Jessica Lamaze a conçu ce projet innovant pour sa classe de CM1 en section internationale Britannique à l’Ecole élémentaire Europe Adriatique de Reims. Son but était de sensibiliser ses élèves à la pluralité des langues dans leurs familles, et les amener, par l’écriture d’un Kamishibaï plurilingue, mais aussi la réalisation d’une présentation visuelle et d’une mini pièce de théatre, à réfléchir à leur identité linguistique, et aux passerelles à construire entre les langues. Le produit final, en 14 langues, a aidé ces élèves multilingues à trouver leur place dans la société et à réaliser qu’ils pouvaient facilement apprendre des rudiments de nombreuses autres langues, ce qui les aidera dans le village global de demain. Ce projet pourrait se transposer avec succès à d’autres niveaux et d’autres types d’établissements où les élèves ont contact avec d’autres langues à la maison, voire même aider à l’intégration de réfugiés.
CR : Bonjour Jessica. Comment êtes vous venue à enseigner dans cet établissement ?
JL : Après être partie enseigner un an dans une école française internationale à Vancouver, au Canada, j’ai passé en 2013 un master FLE à l’université de Grenoble où j’ai suivi le cours de Mr Degache sur les approches plurielles, dont l’éveil aux langues, et l’intercompréhension entre langues romanes notamment.
CR : Comment avez-vous eu l’idée de ce projet ?
JL : J’ai constaté la diversité des langues maternelles en présence dans ma classe, et surtout, l’absence totale de prise en compte, dans un cursus pourtant porté sur l’apprentissage intensif d’une langue étrangère, des profils linguistiques de mes élèves. Ayant vu le concours de création d’un Kamishibaï plurilingue organisé par Dulala, j’ai décidé de participer.
CR : Qu’est-ce qu’un Kamishibaï? Et quel est ce concours?
JL : Kamishibai¨ en japonais signifie « The´a^tre de papier ». C’est une technique de narration d’origine japonaise, une sorte de the´a^tre ambulant, qui servait originairement a` des conteurs de rue pour raconter des histoires aux enfants. C’est une technique de contage d’origine japonaise basée sur des images qui défilent dans un butaï (théâtre en bois), à trois portes. Un kamishibaï est composé d’un ensemble de planches cartonnées numérotées (entre 10 et 18 pour la plupart), racontant une histoire. Chaque planche met en scène un épisode du récit, le recto pour l’illustration, le verso réservé au texte dit par le narrateur. Les planches sont introduites dans la glissière latérale du butaï dans l’ordre de leur numérotation.
Le concours « Kamishibai¨ plurilingue » propose aux professionnels de l’e´ducation un projet cre´atif et innovant ouvert sur la diversite´ de langues a` travers la cre´ation d’une histoire avec une dimension plurilingue (au moins quatre langues) et adapte´e a` l’outil kamishibai¨, un moyen magique de raconter (et e´couter) des histoires.
CR : comment votre projet a-t-il été accueilli?
JL : Ce cadre me permettait de mener des activités inspirées de la démarche Emile ou CLIL (enseignement d’une matière en langue étrangère) , qui ne figuraient pas dans les programmes. Or, il m’avait été demandé à ma prise de fonction de ne PAS expérimenter dans ma pratique quotidienne, notamment, de ne pas enseigner une autre matière que l’Anglais en Anglais. Cependant, dans le cadre défini du projet, j’ai pu vérifier mes intuitions, et l’implication des enfants comme l’accueil des parents ont légitimé l’expérience.
CR : Votre décision ne vous a-t-elle pas créé des problèmes avec votre hiérarchie?
JL : J’ai eu la chance d’être à une période charnière dans les programmes. Comme M.Francis Goullier, l’inspecteur général qui a soutenu mon projet, l’a souligné dans un récent discours, les nouveaux programmes prennent en compte de la « compétence plurilingue ». Ainsi, entre l’an passé, où les Instructions Officielles de 2008 étaient encore en vigueur, et maintenant, mon projet est passé de « border line » à innovant! Je suis très heureuse de la prise en compte institutionnelle des préconisations de la recherche en didactique des langues, et du CECR, c’est de très bonne augure pour la suite.
CR : Comment avez-vous relié ce travail aux attentes de votre programme?
JL : Grâce à ce projet, auquel les familles ont été associées, il m’a été possible d’introduire des activités d’intercompréhension entre langues romanes et anglais, et d’initier mes élèves à des activités métalinguistiques de comparaison de langues, afin qu’ils adoptent un regard analytique sur le français et l’anglais, nos deux langues de scolarisation, réinvestissent des compétences qu’ils ignoraient posséder, et apprennent à valoriser toutes les langues.
CR : Des Kamishibai¨, c’est très loin de notre culture ! Comment vos élèves ont-ils pu l’appréhender?
JL : Avant de nous lancer dans l’écriture propre de notre histoire, nous avons tout d’abord essayé de comprendre le fonctionnement de l’outil « kamishibaï ». Ce type d’écrit théâtralisé nous était inconnu. A l’aide de notre assistante Indienne, nous avons lu et joué « the bad tempered ladybird », d’Eric Carle, dans le cadre des cours d’Anglais. Cela permettait de travailler certains points du programme d’Anglais, tout en nous offrant une situation à « oraliser » aisée, car c’est un conte « randonnée ». Les enfants ont ensuite, en arts visuels, reproduit les scènes sur autant de planches que nécessaire, et ont utilisé des post-it pour appréhender la dissociation texte lu derrière une planche/ image montrée derrière une autre planche.
CR : Comment avez-vous trouvé l’idée du scénario?
JL : Une fois le concept compris, nous avons réfléchi à notre thème. L’arrivée en cours d’année d’un nouvel élève a été notre point de départ. Nous en avons fait notre personnage et nous sommes demandé ce que pourrait ressentir un enfant qui arrive soudain dans une école, dans un pays étranger. L’actualité et la situation des migrants arrivant en France nous a amenés à décider que notre texte devrait être plurilingue. Ainsi est née l’histoire: un enfant nommé Charlie a peur d’aller à l’école. Il marche dans la rue où se côtoient, sur les enseignes des magasins, de multiples langues. Il est accueilli en classe internationale et découvre que tous les enfants ont, comme lui, une histoire particulière. Il ne se sent plus différent.
CR : C’est formidable d’avoir trouvé une accroche à la fois avec la situation des élèves de la classe (enfant d’expatriés) et avec l’actualité (les réfugiés). Qui mieux que vos élèves peut comprendre les problèmes linguistiques des réfugiés! Et comment l’histoire évolue-t-elle ensuite?
JL : Cette classe (comme la nôtre dans la réalité), décide de partir en voyage en Angleterre. Le voyage se fera en ballon (lien avec Jules Verne). Une tempête sur la manche disperse les équipages qui se retrouvent aux quatre coins du monde. Mais grâce à leur plurilinguisme, tous réussissent à communiquer avec les locaux, et retrouvent leur chemin.
CR : comment avez-vous réalisé les images?
JL : Rien n’a été copié d’internet, tout a été fourni ou realize par les élèves et leurs familles. La partie graphique a nécessité l’emploi de papier et crayons, mais aussi l’utilisation de technologies. Chaque enfant a apporté en classe des photos de famille et ou des photos des pays d’origine. Ils ont collectivement sélectionné des plans, et ont appris, avec Dave, le graphiste responsable du périscolaire, à respecter une charte graphique commune. Il a fallu s’entraîner à représenter le héros de façon à ce que dans chaque groupe, il ait le même corps et soit reconnaissable. Ensuite il a fallu partir de chaque image, et imaginer un autre point de vue, afin de gérer, pour chaque épisode, une arrivée et un départ, avec un enchaînement.
CR : Comment les élèves ont-ils fait les dialogues en plusieurs langues ?
JL : Il a fallu que chaque enfant apprenne auprès de sa famille à dire son dialogue dans leur langue, à le numériser, et à le rapporter à l’école pour l’enseigner aux autres.
CR : Comment avez-vous réalisé et diffusé le produit final ?
JL : Nous avons numérisé les dessins, joué et enregistré le texte, avons créé un diaporama sonore, et avons projeté notre création lors du « breakfast » annuel, qui est un événement au cours duquel chaque année, les classes de la section, du CE2 à la terminale, présentent un spectacle. Enfin, nous avons envoyé notre Kamishibaï papier à Dulala pour le concours. En fin d’année, lors du visionnage de notre film de voyage avec les parents, nous avons « joué » notre Kamishibaï en « live » et en 14 langues.
CR : 14 langues, c’est vraiment impressionnant ! Allez-vous refaire ce projet chaque année ?
JL : Je souhaite renouveler l’expérience sous une autre forme cette année. Le support sera différent: nous créerons un parcours historique plurilingue et interactif de notre ville. Les activités de comparaison de langues donneront lieu à des capsules vidéo afin de promouvoir notre approche. Ce sera de la pédagogie inversée, faite par les enfants pour les enfants, mais toujours multilingue.
Fiche projet :
http://www.enseignants-innovants-2016.net/dux/view.php?id=46