Ames sensibles, passez votre chemin ! Bogdan Miricâ, jeune réalisateur roumain de « Dogs », -sélection ‘Un certain regard’ et prix FIPRECI au dernier festival de Cannes-, frappe un grand coup. Avec un premier film à mi-chemin entre le western version Sam Peckinpah et le film d’horreur à la David Lynch. Ce style inquiétant paraît très éloignée de l’univers de ses aînés, auteurs choyés des festivals et habitués des récompenses cannoises, Cristian Mungiu (Prix de la mise en scène pour « Baccalauréat, 2016, Palme d’or pour « 4 mois, 3 semaines et 2 jours » en 2007) et Cristi Puiu (Sélection officielle pour « Sieranevada » cette année, Prix ‘Un certain regard’ pour « La Mort de Dante Lazare en 2005). A travers un scénario lacunaire, un film elliptique, mêlant les genres et détournant les codes, Bogdan Miricâ nous concocte une fable effrayante. Roman, son héros, de retour dans sa campagne natale, découvre l’héritage de son grand-père : un vaste terrain inculte, objet d’obscures convoitises, lieu de trafics occultes et source de dangers mortels…La voie originale ici empruntée nous permet cependant d’appréhender la dureté avérée et la violence froide d’une société fragilisée par la gangrène du crime, dans une supposée démocratie, encore hantée par la double expérience en un demi-siècle des totalitarismes fasciste et communiste. « Dogs » ressemble à un thriller abyssal qui glace le sang mais il nous regarde aussi comme un western social et réaliste. Sa forme hybride met en effet au jour la brutalité et le désordre menaçant une démocratie à la peine, la Roumanie d’aujourd’hui.
Voyage en terre aride et en eaux troubles
Sous la lumière crue, comme un grand rapace en vol plané la caméra survole de vastes étendues de terres arides aux herbes sèches et les eaux troubles d’un lac sombre. Quelques bulles d’air éclatent à la surface avant l’émergence soudaine d’une masse sombre de nature indéterminée. Il suffit de quelques plans inauguraux pour installer une atmosphère inquiétante, renforcée par l’éclairage non filtré. Roman (Dragos Bucur) découvre alors, posée au milieu d’un vaste terrain sans aucune plantation, la maison grand-paternelle dont il a hérité. Faisant fonction de guide ou de passeur, un vieil homme lui fait visiter ce lieu isolé, gardé par un chien loup hostile, à l’aboiement constant, rétif à toute tentative d’approche. La première nuit, avec ses allers et venues, ses éclats de lumière intermittente et ses bruits diffus, n’incite guère à la sérénité d’autant que les hurlements du chien laissent supposer que l’animal défend la propriété davantage que son nouveau propriétaire. Dans les jours qui suivent, les signes troublants se multiplient, tant aux abords la maison derrière les palissades que dans le village situé à quelques kilomètres de là. Avec une question lancinante que nous nous posons déjà : pourquoi le jeune héritier ne s’empresse-t-il pas de vendre comme il en a manifesté l’intention ?
Montée de l’angoisse, à la lisière du crime
Un ami, finalement missionné par Roman pour recueillir auprès d’un notaire les papiers nécessaires à une vente éventuelle, et parti en véhicule, ne revient pas. Personne (pas même la police) ne semble outre mesure étonné par cette disparition. Par ailleurs, le ballet nocturne des véhicules et des phares trouant les ténèbres à la lisière de la propriété signale la poursuite des virées de rôdeurs aux activités peu recommandables. Nous devinons que le grand-père et ancien propriétaire mettait sans doute à la disposition des malfrats du coin des terres propres à tenir à l’abri des regards leurs trafics. Cette hypothèse que nous formulons à partir d’indices concordants, Roman ne semble pas la partager au point de précipiter son départ. Au contraire, comme si l’angoisse montante et le danger de mort le piquaient au vif, il s’efforce de comprendre et mène l’enquête, se substituant à l’action (défaillante) des représentants de l’ordre.
Au poste de police, il règne en effet un état d’esprit pour le moins déroutant. Horgas (Gheorghe Visu), le vieux chef, visage buriné, regard désabusé, devise avec son second sur leur incapacité à répondre aux injonctions du pouvoir central. Comment patrouiller dans la région tout en assurant une protection de proximité dans le village, alors qu’ils ne sont que deux pour faire respecter la loi ? Et, lorsqu’un habitant apporte un étrange et volumineux paquet contenant un pied coupé qu’il a ramassé en bordure du lac, le commissaire ne sursaute pas face à cette découverte macabre. Loin de s’engager dans une recherche vouée à l’échec, il rentre chez lui. Nous le voyons alors, sur sa terrasse, paisible, avec méticulosité, en un geste rempli d’affection, nettoyer le pied en question.
Abondance des hors-champ, complexité du réel
En dépit de pointes d’humour noir et de clins d’œil au genre fantastique, le suspense, de poussées d’adrénaline en pics de violence brute, nous conduit inexorablement à saisir, sans la voir directement, la sauvagerie régissant les rapports dominants sur ce territoire infertile. Mu par une curiosité fatale, Roman met aussi en danger la vie de sa ‘fiancée’ venue en autobus lui rendre visite de sa propre initiative. Bientôt, sans la raccompagner en voiture, il lui conseille de repartir en car et l’abandonne seule dans la maison ouverte à tous vents, sans aucune protection. Au cours d’une séquence sous haute tension, dans la pure tradition du grand western hollywoodien, la jeune femme, assise à la fenêtre un livre à la main, distingue derrière le rideau, un homme en sueur qui marche vers l’entrée sous le soleil écrasant. Après quelques mots échangés, il réclame un verre d’eau. Nous n’en verrons pas davantage. Le cinéaste multiplie en effet le recours au hors-champ : les trafics, le viol, les autres crimes et meurtres ne se déroulent pas sous nos yeux. Même les bagarres ou les conflits violents, nous n’en voyons que les prémices ou les commencements. La nature exacte des activités illicites des trafiquants ne nous est jamais révélée non plus. Ces partis-pris suggèrent la porosité des frontières entre le monde visible et un autre monde, implacable, terrifiant, où règne la loi du plus fort, sans morale ni transcendance.
Tournage à la campagne, casting mélangeant comédiens confirmés et acteurs non-professionnels recrutés localement, distorsions des genres cinématographiques traditionnels confèrent à ce western insolite une dimension politique. Bogdan Miricâ a beau définir son film comme ‘une fable sur la complexité de l’âme humaine’, le dénouement saisissant en forme de règlement de comptes résonne en creux comme un message humaniste. Filmé pour la première fois frontalement, le vieux flic, malade et revenu de tout, achève à bout portant le méchant (Vlad Ivanov). Comme le geste dérisoire d’un représentant de l’ordre, parfaitement conscient de son impuissance, encore à la recherche d’un idéal de justice.
Samra Bonvoisin
« Dogs », un film de Bogdan Miricâ-sortie en salle le 28 septembre 2016
Sélection officielle ‘Un certain regard’, Prix FIPRESCI, festival de Cannes 2016