Comment un système éducatif qui a la passion de l’égalité peut-il devenir une machine à reproduire les inégalités sociales ? Agnès van Zanten revient sur la part de l’institution scolaire et sur celle des enseignants. Elle propose un accompagnement réel des réformes pour lutter contre les pratiques inégalitaire du terrain.
On a l’impression que notre système éducatif est plus juste et que chacun a selon son mérite est-ce vrai ?
Effectivement en France on a une grande passion de l’égalité et il y a plus qu’ailleurs la volonté de mettre en avant un idéal d’égalité et justice. Les concours représentent ce modèle. Mais en même temps on tolère des processus porteurs d’inégalités en amont. D’une part parce qu’on considère que la compétition est tellement dure qu’elle justifie les moyens pour y faire face. D’autre part parce qu’on les attribue aux familles alors même que des acteurs scolaires y participent aussi dans les établissements.
Peut on dire que cela commence dès le primaire ?
Dans le primaire, on a diminué le redoublement mais les dispositifs de remédiation étant peu efficaces, ils participent plutôt d’une logique de séparation et de stigmatisation des élèves. Dès le CP, un nombre non négligeable d’enfants se trouve largué face au niveau d’exigence imposé et à l’absence de soutien. Mais c’est peu apparent car il n’y a pas de réorientation.
Vous dites que le collège a un rôle ambigu. Que voulez vous dire ?
Dans le discours officiel on promeut le collège unique et l’absence de sélection. Mais dans la réalité on observe une différenciation croissante entre les établissements suivant les caractéristiques sociales et scolaires de leurs publics. Et au sein des collèges, grâce principalement aux options, s’opère aussi une ségrégation entre les classes. Ces deux mécanismes participent à la fabrication et à l’entretien de cheminements particuliers pour les futures élites et, parallèlement, de voies de garage pour d’autres élèves.
Au lycée on a l’impression que les valeurs d’élitisme sont assumées davantage. Qu’en pensez-vous ?
C’est vrai. Au lycée, on pense qu’on est à la fois en droit de demander aux enfants d’entrer dans le jeu de la compétition au sens de J Rosenbaum : de véritables tournois où le nombre de compétiteurs se réduit à chaque épreuve, ce qui à son tour accroît la légitimité des élites scolaires qui sortent victorieuses de ces épreuves. On admet aussi que les voies se séparent avec des poursuites d’études et des types d’emplois bien différents à la clé. Ce que j’appelle « le parrainage institutionnel » y est donc plus visible qu’au collège. L’idée perdure cependant qu’on est dans un système juste car formellement ouvert à tous. Mais ne peuvent en réalité profiter de cette égalité supposée de chances que les élèves qui bénéficient d’un fort soutien familial et institutionnel.
Le soutien institutionnel s’explique par le fait que les enseignants adhèrent à un modèle d’égalité où l’idéal est de mener le plus loin possible les élèves. Or de fait la réussite de quelques-uns contribue à racheter l’échec de tous ceux qui restent sur le carreau. De nombreux enseignants de banlieue que j’ai étudiés par le passé se mobilisent fortement pour les élèves en difficulté mais il est souvent plus gratifiant de se dévouer à des élites scolaires qui progressent rapidement et dont le succès rejaillit sur ceux qui les ont formés.
Vous dites que finalement les jeunes légitiment leur position dominante au nom de l’utilité. Comment l’expliquer ?
Les points de vue de ces jeunes sont influencés par le modèle politique dominant qui considère qu’il faut une élite éclairée pour guider la population. Les élites scolaires justifient aussi leur position dominante par leurs efforts au lycée et en CPGE. En même temps, ils ignorent souvent les difficultés des autres élèves car ils ont été scolarisés, parfois très précocement, dans des contextes favorisés où la compétition, plus ou moins brutale, se déroule entre des élèves très semblables, venant des mêmes milieux sociaux avec les mêmes qualités scolaires.
Cela a quelles conséquences pour la société française ?
D’une part on sait que si le système arrive à dégager une élite c’est au prix de laisser beaucoup d’élèves sur le chemin. Or ce n’est pas inéluctable. D’autres pays dégagent une élite tout en ayant un niveau de réussite moyen beaucoup plus élevé et un système scolaire plus équitable.
D’autre part, ces processus ont des effets sur la cohésion sociale et sur le divorce entre les élites et la société dont on parle tant ces derniers temps. On a d’un côté des élites qui se ressemblent et s’entendent car elles proviennent des mêmes milieux et des mêmes établissements mais au prix d’une forte séparation du reste de la société en raison de la ségrégation résidentielle mais aussi scolaire, ce qui explique aussi leur cécité face à certains processus sociaux. D’autre part, ces processus renforcent la défiance de la masse des élèves, puis des adultes, à l’égard de ceux qui ont de leur point de vue bénéficié de privilèges sociaux et scolaires indus avec de graves conséquences sur le plan social et politique.
La solution ce pourrait être une sélection plus ouverte à l’entrée en CPGE ou grandes écoles ?
Il n’y a pas de système idéal. Le examens et concours ont des vertus. Mais on sait qu’ils génèrent une préparation en amont qui favorise les inégalités. Au Brésil, il y a un examen d’entrée dans les universités publiques gratuites auquel réussissent surtout les élèves de milieu favorisé qui le préparent avec des cours particuliers payés par leurs parents. En France, on a pensé régler cette question en internalisant et en rendant gratuite la préparation aux concours avec les CPGE. Mais l’accès à ces classes dépend de la capacité d’accompagnement des familles et des établissements fréquentés auparavant. Ce n’est pas égalitaire non plus.
La prise en compte des notes pose d’autres problèmes notamment dès lors que les acteurs scolaires pensent qu’il faut les réévaluer en fonction de l’établissement de provenance des élèves. Les entretiens oraux où l’on teste la motivation ou la culture générale sont aussi très discriminants et donnent lieu, comme à Oxford et à Cambridge en Angleterre à une préparation en amont des élèves par les enseignants dans certains établissements ainsi que par des coachs payés par leurs parents. Il faut donc être très vigilant pour limiter ces processus et apporter un soutien spécifique aux élèves ne pouvant pas bénéficier de ces formes de parrainage social et institutionnel.
En France, il apparaît particulièrement important d’analyser de près les inégalités qui se creusent par le double jeu des choix des établissements et des options par les parents et des parcours d’élite que dessinent les établissements par le biais de leurs stratégies de sélection, des filières et des options. On lance souvent des réformes mais on suit peu la façon dont les acteurs les plus dotés en ressources, parents, enseignants ou chefs d’établissements, utilisent la marge d’action laissée à l’échelon local pour les tourner à leur avantage ou éviter de les mettre en œuvre.
Il faudrait faire attention avec la réforme du collège ?
Oui. Par exemple il faudra voir ce qu’elle donne sur le terrain selon les types d’établissements. Il faut vraiment dégager des moyens non seulement pour lancer mais pour accompagner la mise en œuvre des réformes sur le terrain et veiller à corriger le tir dès lors que l’on observe l’émergence ou le maintien de processus favorisant certains groupes sociaux. Sinon on sera toujours dans cet écart entre un idéal égalitaire et des pratiques de terrain qui vont dans le sens de la reproduction des inégalités.
Propos recueillis par François Jarraud