Est-il juste d’opposer culture de la transmission et culture de l’apprentissage ? Loin de la menacer, le numérique ne serait-il pas en train de métamorphoser les modalités même de la transmission, au point de la revitaliser ? Quelles nouvelles pratiques lettrées inventer jusque dans l’Ecole pour que d’une Renaissance à l’autre advienne un humanisme numérique ? Les 28-29 novembre, à la Bibliothèque nationale de France, le 7ème Rendez-vous des Lettres a tenté d’éclairer ce que le numérique change aux humanités. De nombreuses tables rondes ont permis aux chercheurs et aux enseignants de porter un double regard pour éclairer en quoi la mutation en cours renouvelle en profondeur les apprentissages en proposant de nouveaux rapports aux œuvres et aux textes. Compte rendu de la 1ère journée …
Transmettre
Pour Paul Raucy, Inspecteur général de l’Education nationale, doyen du groupe des lettres, des métamorphoses de la lecture et de l’écriture sont bel et bien en cours à l’heure du numérique : il ne s’agit pas simplement d’en prendre la mesure ; il convient d’en accompagner les effets, d’ouvrir des perspectives pédagogiques, de penser les métamorphoses dans les pratiques et à partir d’elles. La question de la transmission est prise dans une double tension. D’une part tension avec le développement d’une culture éducative centrée sur l’apprendre, culture qui privilégie des pédagogies inductives et met l’accent sur l’activité des élèves.
D’autre part tension avec le développement accéléré du numérique et de ses risques potentiels (dispersion de l’attention dans le multi-tâches, sociabilité parfois irresponsable, confusion information-connaissance, accroissement phénoménal et externalisation de la mémoire, affaiblissement peut-être d’une vie intérieure, développement d’une horizontalité collaborative susceptible de nuire à l’autorité des savoirs et de ceux qui sont supposés les maitriser). Il faut prendre en considérations ces tensions pour les dénouer. La mémoire conserve certes, mais elle organise ce qu’elle retient pour mieux permettre de le rappeler et de le mettre à disposition. La transmission ne cesse d’être une métamorphose qu’en cessant d’être tout court. Un professeur de Lettres souhaite d’abord que les œuvres qu’il fait lire nourrissent l’intelligence, la sensibilité, l’imagination : la vie personnelle de ses élèves. La transmission ne peut être réelle que si elle est revitalisation des textes et savoirs. Dès lors on peut espérer que le numérique soit facteur d’une renaissance : « la reprise de la tradition rendue à ses métamorphoses, c’est-à-dire réinterprétée, revitalisée. »
Comment transmettre la littérature ? Hélène Merlin-Kajman, professeure de littérature française à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, rappelle certains dangers d’une certaine idéologie de la littérature, le danger de s’en emparer avec un but cognitif, militant ou rhétorique. Le fameux texte de Barthes sur l’affaire Dominici dans les Mythologies en souligne certains errements : on peut condamner un homme au nom d’un vraisemblable psychologique tel qu’il a été codifié et normé par une certaine littérature. Elle appelle à ne pas inhiber le partage du plaisir du texte, le plaisir esthétique, celui qui a trait à la sensibilité du lecteur. Il convient d’ailleurs d’être indifférent à la constitution d’un corpus autorisé par la tradition : le terme « littérature » ne tient pas historiquement, la « littérature » n’existait pas au 16ème siècle, des œuvres y ont été assimilées abusivement. L’incertitude a un effet libérateur. Des philologues peuvent démontrer à juste titre qu’on fait un contresens sur le mot « prêteuse » dans La cigale et la fourmi, mais cela ne remet en cause ma liberté d’ouvrir le sens, ma liberté de ne pas donner à la gable un sens univoque.. La qualité littéraire de la fable vient en réalité de sa capacité de partage : flottent du possible et des énigmes au-delà de la signification précise des mots. Partager, insiste Hélène Merlin-Kajman, c’est aménager la disponibilité du texte, c’est, pour reprendre les éclairages de Winnicott, se situer dans un espace transitionnel, jouer non selon les règles sociales mais selon un jeu créatif. Comment peut-on faire du texte un objet séparé d’un sujet ? Les textes les plus littéraires sont ceux qui sont susceptibles de fournir du plaisir sans bloquer une seule signification : ceux qui sont riches d’une indétermination heureuse. Une vivante et juste transmission est du côté de ce qui les desserre, les laisse jouer, les aide à jouer.
Traduire
Modalité de la transmission, la traduction doit-elle être du côté de ce qui enferme ? Barbara Cassin, philologue et philosophe, échange sur le sujet avec Marie Fontana-Viala, professeure de lettres supérieures. Pour Marie Fontana-Viala, il faut accepter de trembler dans la phrase latine, se défaire de ce qui fait notre assurance au profit d’une hésitation et d’une envie, négocier, parlementer avec soi-même, faire des va-et–vient entre ce qui est certain et ce qui ne l’est pas. Pour Barbara Cassin, la traduction est le modèle d’une nécessité de travailler entre, de désessentialiser, elle est apprentissage de l’energeia et non l’egon. L’étonnement apparait un déclencheur et moteur de la transmission. Traduire, c’est aller vers l’autre : en ce sens, les Langues et Cultures de l’Antiquité sont une école de la citoyenneté. Un défi est posé : faire que les humanités numériques ne soient pas qu’une numérisation des contenus.
Actualiser
Comment organiser la rencontre avec les œuvres, même les plus lointaines ? Comment les actualiser, c’est-à-dire les rendre plus présentes aux élèves ? Olivier Charnay, professeur de lettres dans l’académie de Lyon, expose les étapes de travail d’une riche adaptation vidéo de l’Eneide par ses élèves. Sarah Pépin-Vilar, enseignante dans l’académie de Créteil, raconte comment ses élèves ont mis « Antigone à la une » : ils ont réalisé le journal qui aurait pu paraitre au lendemain de la mort de l’héroïne de Sophocle/Anouilh. Au programme de travail : comité de rédaction, choix des sujets, écriture d’articles, navigations dans le livre-source, recherches documentaires, passages du support papier au support tablettes, sondage avec Plickers devenant articles comptes rendus d’enquête d’opinion …Le travail de translittératie amène à faire du livre une source d’information, du texte littéraire un sujet d’actualité, de la lecture scolaire un événement. Françoise Cahen, professeure à Alfortville, présente les « poèmes de la chute ». A partir du mythe d’Icare, les élèves ont mené un travail d’appropriation des œuvres par des activités variées : lectures à voix haute et enregistrements numériques, partagés sur Padlet, mise en relation de textes, de tableaux, de chansons, comptes rendus de recherches via Prezi, réalisation d’un poème express sur le réseau social Bobler. Et Françoise Cahen de citer Milad Doueihi : « La culture numérique dans sa dimension anthropologique inaugure la renaissance du lecteur ».
Transformer
Dans son intervention, Brigitte Louichon, professeure des universités à l’Université de Montpellier 2, s’intéresse à l’œuvre littéraire patrimoniale et à ses « objets sémiotiques secondaires ». La notion d’œuvre patrimoniale est un objet scolaire institutionnel récent : elle est apparue en 2004, elle figure dans tous les programmes à partir de 2006. En réalité, le patrimoine, c’est plus une question de réception que de production : le patrimoine, c’est du passé présent ; si la production est passée, la réception est présente ; l’œuvre se fait présente par le biais d’un objet concret et actuel, un « objet sémiotique secondaire ». Brigitte Louichon en livre une typologie et en montre des exemples : adaptations, hypertextes, métatextes, transfictions, allusions. L’œuvre patrimoniale, c’est le texte, mais aussi tous ces objets sémiotiques secondaires. Le numérique s’intègre au modèle selon Brigitte Louichon : il permet l’accès aux OSS, il favorise la production des OSS, il élargit la communauté interprétative, il me permet de penser l’œuvre patrimoniale. Elle souhaite qu’à l’Ecole on travaille davantage les OSS en réception pour donner à voir, à comprendre, à comparer la variété des interprétations d’une œuvre et en questionner encore mieux le sens.
Inverser
Marcel Lebrun, professeur à la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’éducation de l’UCL de Louvain, présente les enjeux et promesses de la classe inversée. Le vocable est apparu en 2008 sous le terme « flipped classroom » : un phénomène précurseur qui annonce « une transition de phase » ? L’intention est forte : redonner du sens à la présence, mettre les étudiants en activité. Marcel Lebrun cite Bernard Stiegler : ce n’est pas la technique qui est toxique, mais notre incapacité à les socialiser correctement. Mais aussi Michel Serres : les technologies nous condamnent à devenir intelligents. La notion de compétences inclut toujours la notion de savoirs, rappelle-t-il. Les compétences de créativité, d’autonomie, de collaboration sont des compétences à travailler tout au long de la vie, donc dès l’Ecole, pas simplement dans la « formation continue ». Il ne suffit pas de mettre du numérique dans l’apprentissage pour développer l’apprentissage : il faut que la pédagogie change. Ne confondons pas « teaching » et « learning » : on ne peut pas apprendre à la place de quelqu’un, c’est à lui d’apprendre. Or cette capacité à apprendre est essentielle : les étudiants vont devoir apprendre des savoirs qui n’existent pas encore avec des outils pas encore inventes pour des métiers qu’on ne connaît pas… Il existe différents modèles de classes inversées, qui travaillent simultanément et différemment les concepts présence/distance et enseigner/apprendre.
Interagir
Les réseaux sociaux peuvent-ils devenir réseaux d’apprentissage ? La pratique n’a rien de démagogique : il s’agit bien de développer des compétences en littératie, qui sont essentielles, tant les enquêtes internationales ont révélé en France de fortes inégalités en la matière. Françoise Cahen, professeure de lettres dans l’académie de Créteil présente l’appropriation numérique par ses élèves de Première L du « Voyage au bout de la nuit » : des créations diverses, sur Padlet, sur Bobler, sur Facebook, dans un blog et un livre numérique, ont permis de faire vivre l’œuvre et de susciter un véritable plaisir du travail de la littérature à l’Ecole quand il cesse d’être uniquement scolaire. Il faut être ambitieux pour les élèves, souligne Françoise Cahen : « Ce n’est pas parce qu’on utilise les réseaux sociaux qu’on va étudier Oui-Oui à la plage ! » Caroline Duret, professeure de lettres à Genève, présente une réécriture de « Candide » via Twitter. Différents comptes ont été créés pour les personnages principaux du conte, dont les élèves retracent l’itinéraire et éclairent le point de vue sur le monde : Candide, Cunégonde, Pangloss, Martin. Des comptes Twitter ont aussi été ouverts pour donner la parole à l’auteur, au narrateur, à la classe des lecteurs et même à une agence de communication autour du projet. Le travail se veut une lecture de participation et de distanciation à la fois. Il permet de mettre en valeur la dimension dialogique de l’œuvre, la cacophonie énonciative qui en fait le sel ironique. Bruno Himbert, professeur de lettres dans l’académie de Dijon, présente le dispositif des « twaïkus » : en publiant sur Babytwit des haïkus inspirés de photos, les élèves de 6ème y font un usage réfléchi de la langue et du net, ils développent faculté de créativité et de collaboration, en particulier dans le cadre de la liaison cycle 3 … « Le lecteur est e-lecteur et électeur », remarque Bruno Himbert : il est « d’emblée dans une posture dynamique, non inhibé par la figure de l’auteur. » Germain Teilletche, professeur de lettres dans l’académie de Bordeaux, montre la diversité des usages possibles des réseaux sociaux et démontre combien ils motivent les élèves dans leurs apprentissages : à travers ces « défis Twitter en latin », les élèves se confrontent avec des textes en ligne et se lancent des énigmes avec le hashtag #Clangor.
Renverser
Comment « renverser la classe » pour reconfigurer les temps et les espaces des apprentissages ? Marie Soulié et Amélie Mariottat, professeures de lettres dans l’académie de Bordeaux, rendent compte de leurs expériences en la matière par une série d’édifiantes capsules-reportages dans leurs classes. Il n’y a pas de pratique unique, pas de recette magique de la classe inversée, insistent-elles : plusieurs types de dispositifs sont possibles, à adapter selon les disciplines, les moments, les objectifs. La capsule à regarder à la maison se veut ici mise en bouche : elle ne délivre pas la leçon, qui sera bel et bien dégustée en classe, par une pratique active des élèves. Les élèves regardent-ils la capsule ? Oui, « parce que ce n’est pas un exercice », argumentent les élèves de Marie Soulié. « C’est plus facile pour nous, ajoutent-ils, de travailler avec les objets technologiques de notre époque ». Au début du travail de classe en ilots, « on se demande qui l’a regardée et on s’explique les uns aux autres ».
Y a-t-il risque d’une agitation incontrôlable en cours ? Mais il s’agit en réalité du bruit du travail : on ne bavarde pas, on parle de ce que l’on a à faire, témoignent des élèves.. L’autonomie est favorisée : par exemple dans un « atelier réparation » sur la description, c’est l’élève elle-même qui conçoit l’exercice, choisit le support, formule la consigne pour ses camarades. Dans ce cadre, le rôle de l’enseignant•e, c’est d’apprendre aux élèves à échanger. C’est de générer chez eux un questionnement, leur donner les ressources et les outils pour construire des réponses. C’est aussi d’évaluer, par exemple via l’application Plickers. C’est encore de valoriser les élèves, qui créent pour être publiés, qui réalisent des « chefs-d’œuvre » amenés parfois à être exposés en ligne (affiches, affiches interactives, capsules, cartes mentales, musée virtuel …) : « on est fiers de nous ». Le dispositif, au final, renforce les liens entre élèves et enseignant•e•s : les élèves d’Amélie Mariottat veulent sur les capsules entendre la voix de leur professeure, et pas une autre …
Jean-Michel Le Baut
Appropriation du Voyage au bout de la nuit