oubli ». Le monde de l’informatique a pris l’habitude de la réplication des données pour des raisons techniques : sécurité, rapidité d’accès etc. Dès lors que j’efface les données auxquelles j’accède, est-ce que leur réplication automatique va aussi être dans l’effacement. Outre que nous n’ayons aucun contrôle ni aucune certitude sur ce point, un peu d’histoire du renseignement laisse penser que l’effort est vain : plus il y a de moyens de conserver des informations, plus cela intéresse les pouvoirs de toutes sortes. Avoir le contrôle complet de son identité en ligne est une illusion.
La méfiance doit céder le pas à la connaissance, à la compréhension et à l’action, tout en restant vigilant. L’éducateur a le devoir de permettre à chacun d’accéder à un niveau de maîtrise suffisant pour accéder à ces pratiques. De manière récurrente on renvoie aux autres (fournisseurs d’accès par exemple), aux techniques (logiciels de contrôles et de surveillance) plutôt qu’au travail d’éducation. Et pourtant il y a là pour le monde scolaire un véritable enjeu fondamental qui vise à faire accéder à une « liberté ». Car ce que nous venons de décrire précédemment c’est justement une tentation de contrôle, d’assujettissement intentionnel ou non. Opposer une intention individuelle de construction d’identité à cette évolution, ce n’est pas la refuser, c’est aussi utiliser les moyens existants. Le risque actuel est que sur ces informations disponibles se greffent des applications informatiques qui « profilent » les personnes en utilisant les traces de toutes nature et qui ainsi remplacent les recruteurs « humains » par des cabinets numériques de recrutement. On le sent bien il sera nécessaire que tout ceci soit explicité et réglementé… Mais on en est encore loin.
Orientation et identité numérique
Deux axes de travail en éducation : décrypter les fonctionnements de la société appuyés sur les technologies numériques, rendre possible la construction et la maîtrise dynamique (dans le temps et avec différents moyens) de l’identité (au moins partielle). Cela peut s’appliquer à l’ensemble des évolutions en cours. Mais pour ce qui est de la question de l’orientation et l’insertion professionnelle, il est nécessaire d’engager des réflexions approfondies. Les démarches sous-jacentes à Folios (anciennement Webclasseur) sont intéressantes, mais elles doivent se prolonger par un véritable travail d’analyse non seulement de sa propre visibilité en ligne, mais plus encore sur les activités, les actions qui participent de la construction de cette identité. Ce travail s’inscrit plus largement dans une démarche qui doit permettre, dès le plus jeune âge de comprendre les conséquences des « actes numériques ». Car c’est un effet souvent invisible que celui de ces actions, contrairement à ce qui se passe dans le quotidien physique. Pour le dire autrement, agir dans un espace numérique ne donne pas accès à un « retour d’effort » qui permettrait en temps réel de se questionner sur l’effet de ce que l’on veut faire.
Désormais, éduquer à l’orientation doit prendre en compte la dimension de l’identité du sujet. Il ne s’agit plus seulement de réputation en générale, mais bien d’inscription de l’identité comme porteuse d’une reconnaissance possible dans l’espace professionnel. Outre l’hypothèse de la mise en place d’un algorithme de reconnaissance d’identité croisé avec un instrument de recrutement automatique, on peut aussi observer que l’usage de moyens de profilages va de plus en plus être utilisable (peut-être utilisé) pour l’emploi. On pourra penser qu’il ne s’agit que d’emploi hautement qualifié. Il est probable que ces moyens vont s’intégrer dans le quotidien des recruteurs et ce sans aucun critère de niveau. A cette tendance à déshumaniser la relation de recrutement il faut développer une réhumanisation qui commence par permettre à chacun d’être humain sur la toile, et qui se poursuit par le retour de « l’a-priori de confiance ». Au risque de voir se développer une société de suspicion qui pourrait commencer dès l’école… si nous n’y prenons garde.
Bruno Devauchelle
Constance Georgy. Visibilité numérique et recrutement. Une sociologie de l’évaluation des compétences sur Internet. Sociologie. Thèse soutenue à l’Université Paris-Saclay, 2017.