Comment apprendre aux élèves, dès le primaire, à distinguer le vrai du faux sur internet ? Professeure des écoles dans l’académie de Grenoble, Rose-Marie Farinella a tenté de relever le défi avec ses CM2 de l’école Primaire de Taninges. Au programme de cette séquence : des recherches en ligne, des comparaisons, des décryptages, des débats, des créations … Et, au final, la conviction de s’être confrontée à un problème majeur : « D’avoir suscité tant de questionnements et d’analyses pertinentes de leur part me semble déjà un bon point de départ pour qu’ils deviennent plus tard des cyber-citoyens responsables. » Rose-Marie Farinella a reçu le prix du public Education aux Médias et à l’Information au Forum des Enseignants innovants 2016.
Qu’est-ce qui vous a motivée à bâtir une telle séquence d’EMI pour des écoliers ?
L’idée de mon projet a germé en 2014, année où j’ai constaté que je recevais de plus en plus de hoax – c’est-à-dire de fausses informations – dans ma boite mail et sur Facebook. Je me suis demandé comment faisaient les jeunes générations pour se repérer sur le web. Un autre facteur m’a alertée durant cette période : lors des conseils d’école, collègues et parents exprimaient leur impuissance et leur désarroi face aux échanges agressifs entre enfants sur la toile. C’est pourquoi j’ai pensé qu’à l’heure d’internet, il fallait concevoir des outils pédagogiques d’auto-défense intellectuelle pour que les élèves s’informent et communiquent de manière responsable.
Aussi, ai-je créé un scénario avec un double objectif : aiguiser leur esprit critique pour qu’ils ne se fassent pas manipuler et aussi – ce qui est très important à mes yeux – pour qu’ils fassent barrage aux idées racistes, xénophobes et complotistes. Cette séquence pédagogique, je la mets en pratique pour la troisième année consécutive en CM2 à Taninges en Haute Savoie. Initialement, j’avais prévu seize séances de trois quart d’heure, mais l’an dernier, j’ai prolongé cet atelier en ajoutant des débats sur le racisme, la cybercitoyenneté, et la liberté d’expression. En fin d’année scolaire un diplôme « d’apprenti hoaxbuster » est décerné au élèves lors d’une cérémonie au cours de laquelle ils prêtent serment sur la tête de la souris de leur ordinateur : « Avant de partager ou d’utiliser une information, toujours je la vérifierai ».
Pourquoi ne pas attendre le collège pour mettre en place ce type d’enseignement?
Tout simplement parce que la majorité des élèves avec lesquels je travaille surfent déjà régulièrement sur internet. Consommateurs et producteurs d’informations dès l’école primaire, les enfants sont soumis aux mêmes risques que leurs aînés. Alors pourquoi faudrait-il attendre ? A mon avis, il faut outiller les enfants avant leur entrée dans l’adolescence, période de leur vie où ils seront plus vulnérables, et susceptibles de se laisser tenter par les discours réducteurs et séducteurs de manipulateurs en tout genre.
Dans une première étape du scénario, vous cherchez à faire comprendre aux élèves ce qu’est une vraie info : comment procédez-vous ?
Ils ont observé la différence entre publicité et rédactionnel, exploré les différents médias et le métier de journaliste. Une profession qui exige un travail rigoureux de collecte, de vérification, de tri, d’analyse et synthèse des faits.
Pour comprendre la difficulté de transcrire la réalité, qui est complexe, les enfants ont appréhendé les notions d’objectivité et de subjectivité à travers des improvisations. Avec ces jeux de rôles, ils ont réalisé que les témoignages peuvent être contradictoires. Exemple : un accident de voitures dans le village. Un mort deux blessés selon le policier. Un témoin a vu trois morts – il n’en démord pas, il y avait du sang partout -. Qui croire ? Est-ce que tous les témoignages ont la même valeur ?
Les élèves ont ainsi constaté l’importance de connaitre les différents points de vue des protagonistes concernés par un événement pour avoir des éclairages différents de la réalité, mais aussi l’importance de faire la différence entre opinions et faits prouvés. Distanciation et esprit critique sont nécessaires pour aborder une information et se forger sa propre opinion. Un esprit critique qui doit être d’autant plus aiguisé que n’importe qui peut écrire n’importe quoi sur la toile sans être soumis à aucune règle déontologique.
Dans une deuxième étape, il s’agit d’apprendre à discerner « l’info de l’infaux » : quelles sont précisément les activités menées ?
Les élèves ont dû se prononcer sur la véracité d’articles qu’ils ont trouvés sur la toile ou que je leur ai soumis. Pour mener leurs investigations, ils se sont transformés en petits détectives du web. Ils ont découvert le fonctionnement des moteurs de recherche, disséqué les contenus, vérifié les sources, et croisé les informations. Un travail collaboratif où tout le monde s’est mobilisé. Ils ont émis des hypothèses sans avoir peur d’être jugés ; il n’y avait pas de mauvaises réponses : on ne parlait pas d’erreurs mais de fausses pistes. Et même les fausses pistes sont riches d’enseignement.
Ensuite, nous avons abordé le décryptage des images. Les élèves ont ainsi appris l’importance de la contextualisation en observant toute une série de photos et de vidéos. Ils ont réalisé qu’une photo peut être manipulée de mille et une manières. Qu’on peut la modifier par la technique avec des logiciels comme Photoshop, bien sûr, mais on peut aussi modifier le message uniquement avec le choix du cadrage. On peut mentir sur la légende d’une photo, mentir sur l’histoire de cette photo : où, quand, comment pourquoi elle a été prise. Pour chaque fausse information repérée, nous nous sommes demandé pourquoi elle avait été diffusée. Pour faire rire ? Par négligence ? Pour générer des clics ? Se faire de la pub ? Pour convaincre ? Pour nuire? Les élèves ont constaté que les internautes diffusant des hoax jouaient parfois sur le registre des émotions pour capter l’attention. Apitoyer, effrayer, susciter de la haine… Aussi ont-ils compris combien il est important de prendre un temps de réflexion avant de relayer une information, ne pas réagir à chaud.
Pourquoi avoir voulu filmer vos élèves pendant cette deuxième étape ?
J’ai voulu montrer comment on pouvait concrètement mettre en place ce genre d’activités. Quand j’ai proposé aux élèves d’être filmés en train de debunker des informations, ils ont tout de suite été très enthousiastes à l’idée que ces vidéos seraient visionnées par leur entourage mais aussi postées sur internet pour être utilisées dans d’autres classes.
A partir des rushs, Christophe Michel de l’Observatoire de la Zététique de Grenoble a créé des vidéos pour présenter mon projet sur sa chaîne YouTube « Hygiène Mentale », une excellente chaîne dédiée à l’esprit critique. Deux épisodes sont déjà en ligne et les deux suivants le seront dans les semaines à venir. On voit les enfants à l’œuvre en train d’analyser textes et images et faire des démos d’applis telles que Google Maps et Street View – pour retrouver où une photo a été prise – et Google Image et Tineye pour retracer le parcours d’une photo.
Les élèves ont aussi produit des posters : sur quoi portaient-ils en général ? Pouvez-vous nous donner des exemples de leurs contenus ?
Les élèves avaient comme consigne de créer une affiche pour donner des conseils et des règles de prudence pour naviguer sur internet et surtout expliquer comment débunker une information. Libre à eux de choisir un élément qui les avait le plus marqués. Certains ont mis en image des sites parodiques et complotistes. D’autres ont expliqué à leur façon comment croiser les informations, utiliser des applis, les onglets « A propos » « Qui sommes-nous », « Mentions légales », les boutons « signaler » sur les réseaux sociaux… Bref, les uns et les autres ont eu des approches très variées. Mon coup de cœur revient à un dessin d’un hoaxbuster en train de tapoter sur son clavier d’ordinateur d’une main et de l’autre barrer la route à une rumeur à tête d’Illuminati …
Les expositions virtuelles de posters créés en juin 2015 et 2016 sont en ligne sur le site de l’Inspection de l’Education Nationale de Cluses avec la progression (mise à jour en mai 2016), les exercices, traces écrites et bilans.
Au final quel bilan tirez-vous de l’expérience ?
Tout au long de l’année, les élèves se sont investis à fond dans toutes les activités proposées. Comme des grands, ils ont raisonné, débattu, argumenté, décrypté textes et images, créé des contenus (des dessins, des articles, des vidéos). Par ailleurs, ils ont pu s’exprimer librement sur ce qu’ils trouvaient sur internet : les illuminatis, la zone 51, les reptiliens… et parler de leurs youtubeurs favoris (Didi Chandouidoui, Tyrano, les Youtubeuses beauté…). Un univers que je ne connaissais pas du tout ! Ils avaient tellement de questions à poser que j’ai dû instaurer un système de petits papiers pour qu’ils notent les questions que nous n’avions pas eu le temps d’aborder en classe.
D’avoir suscité tant de questionnements et d’analyses pertinentes de leur part me semble déjà un bon point de départ pour qu’ils deviennent plus tard des cyber-citoyens responsables. A mes collègues du secondaire de reprendre le flambeau pour consolider ce que nous avons appris ensemble.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Lien vers la progression, les exercices, etc.
Liens vers les 2 premiers des 4 épisodes sur You Tube