Dans une tribune publiée dans le Monde du 30 novembre 2016, Jean-François Chesné, directeur scientifique du CNESCO s’exprime ainsi : « Les écoliers sont à la peine s’agissant de la maîtrise des fractions, des décimaux et des opérations ; beaucoup connaissent mal les tables de multiplication et ont du mal à saisir le sens des nombres. » Le diagnostic est inquiétant mais, plus inquiétant encore est cet autre extrait : « Les programmes ne me paraissent pas spécialement à mettre en cause, si ce n’est la fréquence de leur changement – sept en trente ans ! –, qui peut déboussoler les enseignants. » En effet, une telle prise de position masque la continuité des choix pédagogiques entre 1986 (circulaire Chevènement sur l’enseignement en maternelle) et 2015 et elle masque encore plus les deux seules ruptures remarquables, celle de 1986 et celle de 2015 qui consiste en une réhabilitation de la culture pédagogique d’avant 1986. Comment peut-on espérer que cette dernière rupture conduise à une amélioration des performances des écoliers français si elle n’est pas expliquée aux enseignants, si l’on va même jusqu’à en nier l’existence ?
Affirmer que les écoliers français ont du mal à saisir le sens des nombres entiers, ce n’est pas rien ! Or, c’est effectivement le cas aujourd’hui et cela suffit à expliquer qu’ils ne mémorisent pas les tables de multiplication, ni ne maitrisent les opérations, les fractions et les décimaux. Mais qu’est-ce que le sens des nombres et pourquoi, depuis 1986, les écoliers y ont-ils de moins en moins accès ?
Pourquoi les écoliers français n’ont pas le sens des nombres
L’explication est simple : depuis cette date, les enseignants, sur recommandation ministérielle, enseignent à leurs élèves à représenter les quantités par des suites de numéros. Pour que le lecteur comprenne comment il est possible qu’un enfant fasse toute sa scolarité primaire sans avoir construit le sens des nombres, le plus simple est de l’inviter à une petite simulation mentale qui consiste à changer de symboles pour les numéros. Dans la vie courante, en effet, on utilise principalement deux sortes de symboles pour numéroter des objets : les chiffres mais aussi les lettres de l’alphabet (c’est souvent le cas des fauteuils de théâtre, par exemple). Adoptons les lettres de l’alphabet plutôt que les chiffres.
Imaginons que, face à une collection d’assiettes nous devions aller chercher autant de verres dans une autre pièce. Une solution consiste à numéroter les assiettes A, B, C, D… jusqu’à L par exemple, à changer de pièce et à construire une collection de verres en les numérotant à l’identique : on commence par A, B, C, D… et, dès que l’on a prononcé L, on s’arrête et on ramène la collection des verres qui ont été numérotés. Cela fonctionne ! On peut effectivement placer très exactement 1 verre au-dessus de chaque assiette. Grâce à ce procédé, on a représenté la quantité d’assiettes par la suite des numéros A, B, C, D… L et cela nous a permis de construire la même quantité de verres. Mais c’est combien L ? Que peut-on dire du nombre L ? Rien ou presque rien. On n’en a pas le sens.
Avoir le sens d’un nombre, 8 par exemple, ce n’est pas savoir représenter une quantité de huit objets par la suite des numéros 12345678, c’est savoir que 8, c’est 7 et encore 1, que c’est aussi 5 et encore 2, que c’est 2 fois 4, etc. Au CE2, c’est de plus savoir que 8 fois 25 est égal à 200 et, donc, 8 fois 125 égal à 1000. Avoir le sens d’un nombre, c’est savoir comment ce nombre est fait en nombres plus petits que lui et c’est savoir l’utiliser pour en construire de plus grands.
Toutes les études sur les enfants en difficulté avec les nombres les décrivent comme des enfants enfermés dans la représentation des quantités par une suite de numéros, ils ne savent rien de 8 tant qu’ils n’ont pas compté 12345678, ils n’ont accès à aucune décomposition. Ils sont avec les chiffres ou les mots-nombres comme nous sommes avec les lettres de l’alphabet. Or, entre 1986 et 2008, les programmes successifs de l’école française ont recommandé d’enseigner le comptage-numérotage de plus en plus tôt et de plus en plus loin, ce qui a logiquement conduit à enfermer les élèves les plus fragiles dans la représentation des quantités par une suite de numéros. Les programmes de 2015 pour la maternelle et de 2016 pour le cycle 2, en revanche, s’inscrivent en rupture avec les précédents parce qu’on y lit « Les activités de dénombrement doivent éviter le comptage-numérotage » et parce qu’ils recommandent de découvrir les nombres progressivement et à travers leurs décompositions.
Pourquoi Jean-François Chesné minimise-t-il la rupture que constituent les programmes 2015-2016 ?
Cela laisse profondément perplexe. En effet, les résultats des recherches récentes confortent le point de vue avancé par les nouveaux programmes. Ainsi, une recherche vient d’être publiée dans Developmental Science qui a pour titre : « La maitrise de la logique des nombres entiers n’est pas le résultat de la maitrise du comptage ». Le premier signataire de l’article, Julian Jara-Ettinger, est chercheur au MIT. Les scientifiques états-uniens sont donc en train de redécouvrir ce que les pédagogues français de la période 1945-1986 avaient explicité dans de très nombreux écrits. Alors pourquoi minimiser l’importance du retour à la culture pédagogique d’avant 1986 ?
La seule explication que l’on puisse avancer est la difficulté de dire aux enseignants que les divers ministères entre 1986 et 2008 ont vraisemblablement fait des recommandations pédagogiques dont on constate aujourd’hui les effets délétères. Cela a pour conséquence que, concernant les apprentissages numériques, l’accompagnement des programmes 2015 et 2016 est aujourd’hui très insuffisant. Il n’y aura pas d’appropriation de ces programmes sans mettre l’accent sur les différences entre les anciens et les nouveaux programmes : il est recommandé aujourd’hui d’enseigner le comptage-dénombrement (1 et-encore-1, 2 ; et-encore-1, 3 ; et-encore-1, 4…) et non le comptage-numérotage, d’aborder les nombres progressivement à partir de leurs décompositions plutôt que d’apprendre à compter-numéroter loin de manière précoce. Et il convient évidemment que le ministère communique sur les raisons de ces changements.
Dans le dernier texte qu’André Ouzoulias a écrit et publié sur le Café Pédagogique, il affirmait que « l’élaboration des nouveaux programmes ne doit pas se réaliser en dehors d’un travail collectif d’élucidation critique des raisons pour lesquelles les pratiques scolaires dominantes ne sont pas adaptées aux besoins de tous les enfants et en particulier de ceux des milieux populaires. » Les programmes ont effectivement résulté d’un travail de ce type et il faut le mettre à l’actif des ministères récents. Mais c’est insuffisant parce qu’il faut maintenant que les enseignants eux-mêmes s’approprient les raisons des changements. C’est d’autant plus important que l’enseignement du comptage-numérotage correspond à la pédagogie de sens commun et, s’il n’est pas explicitement dit aux enseignants que cette pédagogie de sens commun ne convient pas, elle restera prépondérante. Sans explicitation ministérielle de la nature et de la raison des changements, qui peut penser que la refondation sera effective ?
Rémi Brissiaud
Chercheur au Laboratoire Paragraphe, EA 349 (Université Paris 8)
Équipe « Compréhension, Raisonnement et Acquisition de Connaissances »
Membre du conseil scientifique de l’AGEEM