Que nous apprennent les bulletins scolaires sur l’Ecole ? La sociologue Joanie Cayouette-Remblière a analysé les dossiers scolaires de 530 enfants entrés en 2001 et en 2002 au collège et près de 8000 bulletins trimestriels. Dans son livre « L’école qui classe », elle en a tiré des conclusions originales sur la source des inégalités. Pour elle, l’école creuse les écarts en raison même de la « forme scolaire », c’est-à-dire de tous les attendus implicites quant au comportement et au savoir-être des élèves, auxquels les enfants des classes populaires les plus fragiles ne savent pas répondre. Au lendemain de la parution de son ouvrage, Joanie Cayouette-Remblière répond aux questions du Café pédagogique.
Pour vous, l’école produit elle-même des inégalités du fait de la façon d’enseigner ?
Je parlerais plutôt de pratiques pédagogiques au sens large, des impensés que les enseignants ne questionnent plus, des choses qu’ils attendent de leurs élèves : les dispositions sociales, les façons d’être, de penser, d’agir, de tenir son corps.
Ces choses sont posées comme un préalable à l’enseignement. Elles sont transmises au sein de certaines familles, mais pas dans les familles précarisées des quartiers populaires. Or elles sont constamment reprochées à ces élèves, trimestre après trimestre, et cela va les empêcher d’apprendre.
Un exemple de ces reproches ?
« Ne pas savoir travailler en autonomie ». Cela signifie que l’élève ne va pas de lui-même lire silencieusement la consigne, se fixer les 2 ou 3 étapes à faire avant de réaliser un exercice de maths ou un schéma en technologie. Pour l’enseignant, si l’élève ne fait pas cela, c’est qu’il ne veut pas, qu’il manque de volonté. A force de se voir reproché les mêmes choses et de ne pas savoir comment les apprendre, entre la sixième et la troisième, l’élève va progressivement se retrouver exclu du jeu scolaire et aller à l’échec.
Impensés
Ce n’est pas tant le contenu des enseignements qui nourrit les inégalités mais le comportement attendu des élèves ?
Les inégalités face aux contenus persistent. Mais depuis les travaux de Pierre Bourdieu, certaines choses ont été comprises. On essaie notamment de ne pas trop valoriser la culture générale.
Je montre ici des impensés qui pèsent sur les élèves. Cela explique que les inégalités scolaires ne s’observent pas seulement dans les matières où la culture générale est importante. Elles sont fortes aussi en maths.
Un fils d’enseignant de lettres va mieux réussir qu’un fils de technicien car il possède les habitudes de travail scolaire, il est plus proche des exigences de la forme scolaire, va se tenir correctement, refouler son envie de discuter avec le voisin, ne pas se laisser déconcentrer… Tout cela peut paraître banal. C’est d’ailleurs difficile pour les enseignants de penser que ce sont des apprentissages, que l’on fait dans certains milieux et moins dans d’autres.
Dans vos exemples, l’enseignant semble enfoncer les élèves avec ses commentaires cruels sur les bulletins. Quelle est sa responsabilité ?
Je n’ai pas voulu écrire un ouvrage pour incriminer les enseignants. J’espère que ce ne sera pas compris comme cela. Je pars d’un matériau : les commentaires des professeurs sur les bulletins scolaires. Ils sont situés socialement, c’est-à-dire très corrélés au milieu social des élèves sur lesquels ils portent.
Au total, j’ai analysé 8 000 bulletins trimestriels d’élèves que j’ai suivis depuis leur entrée en 6è jusqu’à leur sortie, au bac pour ceux qui y sont parvenus. Puis j’ai fait des analyses statistiques sur les commentaires.
Embourgeoisement
Que peuvent faire les enseignants pour aplanir ces inégalités ?
Ils n’ont pas tout entre leurs mains. C’est un problème complexe. Les familles ont leurs contraintes. Les professeurs doivent faire avec les conditions d’enseignement. Avec 28 élèves dans la classe, certains m’ont confié : « je n’ai pas le choix, je dois en laisser tomber 1 ou 2 si je veux faire avancer les autres. » Mais ils le disent à regret.
Beaucoup se joue sur la formation. Il faudrait que les professeurs aient une meilleure connaissance de leurs élèves, de ce qu’il ont appris avant d’être dans leurs classes, de leurs conditions de vie.
C’est d’autant plus important que l’on assiste à un très net embourgeoisement du recrutement. Les professeurs ne viennent quasiment plus des classes populaires. Ils n’ont pas grandi dans ces quartiers. Quand ils ont été dans les mêmes classes, ils étaient parmi les bons élèves.
Mieux connaître les élèves et leurs difficultés permettrait d’éviter la violence que les enseignants exercent en les rendant de fait responsables de leur échec – « Si vous n’avez pas réussi, c’est que vous ne travaillez pas assez », « vous n’approfondissez pas»… Ces commentaires sont extrêmement violents pour des élèves encore dans le jeu scolaire. Ils peuvent marquer le début de la rupture avec le système scolaire.
Pour lutter contre les inégalités, la ministre veut « donner plus à ceux qui ont moins » (plus de profs, plus de soutien, des classes moins chargées en Education prioritaire). C’est la solution ?
Les 2 collèges que j’étudie sont des collèges dits ordinaires, non Zep. En termes de répartition de CSP (catégories socioprofessionnelles), ils accueillent la moyenne française à l’exception des agriculteurs car ils sont situés en Région parisienne. S’y côtoient des enfants de cadres, d’enseignants, d’ouvriers, de chômeurs, habitant des cités, des pavillons… L’un abrite toutefois une population un peu plus favorisée que l’autre.
Or, on constate que les inégalités sont très fortes entre les enfants de classes populaires, notamment les plus précaires, et ceux de classes moyennes et supérieures. Alors qu’il y a une certaine mixité sociale.
Les mesures que vous évoquez ne me paraissent absolument pas suffisantes. Avec ce travail, on mesure combien les processus sont ancrés. Il faudrait quelque chose de massif pour parvenir à faire bouger les choses.
Pédagogie
La réforme du collège vous semble-t-elle aller dans le bon sens ?
Pour la première fois depuis plus de 20 ans, le changement se veut sur la pédagogie et sur les façons d’apprendre. En ce sens on peut le saluer, de même que les nouveaux programmes. On ne se contente plus de fixer des objectifs comme supprimer le redoublement ou orienter davantage en seconde générale et technologique.
Depuis la loi d’orientation de 1989 de Lionel Jospin, on a en effet plutôt valorisé les flux d’élèves : pour qu’il restent plus longtemps dans le système scolaire, il en faut 80% au niveau du bac, il faut les faire passer, réformer le bac pro, etc. Tout cela sans suivre ce qui se passait dans les classes.
Il me semble qu’aujourd’hui la question des inégalités n’est plus seulement posée en termes de flux et de nombre, mais en termes d’apprentissage. C’est un pas dans la bonne direction.
A quelles conditions aurait-on une école juste ?
Dans mon livre, je montre les manquements que l’on impute aux élèves de classes populaires – « ils sont agités », « ils s’amusent »… Pourquoi les enseignants en viennent-ils à reprocher cela essentiellement à une catégorie d’élèves ? Qu’est-ce qui fait dans la socialisation familiale, ou dans le quartier pour les garçons, que ces élèves se comportent ainsi à l’école et que celle-ci n’arrive pas leur transmettre d’autres comportements ?
On voit se construire une série de reproches au fil des parcours des élèves. Au début, ce sont de petits reproches. A force de s’entendre rappeler ses manquements sans trouver comment y remédier, pour l’élève cela tourne au conflit. Heureusement tous les petits reproches ne conduisent pas à cela…
Or tout ça est vain. Face à un collégien qui cherche à s’amuser, rigole avec les copains, ne tient pas assis, les professeurs écrivent : « Elève agité, qui ne lit pas les consignes ». Pour eux, c’est comme s’il suffisait de le dire pour qu’il sache s’asseoir.
Une façon de rendre l’école plus juste serait que lorsqu’on formule un reproche, on donne à l’élève les moyens d’y répondre, qu’on lui apprenne ce qu’il ne sait pas faire. Mais dans le système actuel, cela dépasse les moyens d’action des enseignants.
Tous égaux
C’est une forme d’échec de la démocratisation scolaire ?
En effet. On est parvenu à créer de l’ambition scolaire dans les familles populaires et à faire croire que l’on est tous égaux sur la ligne de départ. En réalité, c’est aussi faux qu’avant. Ce qui est d’autant plus violent pour les élèves mis en échec. »
J’ai rencontré des élèves qui avaient aujourd’hui 20-21 ans dont les rêves ont été progressivement déçus. Les verdicts scolaires se sont imprimés en eux. Tant d’années après, ils se souviennent de ce qu’on leur a répété. L’institution scolaire a réussi à avoir un effet très fort sur l’ensemble des enfants en France. Tout le monde lit sa vie à travers son histoire scolaire.
En conclusion, que voudriez-vous souligner ?
Lorsque l’on parle inégalités scolaires, on entend souvent que les élèves de classes populaires arrivent à l’école avec des manquements et qu’ils gardent ce handicap.
Avec ce travail, je montre que les écarts se creusent au fil des parcours. Certains chercheurs en ont eu l’intuition. Mais cela n’avait jamais été démontré, chiffres à l’appui. Or on le voit ici très nettement au niveau local. Ce ne sont pas les écarts de début de sixième que l’on retrouve en fin de parcours. Loin de les résorber, l’école française creuse les inégalités.
Recueilli par Véronique Soulé
Lire les précédentes chroniques de Véronique Soulé
Joanie Cayouette-Remblière, « L’école qui classe », Joanie Cayouette-Remblière, Puf, 2016, 273 p., 28 €