A lire les multiples articles sur l’intoxication avec le numérique et sur les cures de désintoxication au même numérique, réplique des précédentes sur les écrans ou encore la télé, on est en droit de se questionner sur ce que signifie ce marronnier. La question qui suit immédiatement est celle de l’éducation et de la possibilité d’éviter simplement que l’on ait à imaginer ce genre de dispositif dont on connaît surtout la valeur médiatique plus que thérapeutique. Un article récent de Mme S. Duflo (revue Médecine et Enfance de septembre 2016, pp 194-199) « L’enfant et les écrans, entre addiction et temps volé » vient conforter cette interrogation sur la force des écrans dès les premiers âges de la vie. Alors que le monde scolaire s’interroge sur le numérique éducatif au moment du salon Educatice, on peut se demander si l’école peut vraiment quelque chose.
Les enfants victimes des écrans ?
Mais la question posée est-elle celle des écrans ou celle de l’éducation ? Et si l’on parle de l’éducation, faut-il l’envisager uniquement sous l’angle scolaire ? Madame Duflo écrit : « Pour certains enfants, les écrans sont devenus le principal stimulateur et éducateur ». Par ce genre de phrase, et d’autres encore, on peut avoir l’impression que les écrans ont, par eux-mêmes, cette capacité à stimuler et à éduquer. Mais dire cela c’est oublier d’analyser les choses de manière systémique et contextualisée. C’est surtout recherche un bouc émissaire pratique comme dans cette phrase entendue récemment à la radio : » les jeunes américains passent 10 000 heures devant les jeux vidéo dans leur enfance, autant que de temps passé à l’école ». Outre que ces phrases désignent des catégories globales (les jeunes, les jeux vidéo) sans les préciser, on utilise une comparaison éloquente, l’école, pour renforcer le poids de l’accusation. Or rapprocher les temps de tranche de vie sans entrer dans une approche plus précise, si elle est efficace pour produire un effet (?), n’est absolument pas sérieux.
On ne le répétera jamais assez, les écrans qui peuplent le quotidien de nos foyers, de notre société, le sont d’abord par la volonté des adultes qui les conçoivent, les vendent, les achètent et surtout les utilisent. Autrement dit, on ne peut incriminer en premier lieu les écrans, et encore moins les jeunes qui en sont d’abord les « victimes éduquées ». C’est pourquoi nous pensons qu’il faut interroger les modèles éducatifs qui sous-tendent cette invasion des écrans. Si nous voulons interroger les modèles éducatifs c’est aussi pour interroger la société qui les promeut voire les impose. Car dans un système économique qui s’appuie sur les écrans pour augmenter la richesse et qui s’appuie aussi sur des rythmes de vie qui compliquent la vie quotidienne des parents (pression sur les horaires de travail, les salaires, les systèmes de soutien aux familles), on comprend comment de manière systémique les modèles éducatifs ne sont pas toujours choisis…
Les écrans médiateurs de nos angoisses ?
Si dans la question des modèles éducatifs nous interrogeons en aval la place du système scolaire, il nous faut constater qu’il y a une réelle concurrence. Mais cette concurrence n’est pas uniquement celle du temps (libre ou non), c’est celle des enjeux parfois (souvent ?) contradictoires entre les choix des familles et les finalités de l’Ecole. Il est intéressant de noter, à cette étape de notre analyse de constater la manière dont évolue la place des parents auprès de leurs enfants au cours de leur scolarité. La lente autonomisation des enfants se traduit par une prise de distance, pour de nombreuses familles, avec les finalités du modèle scolaire au profit du modèle économique d’intégration. Ceci pose des problèmes d’orientation, d’information (on sait combien les parents « inquiets » sont soucieux de l’avenir de leurs enfants et semblent démunis). Dans le même temps s’interposent les écrans « les médiations instrumentées » pour évoquer un concept à explorer et surtout à travailler.
L’omniprésence des écrans dénoncée et décriée n’est pas qu’affaire de temps, de loisir, de distraction. Elle est d’abord affaire de socialisation. Comme Yves Citton l’explique dans ses écrits, la socialisation d’un jeune (entre autres) est à mettre en regard de tous les dispositifs de captation de l’attention. Et dans ce domaine les écrans du quotidien jouent un rôle important car ils sont associés à des peurs, des craintes, des angoisses fondamentales : absence, distance, surveillance, contrôle ou simplement garde quand ce n’est pas orientation de l’attention pour « calmer »… Finalement, les écrans ne sont rien d’autres que d’une part les médiateurs techniques de nos angoisses, les médiateurs de la socialisation, de l’intégration. Mais les médiateurs qui s’interposent entre des humains qui échappent ainsi, en partie à la médiation humaine, relationnelle, en face à face.
Que peut l’Ecole ?
Que peut l’Ecole ? Comme pour les inégalités sociales qu’elle ne parvient pas à diminuer (cf. PISA…), l’Ecole est démunie face aux invasions d’écrans dans la société. La mission de l’Ecole passe d’imposer d’abord le sens à la société (comme ce fut l’intention de ses fondateurs) à donner sur sens à ce qui se passe dans la société (ce qui est le renversement majeur du moment comme le montrent par certains aspects Michel Serres ou encore Bernard Stiegler).
Quand l’académie des sciences propose ses publications sur les écrans, relayée par des auteurs comme Serge Tisseron, elle tente d’endiguer le problème en s’adressant d’abord aux éducateurs. Mais elle donne bonne conscience aux responsables politiques, économiques, et même scientifiques en leur permettant de « baisser les bras » pour agir au niveau auquel ils devraient pouvoir le faire. Organiser des sevrages et autres opérations de désintoxication c’est aussi se défausser de ses responsabilités éducatives derrière de bonnes intentions.
L’école peut agir auprès des jeunes qui passent sur ses bancs pour tenter de les amener à interroger ces écrans, mais à condition qu’elle ne limite pas l’esprit critique à de simples discours mais à faire une analyse en système pour que les jeunes puissent choisir. Ces choix ne sont pas seulement dans la présence des écrans, leurs usages, mais aussi dans la mise en lien de ces écrans avec ce qui les environne dans notre société. C’est d’abord aux responsables (politiques, économiques et techniques) de faire des choix. C’est ensuite permettre aux familles et aux enfants de trouver dans leur environnement des équilibres différents de ceux qui imposent les écrans. C’est enfin repenser la place d’un système scolaire dans un équilibre plus global de ses missions vis à vis de la société.
Bruno Devauchelle