A l’Ecole, le plus souvent, les élèves n’écrivent qu’en situation d’évaluation : et si on faisait de l’écriture une réelle activité de classe, régulière et formatrice ? Comment alors favoriser les « écrits intermédiaires » chers à Dominique Bucheton, « le lent épaississement du texte » dans le « va et vient de la pensée singulière et collective » ? Grégory Devin montre la voie à Bricquebec dans la Manche. Par exemple, au début d’une séquence sur les monstres en 6ème, chaque élève rédige un texte où il combat une de ses peurs, puis l’enrichit par les interactions avec les pairs et l’enseignant. Le travail de la langue y trouve sens et efficacité en tant qu’outil au service de l’expression. La lecture elle-même devient nécessaire tant « les écrivains nous aident à mieux formuler nos idées et nos sentiments. » Twitter vient aussi confronter les élèves à des « situations d’écriture authentiques », particulièrement motivantes. Eclairages de Grégory Devin sur le beau réseau d’écriture que la classe peut alors devenir…
Vous avez réalisé en 6ème une fort intéressante séquence autour de la peur : comment cette séquence s’intègre-t-elle au programme et vos objectifs ?
Dans les nouveaux programmes de français, une des thématiques proposée en sixième est celle du monstre. Nous avions dans une séquence précédente étudié sa figure, ses différentes représentations, et ce qu’être monstrueux veut dire (pour le dire simplement : renvoyer à l’autre et à sa différence). Dans la séquence suivante, j’ai souhaité que les élèves se confrontent à leurs propres peurs, afin qu’ils interrogent les « monstres » qui peuplent nos vies. C’est une dimension de l’enseignement qui me paraît importante, et tout spécialement dans notre discipline : que le travail mené ne soit pas déconnecté de leur vécu, mais au contraire qu’il entre en résonance avec lui.
Comment avez-vous lancé cette séquence ?
Je commence toujours les séquences de la même façon : je demande aux élèves ce qu’ils savent de la thématique, pour m’appuyer ensuite sur leurs connaissances, les valider, les amender, les corriger… C’est d’ailleurs à ce moment qu’on s’aperçoit qu’ils en ont déjà beaucoup, mais qu’ils ne pensent pas forcément à les solliciter en classe ! En outre, ce temps liminaire, qui est aussi une sorte de maïeutique, me sert d’évaluation diagnostique. Ici, les élèves ont exprimé leurs peurs de façon anonyme. L’occasion de constater que, même en sixième, une réflexion personnelle est déjà à l’œuvre : si on retrouve les classiques serpents et araignées, la peur de la mort (la sienne et celle de ses proches) est déjà très présente.
Ensuite, je les lance immédiatement dans l’écriture, en leur indiquant d’emblée les « ingrédients » nécessaires : verbes au présent, un dialogue, des descriptions… En somme, on pourrait dire que je commence par l’évaluation finale, ce qui est une façon d’expliciter les attentes. Un padlet me permet de recueillir une première mouture de leur texte. Il est clairement indiqué que ce premier temps de l’écriture est libre : l’important est ici de faire la part belle à l’imagination et aux idées. Puis nous commençons à examiner leurs textes, par l’intermédiaire du vidéo-projecteur, et nous dégageons ensemble les points forts et les faiblesses. Il n’est pas nécessaire que tout le monde présente son travail : les difficultés et les réussites se retrouvent d’un texte à l’autre. En outre, les bonnes idées peuvent circuler.
Quelles sont ensuite les modalités de travail ?
A partir de ce stade, les notions du cours (conjugaisons, adjectifs…) deviennent nécessaires, puisqu’elles vont permettre à chacun d’améliorer son brouillon. Le savoir quitte sa dimension verticale pour devenir un outil au service de leur expression. Les activités s’enchaînent et nourrissent leur travail : je leur propose des capsules vidéos à visionner chez eux, nous élaborons des cartes mentales, nous nous livrons à des duels de conjugaison… A chaque étape, les élèves corrigent leur texte de départ, développent des stratégies. Le padlet accueille les versions successives. Et comme le besoin a été créé, tout devient plus facile : nous avons ainsi étudié le passage de l’Odyssée mettant en scène la rencontre avec le cyclope, dans sa transcription originale ; j’avais expliqué aux élèves que comme eux, Ulysse affrontait un monstre en utilisant son intelligence ; ils se sont donc lancés dans la compréhension avec intérêt, puisque la lecture se trouvait au service de leur projet. D’ailleurs, à la fin, quand j’ai estimé que je pouvais valider leur travail, aucun des élèves, même ceux en grande difficulté, n’a rendu un texte de moins d’une page A4.
Cette séquence, on le voit, favorise les « écrits intermédiaires » et suscite des interactions variées : en quoi ce travail progressif et collaboratif de l’écriture vous semble-t-il susceptible de permettre aux élèves de mieux développer leurs compétences ?
Si on veut que les élèves développent leurs compétences langagières, on ne peut se contenter de déplorer qu’elles sont insuffisantes ou leur conseiller de travailler « avec plus de rigueur », sans davantage de précision. Il faut qu’elles soient mises en jeu dans le temps du cours, de façon active et prolongée. Les écrits intermédiaires permettent d’indiquer au professeur et à l’élève où ce dernier en est de ses acquisitions. Ce sont des étapes indispensables pour construire progressivement une identité d’ « écrivain », au sens le plus large du terme. Au-delà de « qu’est-ce qu’un adjectif ? », c’est le « à quoi ça me sert ? » ou « comment ça marche ? » qui nous intéressent. Travailler principalement à partir de leurs écrits permet de mettre à jour ces questions mais aussi les difficultés, pour y apporter des solutions. C’est un accompagnement progressif, avec beaucoup d’apports de méthodes.
Vous utilisez aussi régulièrement Twitter en classe avec vos élèves : pouvez-vous donner des exemples d’activités ainsi menées ? selon quels dispositifs ?
Deux de mes classes de troisième ont des comptes Twitter. Ils nous servent tout d’abord de journal de bord : mettre en valeur leur travail, communiquer, échanger, rechercher des informations pour leurs projets de classe… Ils montrent également aux élèves que l’école n’est pas nécessairement déconnectée de leur univers personnel, et constituent une bonne entrée pour travailler l’EMI. Mais ils servent surtout lors des travaux d’écriture : chaque groupe possède en effet un compte, grâce auquel il peut tweeter en utilisant un hashtag commun. Nous avons ainsi par exemple organisé un repas virtuel d’après Vipère au Poing, dans lequel chaque groupe incarnait un membre de la famille Rezeau. Il fallait se référer au texte pour connaître le point de vue du personnage, tenir compte des réactions des autres… La consigne étant que le tweet devait être correctement rédigé : une faute d’orthographe et il était supprimé. Pendant une heure, ils ont écrit avec plaisir sans que j’intervienne, se sont plongés dans le livre, ont discuté orthographe et conjugaison… la séance suivante, ils voulaient immédiatement recommencer !
Nous écrivons également « à la manière de » en utilisant les textes littéraires comme point de départ de nos tweets. Dernièrement, je leur ai demandé où, aujourd’hui, à leur avis, il faudrait écrire le nom de la liberté, comme Eluard à son époque. Ils ont donc tweeté sur des événements passés et récents, avec beaucoup de respect et d’engagement. Au vu du succès de ces séances et de l’implication des élèves, je sais que j’utiliserai ces « live tweets » de plus en plus régulièrement.
Quels vous semblent les intérêts pédagogiques de telles activités d’écriture en ligne et en réseau ?
Elles fournissent aux élèves l’occasion de se frotter à des situations d’écriture authentiques, qui ne sont pas seulement la réponse à une demande institutionnelle et scolaire. Dans ces configurations, les élèves savent que potentiellement, n’importe qui peut lire leur travail : il y a donc un enjeu et une exigence. Ainsi, des élèves qui ne se soucient habituellement pas de la forme sont soudain amenés à se poser des questions d’ordre grammatical, et interrogent les autres sur la conjugaison, l’orthographe… Surgissent également des problématiques éthiques et littéraires : que peut-on écrire et pourquoi écrit-on ? Comment va être reçu ce que j’exprime ? Ai-je le droit de dire cela, et surtout, comment le dire ? A ce moment, les textes littéraires deviennent nos guides. Les écrivains nous aident à mieux formuler nos idées et nos sentiments. Ils ne sont plus seulement des sujets d’étude dans l’optique du DNB : ils nous permettent de mieux penser et écrire.
Vos élèves sont parfois amenés à utiliser leurs smartphones en classe : à quelles fins exactement ? avec quels profits selon vous ?
Comme nous ne disposons pas de tablettes, j’utilise le smartphone à la place. Bien entendu, il faut se mettre d’accord sur les règles d’usage au préalable, mais je n’ai jamais constaté aucun débordement lors de son utilisation. C’est une question de confiance. Et après tout, un compas est beaucoup plus dangereux… Lors de certaines séances dédiées, ils nous servent d’outil de recherche, en consultant des dictionnaires en ligne, par exemple, ou pour trouver une image. A ce sujet, les élèves ont découvert qu’il était finalement plus simple de prendre leurs propres photos pour illustrer leur compte Twitter, puisqu’ils étaient alors possesseurs de leurs droits… Nous tweetons aussi, bien entendu, des points du cours, des comptes-rendus de lecture, de film, de jeux vidéos… Nous nous filmons et nous enregistrons nos voix, pour comparer des explications grammaticales, la compréhension d’un texte, des mises en scène théâtrales… C’est une sorte d’écosystème numérique qui se met en place mais dont l’application n’est pas forcément systématique : les élèves qui n’ont pas de smartphone ont exactement les mêmes cours sur format papier. Quoi qu’il en soit, l’utilisation de ces outils doit toujours être dictée par un réel besoin pédagogique.
De manière générale, en quoi le numérique vous semble-t-il avoir profondément transformé vos pratiques, voire votre identité, de professeur de français ?
Si je me réfère à mes débuts il y a une dizaine d’années, j’ai presque l’impression d’avoir changé de métier ! Au départ je me considérais comme une sorte de « maître du savoir » : il partait de moi et me revenait quasi-inchangé, sans que l’impact sur mes élèves, et tout particulièrement ceux en difficulté, ne se révèle très fructueux… Aujourd’hui le numérique me permet de faire circuler ce savoir, l’adapter, le différencier, le discuter, le mettre en tension… Mes élèves sont davantage acteurs et moi beaucoup plus en retrait. D’ailleurs, je ne suis presque plus jamais assis à mon bureau mais avec eux, au milieu de la classe ou à côté d’un groupe. Bien entendu, le numérique ne règle pas tous les problèmes, mais il permet de mettre en place dans la classe un espace réellement collaboratif, dans lequel les élèves « font » vraiment le cours. De mon côté, je suis davantage dans une posture d’accompagnement, de soutien, d’organisation… et beaucoup moins de contrôle. Et bien sûr, on trouve toujours davantage de plaisir de travailler avec les élèves que contre eux.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Présentation sur Prezi de la séquence autour des monstres
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