‘Dans mon malheur, j’ai eu de la chance’ assure Maurice Grosman, aujourd’hui âgé de 86 ans, survivant de la rafle du Vel d’Hiv qui le 16 juillet 1942 emporte presque toute sa famille vers la déportation et la mort. Avec l’aide de ce témoin exceptionnel, le scénariste et réalisateur Malick Chibane s’appuie sur l’histoire vraie : l’hospitalisation de Maurice au moment fatidique et son séjour prolongé jusqu’en 1944 à l’hôpital de Garches, en compagnie d’autres petits malades. Le cinéaste nous offre ainsi une fiction émouvante aux rebondissements multiples, tour à tour cocasses et dramatiques, à la mesure de l’incroyable concours de circonstances qui sauve la vie à un enfant juif, né de parents immigrés polonais dans la France occupée. Loin du récit édifiant, « Les Enfants de la chance » raconte simplement la singularité d’un destin miraculeux, l’expérience partagée avec quelques frères d’infortune, durant ces années noires de notre histoire commune. Autrement dit, une œuvre utile.
Fracture providentielle, hôpital refuge
Dans les studios de ‘Radio Paris’, un chanteur guilleret entonne un refrain entraînant. A travers les paroles de la chanson, nous comprenons que les familles juives installées en France viennent manger le pain des Français (‘C’est normal, c’est un Rosenthal’). Dès le générique, quelques notes suffisent pour distiller la petite ‘musique’ antisémite de l’époque. Sur le trottoir, quelques écoliers jouent aux osselets. Le climat dégénère brusquement. Injures racistes à la bouche, un petit rouquin agressif roue de coups et fait tomber par terre un garçon portant l’étoile jaune. Nous suivons alors Maurice, conduit aux urgences, souffrant d’une fracture au tibia, ramené chez lui en ambulance. A proximité de son domicile, les conducteurs ralentissent et le blessé, en quelques secondes, assiste au départ, forcé, sous escorte policière, des membres de sa famille, à leur montée dans un autobus, après un échange furtif de regards et un au revoir de la main. Devant le danger, les ambulanciers ne s’arrêtent pas et mènent leur passager jusqu’à l’hôpital de Garches.
Il est accueilli à son arrivée par la douce infirmière Véronique (Pauline Cheviller) et le sévère docteur Davies (Philippe Torreton). Ce dernier diagnostique rapidement, à l’examen approfondi de la fracture, une tuberculose osseuse, autant dire une maladie grave et contagieuse, nécessitant des soins prolongés, dans un contexte difficile de pénurie des antiseptiques adaptés. Placé sous la protection d’un médecin bienveillant qui prétend ‘ne pas faire de politique’, une nouvelle vie commence pour Maurice, pensionnaire avec huit autres enfants dans un lieu clos, apparemment préservé des dangers extérieurs, entouré en réalité de forces hostiles.
Fragile communauté enfantine
Encadrés par la petite équipe composant le personnel de l’hôpital -du médecin humaniste à l’infirmière attentionnée en passant par l’instituteur exigeant et futur résistant (Antoine Gouy)-, la petite équipe de gamins s’observe, se découvre. Antipathies et affinités se dessinent, des oppositions s’effritent, des alliances se construisent. Entre Samuel (Neo Roulleau) et Maurice (Matteo Perez), un lien privilégié et indéfectible se noue autour de leur origine et du grand danger que la persécution officielle et organisée des Juifs leur fait courir. Ensemble, ils partagent un secret magnifique : la nuit ils rêvent en yiddish, leur langue maternelle, le jour, ils parlent en français, la langue du pays où ils vivent. Avec le temps, au contact des autres enfants, cette différence s’estompe au profit de la langue commune. Pourtant, la menace pesant sur eux en tant que Juifs se matérialise à nouveau à l’occasion des soins prodigués à un officier nazi (le docteur Davies n’a pas le choix), puis lors d’un contrôle de l’identité des petits patients effectué par quelques zélés collaborateurs à la solde des Allemands (le médecin trouve un moyen astucieux pour dissimuler les circoncis). Chamailleries, blagues potaches, discussions sérieuses, chansons reprises en cœur, accompagnées par l’un d’entre eux à l’accordéon…, tous affrontent avec une énergie tonique la souffrance et la peine, la maladie et la mort, tout au long des deux années de guerre qu’ils passent, sans leurs familles, cloués à l’hôpital, sous la menace nazie.
Le point de vue des enfants, et de Maurice en particulier, confère une grande force émotionnelle à cette évocation touchante de l’expérience vécue par un petit garçon juif, ayant miraculeusement échappé à la Shoah. Pour sa part, Maurice Grosman ‘espère que ce film expliquera aux enfants de ce nouveau siècle ce qui s’est passé pour les Juifs pendant la guerre’. Malick Chibane, quant à lui, ambitionne d’avoir ‘mis en scène [à travers « Les Enfants de la chance »] les aspects funestes de la culture du bouc émissaire d’hier et d’aujourd’hui’. Puissent-ils être entendus.
Samra Bonvoisin
« Les Enfants de la chance », film de Malick Chibane-sortie en salle le 30 novembre 2016