Malgré la consigne ministérielle, l’agrégation de lettres ignore les auteures. La littérature telle qu’on l’enseigne nous condamnerait-elle aux stéréotypes discriminants : des hommes qui écrivent et des femmes qui lisent ? Il y a une semaine, on se félicitait que suite à l’appel lancé par l’enseignante Françoise Cahen, une écrivaine soit enfin proposée au programme de littérature en terminale L. Décision saluée dans un communiqué par Najat Vallaud-Belkacem elle-même : elle y rappelle qu’elle a « donné des consignes pour que toutes les commissions en charge de l’élaboration de sujets, de sources pédagogiques ou d’énoncés d’examen soient sensibilisées à l’égalité femmes-hommes ». Elle y souligne que « le cas du bac L n’est pas isolé » et évoque en particulier l’agrégation de lettres. Patatras ! Le programme 2017-2018 de l’agrégation de lettres vient de paraitre : zéro femme sur les 12 auteurs à étudier ! Les femmes qui écrivent seraient-elles dangereuses ?
L’agrégation des lettres masculines
Dans certaines traditions, les bars étaient interdits aux femmes ; à l’agrégation, les femmes sont toujours interdites de programmes ? Au programme de l’agrégation de lettres 2018 : Chrétien de Troyes, François Rabelais, Jean Racine, André Chénier, Gustave Flaubert, Nicolas Bouvier, René Char, Mahmoud Darwich, Federico Garcia Lorca, Joseph Conrad, Antonio Lobo Antunes, Claude Simon. Cherchez l’erreur…
Rappelons quelques chiffres, édifiants : « Entre 1994 et 2017, calcule la blogueuse Anne_ge, il y a eu 13 femmes au programme de l’agrégation, sur un total de 227 auteur⋅e⋅s (5,7%). Il est arrivé à plusieurs reprises que les étudiant⋅e⋅s préparant l’agrégation étudient exclusivement des œuvres écrites par des hommes (1997, 1998, 1999, 2004, 2007, 2008, 2009, 2016). »
Et donc désormais aussi en 2018.
Françoise Cahen réagit
Professeure de lettres à Alfortville, à l’origine de la pétition sur le programme de littérature en terminale L, interrogée dans tous les médias après que Mme de Lafayette y a été mise à l’honneur, Françoise Cahen nous livre sa réaction sur ce retour en force de la discrimination officielle.
« Ce programme d’agrégation de lettres dépourvu de la moindre présence féminine, sur 12 auteurs – ce qui offrait quand même a priori beaucoup de possibilités- me semble d’autant plus révoltant que je me réjouissais en début de semaine de l’arrivée de la première femme dans les programmes de littérature en terminale littéraire. J’y voyais le signe d’une prise de conscience. Pourtant je me réjouis de voir que les écrivains choisis sont tous intéressants, notamment Nicolas Bouvier, un écrivain qui n’est pas encore assez connu.
Mais j’ai compté 80% d’admissibles de sexe féminin au dernier oral d’agrégation interne de lettres : pourquoi s’obstiner à leur offrir un modèle culturel exclusivement masculin ? Les femmes seraient celles qui étudient les grands Hommes, mais elles seraient elles-mêmes incapables d’être artistes ? Est-ce vraiment la société que nous voulons construire en perpétuant ces clichés ? On sait tous que les programmes d’agrégation construisent l’histoire littéraire parce qu’ils consacrent les auteurs du Panthéon littéraire. Et en 2017, pas une femme ne serait encore digne d’y figurer ? Quand on sait que le Haut Conseil à l’égalité a publié récemment un rapport qui recommande d’insister sur la sensibilisation au problème de la représentation des femmes dans la formation des enseignants…. On se demande à quoi ça sert. »
Nouveau : un site pour remettre les femmes à leur place
A ce sujet, on saluera la construction en cours de la plateforme web « George – Le deuxième texte ». Le site veut mettre « à disposition des professeur•e•s (et du grand public) une base de textes écrits tant par des femmes que par des hommes, de la manière la plus exhaustive et paritaire possible. L’objectif est de donner plus de visibilité aux autrices dans les programmes scolaires, afin que les jeunes puissent s’identifier à des figures fortes, sans distinction de genre. »
Un moteur de recherche interne permettra de trouver l’alter ego féminin de tout écrivain ou un texte d’autrice en relation avec un thème, un genre, un siècle précis. Par exemple, un sonnet de Ronsard est mis en relation avec ceux de Catherine des Roches : des pistes d’exploitation pédagogiques sont proposées jusque pour interroger le rapport masculin / féminin qui se joue ici dans la représentation de l’amour. La plateforme a été conçue lors d’un hackathon sur l’égalité femmes-hommes dans l’espace de coworking « Le Tank », du 3 au 5 mars 2017, par Clémence Douard, Clémentine Brochier, Anna-Livia Morand et Philippe Gambette, avec la participation de Lauren Peuch. Le site, collaboratif, lance un appel à contributions aux enseignant•e•s.
De quoi le sexisme des programmes est-il le nom ?
Soulignons enfin combien la question de la considération accordée aux autrices interroge non seulement le statut des femmes et le regard porté sur elles, hier comme aujourd’hui, mais aussi la façon dont la discipline des lettres constitue son champ de travail. « La critique féministe du canon et de l’histoire littéraire ne se contente ni d’assurer une meilleure représentation de femmes dans le canon, ni de montrer que les œuvres de femmes sont conformes aux critères esthétiques requis ; elle invite à de nouvelles façons de penser l’esthétique littéraire, l’objet littéraire et son histoire. » (Saba Bahar et Valérie Cossy)
Ce qui est en jeu à travers le corpus des œuvres à étudier, c’est une vision essentiellement patrimoniale (et pour le coup jamais matrimoniale !) de la littérature, selon une histoire officielle dont les critères de sélection, littéraires ou idéologiques, restent à définir et interroger. Ce qui semble encore hors de portée, c’est d’envisager les lettres comme une pratique vivante et réflexive de l’écriture, dont seraient à explorer, expérimenter, analyser les conditions mêmes de production, de création, de publication et de réception, hier comme aujourd’hui. Ces visions épistémologiques différentes ont des conséquences essentielles sur le sens que nous donnons à notre métier et sur la pédagogie que nous mettons en œuvre dans les classes. Etudier comment l’histoire littéraire se construit et se déconstruit, c’est appeler à un recul critique sur le « roman national » qu’elle aussi est devenue. Choisir ou bien la sacralisation des œuvres patrimoniales ou bien la pratique de l’écriture : ce dont il s’agit, c’est bel et bien de transmettre aux élèves, autant que la littérature, un rapport à la littérature.
Jean-Michel Le Baut
Le programme de littérature en terminale L 2018
Le communiqué de Najat Vallaud-Belkacem
Le programme de l’agrégation de lettres 2018
Sur le blog de Françoise Cahen