Dans le dernier opus qu’il coordonne, Yves Reuter propose à la fois, une approche complètement nouvelle s’appuyant sur la spécificité des enseignements disciplinaires et une manière de relire et de relier les principes pédagogiques permettant de prévenir le décrochage scolaire. Yves Reuter est professeur de didactique du français à l’Université Charles de Gaulle – Lille 3. Fondateur et ancien directeur de l’équipe de recherche THEODILE (équipe francophone qui fut la plus importante en didactique de français et en didactique des disciplines).
Comment définissez-vous un vécu disciplinaire d’un élève ?
Je dirais qu’il s’agit des sentiments, émotions… que les élèves déclarent vivre en relation avec telle discipline ou tel ensemble de contenus. Mais en fait il me semble préférable de parler de vécus, au pluriel, qui peuvent être différents selon les matières. Je préciserai encore que ce qui nous semble intéressant est la récurrence de certaines formes de vécus engendrés par des fonctionnements disciplinaires déterminés, vécus qu’on ne retrouve pas ou moins si ces fonctionnements sont modifiés. Par exemple, l’angoisse ou le stress liée à la peur de ne pas comprendre, notamment en mathématiques, dans le secondaire en France.
Quelles sont les raisons principales qui font apprécier ou exécrer une discipline du programme aux élèves ?
Nous avons distingué, en fonction de la récurrence des réponses, une quinzaine de catégories de raisons. On retrouve ainsi fréquemment le choix ou l’imposition, le fait d’être exposé à la vue de tous (par exemple quand on va au tableau), le rapport à la compréhension, les pratiques évaluatives, la manière dont la discipline conforte ou met en péril l’identité que se construit l’élève, la routine ou l’extraordinaire disciplinaire (sorties, matchs, projets…), le fait d’apprendre des choses nouvelles (ce qui est très apprécié par les élèves) ou non. Ou encore le fait que la discipline réponde ou non aux questions que se posent les élèves. Et, de manière massive, la manière dont les enseignants font fonctionner la discipline : soit sur un mode « classique » (enseignement frontal où il faut se taire, prendre des notes et apprendre par coeur) ou soit sur un mode alternatif qui permet les échanges et met les élèves en recherche…ce qui est, là-aussi, particulièrement apprécié.
Concernant le décrochage, votre étude ne focalise pas sur les causes liées au milieu, aux appartenances socioculturelles… Néanmoins, ne peut-on envisager que le vécu disciplinaire soit une conséquence des origines sociales des élèves ?
Notre point de départ, en tant que didacticiens, était le constat que la plupart des études sur le décrochage se focalisent sur des facteurs extrascolaires ou sur les interactions entre ces facteurs et les fonctionnements de l’école, envisagée comme une entité globale, indifférenciée. Cela néglige à notre sens le poids des fonctionnements disciplinaires, pourtant au coeur de l’école. Cela ne prend pas non plus en compte que le décrochage n’est pas uniforme et peut commencer par telle ou telle matière. Et, de surcroit, cela renvoie la lutte contre le décrochage à des dispositifs externes à la classe. Notre étude montre que la prévention du décrochage commence dans la classe ce qui redonne aux enseignants toute leur place. Sur ce, notre approche ne se substitue aucunement aux autres et votre question est importante même si, en l’état de nos travaux, il nous semble que ces relations sont loin d’être mécaniques.
En partant de la connaissance du vécu disciplinaire, le livre propose des pistes d’intervention contre le décrochage. Quelle préconisation vous paraît la plus urgente ?
Nous avons proposé une quinzaine de pistes mais, dans la conjoncture délétère que nous vivons avec des discours politiques et médiatiques fonctionnant surtout à l’idéologie, j’insisterai sur trois d’entre elles : ne surtout pas réduire le système disciplinaire aux matières dites principales (aux « fondamentaux ») car c’est souvent les matières dites secondaires, notamment arts visuels et EPS, qui contribuent à l’accrochage des élèves; tout faire pour aider à la compréhension et ne pas en faire un lieu de craintes et de souffrances; mettre en oeuvre les intérêts de certaines pédagogies alternatives (qui engendrent moins de décrochage et plus d’accrochage) .
Souvent, les élèves adhèrent à l’idée qu’il existe une différence radicale entre les matières principales et les matières secondaires ou les matières littéraires et les matières scientifiques… Leur vécu disciplinaire est-il différent des stéréotypes et qui sont prégnant dans la société en général ?
Il nous semble que si un certain nombre d’élèves adhèrent effectivement à ces idées, c’est qu’elles sont encore bien souvent portées par les discours de l’institution scolaire elle-même. Mais, en fait, dans le vécu tel qu’ils l’expriment, ils peuvent effectuer des regroupements disciplinaires différents et très intéressant quant on s’intéresse au décrochage. Par exemple, des proximités sont établies entre mathématiques, histoire et langues en raison des problèmes de compréhension que ces matières suscitent.
Vous avez découvert une corrélation entre le vécu disciplinaire et le décrochage. Comment la détestation d’une matière peut-elle générer un rejet total de l’école ? On connaît tous des gens qui ont été nuls en maths durant leur scolarité sans pour autant abandonner leurs études…
Vous avez raison sur ce dernier point. Mais je crois que nous avons été très prudents dans la construction de ces relations qui demeurent à affiner. En tout cas, quelques éléments sont importants à nos yeux. Ainsi, il n’existe pas de fatalité liée à une matière : par exemple, les mathématiques qui sont vécues difficilement dans le secondaire par un certain nombre d’élèves constituent la discipline préférée dans le primaire. Et chaque discipline peut être appréciée ou mal aimée en fonction de la manière dont on la fait fonctionner. Pour le reste, la genèse du décrochage est très variable et la détestation d’une matière peut entrainer des effets en chaine ou être compensée par le goût pour d’autres. Il n’y a rien de mécanique dans ces processus.
Vous constatez que le vécu disciplinaire est constitué de représentations, de sentiments et d’émotions … Comment un enseignant peut-il prévenir un phénomène touchant intrinsèquement à la subjectivité de chaque élève concerné ?
Il nous semble que les enseignants peuvent prévenir ces phénomènes en prenant conscience de leur importance (il suffit d’ailleurs qu’ils convoquent leurs souvenirs ou ceux des élèves…) et en agissant sur les fonctionnements disciplinaires. Il ne s’agit donc pas d’intervenir sur les sentiments des élèves mais sur les mécanismes qui les génèrent. J’aimerais encore insister sur deux points pour conclure cet entretien. Je voudrais d’abord souligner que notre étude ne vise nullement à se substituer à d’autres approches. Elle est complémentaire de ces travaux et ouvre ainsi une voie d’action complémentaire. Et, je dirai encore que le déplacement peut-être le plus important que nous ayons effectué consiste à considérer non pas quelques élèves à risques mais les risques qu’engendrent certains fonctionnements disciplinaires pour tous les élèves.
Propos recueillis par Gilbert Longhi
Yves Reuter, Vivre les disciplines scolaires, ESF