Vous êtes persuadés que les gens heureux n’ont pas d’histoire ? Evoquer au cinéma le bonheur paisible d’un couple amoureux s’apparente à une entreprise vouée à l’échec ? Faisant fi des idées reçues et des clichés, Jim Jarmusch, figure emblématique et inventive du cinéma américain indépendant depuis ses débuts [« Permanent vacation, 1980] relève le gant en toute simplicité et les premiers plans de « Paterson », dans l’évidence de leur beauté, balaient toutes les réticences. Nous voici pris, entre rituels routiniers et variations infimes, dans le lent balancement du temps caractérisant les journées du taciturne Paterson, chauffeur de bus et poète à ses heures. Ce dernier vit avec Laura, sa joyeuse aimée, et leur bouledogue Marvin dans une bourgade du New Jersey, portant le même nom que lui, Paterson. Au fil du cheminement patient de la caméra qui accompagne en douceur le trentenaire lunaire d’apparence placide, hyper-réceptif aux êtres et aux choses-, peu à peu émerge la grâce du quotidien, d’une élégance bouleversante. En donnant naissance à la figure touchante d’un héros, d’origine modeste, amoureux des mots et du langage, à travers cette chronique épurée, située dans la ville natale de grands poètes américains contemporains, Jim Jarmusch nous invite à une rêverie vagabonde, modulée par une partition musicale entêtante. Et nous pénétrons avec délice dans « Paterson », ce petit territoire d’utopie où le malheur recule, cet espace sans limites où la poésie surgit.
Sept jours dans la vie quotidienne de Paterson
La lueur du jour éclaire par une plongée radieuse un jeune couple allongé et enlacé en une tendre étreinte, encore ensommeillée, comme au premier matin du monde. Paterson (Adam Driver) partage avec sa femme Laura (Golshifteh Farahani) une petite maison dans un quartier pavillonnaire de Paterson, bourgade postindustrielle du New Jersey. Petit déjeuner, marche dans les rues voisines jusqu’au dépôt de bus où notre homme prend son service (et le relais d’un collègue caractérisé par un moral au plus bas), journée de transport ponctué de quelques échanges avec les voyageurs, retour à la maison, retrouvailles heureuses avec une compagne exubérante, avant la promenade du bouledogue, un temps attaché devant la porte du café où notre homme a ses habitudes, un verre pris accoudé au bar et quelques mots avec le serveur et quelques habitués de ce lieu familier. En surface, nous croyons assister, dans un premier temps, au déroulement routinier d’une existence monotone. Il faut toujours se méfier de l’eau qui dort. Chaque jour, s’impriment dans notre regard des événements minuscules, immédiatement perceptibles pour le fin et discret observateur qui nous sert de guide. Ce dernier paraît en effet doué d’une sensibilité extrême aux êtres et au monde qui l’entoure. Une capacité de perception extraordinaire, entretenue par la variété des paysages naturels et des décors urbains défilant devant ses yeux à bord du bus qu’il conduit, un talent secret qu’il développe par l’écriture quotidienne de brefs poèmes, consignés dans un carnet qu’il porte toujours sur lui.
Rituels, rimes et variations poétiques
Dans la plénitude d’un pur présent, le conducteur de bus consciencieux est en même temps un poète scrupuleux, à la recherche du mot juste pour dire avec précision le charme d’une boîte d’allumettes. Il est également l’amoureux sans réserve d’une femme joyeuse, toujours prête à enchanter le quotidien en ornant les fenêtres de rideaux noir et blanc à motifs géométriques, en devenant une reine de la pâtisserie décorative ou en rêvant d’être une chanteuse-guitariste de country music. Aussi notre trentenaire au sourire rare et aux traits impassibles reçoit-il avec le même calme olympien les petits incidents (une panne du bus obligeant à un transfert de ses passagers, une rixe brutale avec un dépressif muni d’un revolver factice dans son bar habituel) comme les grands accidents (son carnet de poésie réduit en miettes par le bouledogue en furie resté seul à l’occasion d’une sortie de ses maîtres).
Dans cette existence traversée avec une nonchalance vagabonde, l’aptitude au rêve protège notre héros ordinaire de la pauvreté et de la médiocrité du monde. L’esprit des grands poètes américains originaires de Paterson (William Carlos William, Allen Ginsberg) continue de hanter une ville propice aux rencontres à la fois hasardeuses et fécondes. Par deux fois, notre rêveur épris de mots fait la connaissance d’autres adeptes : au détour d’une rue, assise sur une balustrade, une jeune fille lui lit un de ses écrits, et il l’en félicite. Alors qu’il contemple un paysage forestier aux couleurs automnales, un homme d’origine asiatique vient s’assoir à côté de lui sur un banc et ils échangent tous deux autour d’un goût partagé, la poésie, avant que l’inconnu ne lui offre un petit carnet et s’éloigne.
Douce dissidence
Modulée par la composition musicale lancinante du groupe Sqürl (dont fait partie le réalisateur depuis 2010), la fiction se construit ainsi devant nous, jour après jour, pas à pas, de rites concordants en rimes aux variations infimes comme aux accros visibles jusqu’à prendre une forme poétique. Comme une mélodie envoutante, avec ses différences et ses répétitions qui donnent la mesure de la constance obstinée et douce incarnée par Paterson. Notre chauffeur de bus n’est pas un rebelle, ‘porte-flingue’ d’une contre-culture en opposition à l’ordre établi. Paterson ne porte pas son carnet de poésie comme un drapeau en étendard. Il en partage l’harmonie intime avec les amoureux de la poésie, la force secrète avec son amoureuse dans la vie. L’élégance et la modestie du geste déployé dans « Paterson » résonne comme un appel poétique à résister, comme une douce invitation à entrer en dissidence.
Samra Bonvoisin
« Paterson », film de Jim Jarmusch-sortie le 21 décembre 2016
Sélection en compétition officielle, Festival de Cannes 2016