Le numérique est-il un territoire masculin ? Dans l’imaginaire collectif assurément, et même dangereusement. Car cet imaginaire enferme les élèves comme les enseignant•e•s dans des représentations stéréotypées. Il produit des différences de pratiques numériques entre les filles et les garçons dans la sphère familiale comme à l’Ecole. Il entraîne des inégalités dans le nécessaire développement chez tou•te•s de compétences en littératie. C’est ce que démontre le nouveau dossier en ligne, passionnant, de la Revue de Recherches en Littératie Médiatique et Modale. Il invite à une prise de conscience individuelle et à l’action collective, pour ne plus assimiler l’expertise aux uns et en priver les autres.
Stéréotypes d’élèves
Dans un des nombreux articles du dossier, Anne Cordier, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication à Rouen, s’intéresse à l’interrelation entre pratiques et imaginaires. La construction genrée de la relation au numérique se fait dès le cadre familial : des filles interrogées disent devoir s’acquitter de certaines tâches jugées essentielles pour la collectivité familiale (comme le ménage de la maison) avant de penser à s’adonner au loisir que constitue Internet.
L’Ecole aussi participe à la diffusion des représentations stéréotypées et à la différenciation des tâches. Une supposée attirance et maitrise des garçons quant à la technique domine les discours et les usages. Par exemple, quand le groupe de travail constitué est mixte et que des documents à la fois imprimés et numériques sont utilisés, ce sont systématiquement les filles qui travaillent sur le support papier, et les garçons sur le numérique. Dans l’imaginaire collectif, le geek est un garçon : l’expertise en la matière est alors perçue comme valorisante et peut même devenir l’objet de joutes viriles. A l’inverse, les filles geeks hésitent à s’afficher comme telles ou se retrouvent marginalisées.
Stéréotypes d’enseignants
Les enseignant•e•s, souligne Anne Cordier, ne sont pas en reste en termes de représentations à propos de la figure du geek. Ainsi, une professeure d’anglais interrogée à la fin d’une séance explique combien Zoé l’agace à être « toujours dans ses trucs informatiques » tandis que la même attitude chez Reynald cesse d’être rejetée : « Oui, bon lui c’est un garçon, si tu veux, on sait que ça fait partie d’eux, à cet âge-là, surtout ».
Séverine Ferrière, maitresse de conférences en sciences de l’éducation en Nouvelle-Calédonie, et Isabelle Collet, maitresse d’enseignement et de recherche à Genève, montrent le poids de ces constructions genrées dans la relation que les enseignant•e•s entretiennent professionnellement avec le numérique. Elles ont analysé le discours et le regard portés sur l’usage des tablettes tactiles au primaire : « L’analyse du discours de professeur.e.s des écoles sur leurs représentations et leurs pratiques en classe révèlent une pensée essentialiste et une adhésion aux stéréotypes déjà à l’œuvre, reproduisant une hiérarchie sexuée à l’école primaire, avec plus d’hommes concernés par les tablettes et des représentations différenciées entre « observation » pour les femmes et « action » pour les hommes. »
Déconstructions
Selon Séverine Ferrier et Isabelle Collet, il s’agit dès lors de développer la formation initiale et continue de tou•te•s pour chasser l’idée que le numérique serait nativement une compétence d’une part des jeunes, d’autre part des garçons. Il convient d’ailleurs de repenser la question en terme de ressources humaines, pour que chez les enseignant•e•s comme chez les personnes chargées de la formation le numérique soit aussi un territoire féminin : « En effet, que transmet-on comme message aux jeunes enfants, souvent dès l’école maternelle, si ce qui touche au numérique est pris en charge particulièrement, d’une part, par des hommes (alors même qu’ils sont très largement minoritaires dans la profession) et, d’autre part, par les enseignant.e.s jeunes ? » Enfin, suggèrent Séverine Ferrière et Isabelle Collet, il serait judicieux de reconsidérer l’enjeu de la formation à ce qu’on avait coutume d’appeler les TICE : « Associer les technologies numériques à l’éducation aux médias peut être une piste intéressante, qui éviterait alors de focaliser sur l’introduction du numérique comme domaine associé au masculin, mais plutôt comme un outil au service du développement de l’esprit critique, de l’autonomie, compétences éducatives dégagées de tous stéréotypes genrés. »
La mission de l’Ecole parait essentielle : cesser d’entretenir des stéréotypes de genre qui sont porteurs de discriminations et facteurs d’inégalités, favoriser même l’intelligence critique des déterminismes en jeu. Citons à nouveau Anne Cordier : « Dans des travaux fondamentaux pour la construction professionnelle et la conscientisation de ses propres incorporations, Nicole Mosconi a montré des comportements différenciés des enseignant-e-s vis-à-vis des garçons et des filles, tant en ce qui concerne les tâches cognitives dédiées que les attentes plus larges relatives au « métier d’élève ». C’est aussi ce risque que sous-tendent les attitudes que nous avons observées, notamment lorsque les groupes de travail mixte conduisent les filles à s’effacer et à laisser les garçons prendre le pouvoir sur les outils numériques, et par là même développer davantage de compétences, au moins procédurales, avec ces outils. Une responsabilité collective est ainsi engagée pour favoriser chez chacun•e, à travers le déploiement de pratiques translittéraciques au sein de situations optimales, le développement de compétences et de connaissances indispensables pour s’affirmer et prendre pleinement sa place dans la société de l’information. »
Explorer notre imaginaire socio-technique pour inviter à l’action, institutionnelle et pédagogique, pour aider les élèves à déconstruire les rôles et à se libérer des déterminismes : le dossier de la Revue de Recherches en Littératie Médiatique et Modale nous lance un beau défi. Et il serait regrettable d’y rester sourd, tant comme le souligne Sophie Devineau, professeure de sociologie, les discriminations de genre risquent d’être en la matière aussi dangereuses que celles qui structurent par exemple les filières du lycée français : « Une des premières manifestations du sexisme de l’école consiste à ignorer ces inégalités d’orientation sous couvert de neutralité. Ne pas les prendre en charge privilégie l’idéologie du libre choix des individus, laquelle fabrique dans les faits les inégalités sexuées à l’ombre d’une mixité de façade. »
Jean-Michel Le Baut