Ecrire avec le numérique, c’est écrire plus : à l’Ecole aussi ? Ecrire avec le numérique, c’est écrire autrement : en classe aussi ? Le colloque écriTech’7 s’est tenu à Nice les 18-19 mai pour explorer les changements en cours, leurs possibles conséquences pédagogiques et les valeurs ainsi en jeu. Ce passionnant colloque a permis aux enseignants de tous niveaux de partager leurs réflexions et leurs expériences pour saisir en quoi le numérique transforme notre façon d’écrire, donc nous amène à travailler différemment l’apprentissage de l’écriture et de la littérature, à développer une nouvelle façon de construire les savoirs, à faire acquérir de nouvelles compétences. Ecrire avec le numérique, est-ce écrire mieux ? Défis et exemples, de l’école au lycée …
De nouveaux défis
La révolution du livre a favorisé en son temps la diffusion de la lecture, et donc développé une nouvelle façon de construire sa relation au savoir, aux autres, à soi : ce qu’on appelle communément l’humanisme. La révolution des écrans favorise aujourd’hui la démocratisation de l’écriture, donc engendre à son tour une nouvelle façon de connaître, de se lier au monde, de se construire : ce que d’aucuns nomment d’ores et déjà l’humanisme numérique. C’est un fait : nous écrivons de plus en plus, y compris nos élèves, qui chaque soir, chaque intercours, voire chaque cours, sont en interaction, par l’écriture, via leurs smartphones, leurs tablettes, leurs ordinateurs. C’est alors aussi un autre fait : nous écrivons de moins en moins de façon manuscrite. Quelles conséquences pour l’Ecole ? Que faisons-nous de cette appétence de nos élèves pour l’écriture ?
Car l’écrit en classe reste encore trop souvent celui de l’autre : un texte à commenter, à recopier, à imiter. Et l’écriture en classe reste encore trop souvent un mode d’évaluation, plutôt qu’une réelle pratique permettant de travailler des compétences et de s’ouvrir au monde par les mots. Or, avec le passage de l’écriture papier à l’écriture écran, bien des choses pourtant se métamorphosent sous nos doigts, qui ouvrent bien des possibles pédagogiques…
Ce qui change, ce sont les « gestes » d’écriture : on passe d’une écriture linéaire à une écriture spiralaire, d’une écriture à processus à une écriture à programme, susceptible de se projeter dans un temps long comme de faire retour sur elle-même par des corrections de type couper-copier-coller-déplacer-insérer … Ces gestes sont susceptibles de reconfigurer le « travail de l’écriture » jusqu’à l’Ecole pour y apprendre la prévision et la révision. Ne faut-il pas mieux prendre en considération ce « travail » en favorisant enfin le développement à l’Ecole de l’atelier d’écriture ?
Ce qui change aussi, ce sont les modalités d’écriture : on passe d’une écriture individuelle à une écriture volontiers collaborative ou interactive. Comment accueillir et valoriser de telles pratiques dans une Ecole qui favorise encore une écriture individualiste, tant elle est souvent tournée vers la note ? Quels outils alors utiliser et quelles pratiques mettre en place ?
Ce qui change, potentiellement, ce sont les formes scolaires de l’écriture : on passe d’une écriture essentiellement de glose (on écrit sur le livre pour le commenter : on se concentre sur la métatextualité) à une écriture aux possibilités bien plus diverses (on écrit de l’intérieur de la page pour la réécrire ou la relier à d’autres pages : on éprouve les plaisirs de l’intratextualité, de l’intertextualité, de l’hypertextualité). Dès lors, certaines formes traditionnelles d’écriture scolaire, extrêmement codifiées, comme le commentaire ou la dissertation, ne sont-elles pas désuètes : pour le moins à repenser, à libérer de leur rhétorique, à enrichir par des formes nouvelles ? Quelle place y donner à cette « textualité numérique » dans laquelle baignent nos élèves pour lesquels une page, ce n’est pas que des mots, mais aussi des images, du son, des hyperliens … ?
Ce qui change enfin, ce sont les destinataires de l’écriture : à l’Ecole, on écrit le plus souvent pour le professeur ou pour soi ; sur les écrans, on écrit le plus souvent pour les autres. Et si, à l’Ecole aussi, on allait écrire par-delà ce qui isole et enferme, par-delà le cadre de la feuille de papier, les murs de la classe, les grilles de l’emploi du temps disciplinaire ? Dès lors, l’écriture à l’Ecole prendrait peut-être plus de sens ?
A ces interrogations, de nombreux enseignants participant au colloque écriTech’7 ont apporté des éléments de réponse. Petit tour d’ateliers et de tables rondes, non exhaustif…
De nouvelles pratiques à l’école
Mireille Jarlut, professeure à l’école Thérèse Roméo de Nice, présente une activité d’éducation aux médias menée en Grande Section de maternelle en collaboration avec le Clemi. Les élèves travaillent sur la presse, réalisent un journal scolaire, qu’ils vont présenter sur une webradio. Problème : cette présentation audio s’avère bien trop autocentrée et confuse, il faut mieux expliciter à destination des auditeurs, et ainsi se travaillent, en situation de communication authentique et motivante, de réelles compétences linguistiques et relationnelles.
Plusieurs professeurs des écoles témoignent des intérêts de l’utilisation de Twitter pour développer le désir et le plaisir d’écrire. Guillaume Bourgin, enseignant à l’école Paul Langevin de Vallauris, insiste sur la satisfaction, particulièrement motivante, qu’ont ainsi ses élèves de se savoir lus. La contrainte des 140 caractères présente aussi l’intérêt de ne pas mettre les écoliers en difficulté : tous ont envie de bien faire et de s’appliquer, en particulier quand ils participent à des projets créatifs par-delà les murs de la classe comme « Défi Alphabet » ou « Anime Histoire ». Jean-Roch Masson, en CP à Dunkerque, et Alexandre Acou, en CM à Paris, le confirment : sur Twitter, les élèves se font au quotidien journalistes de la vie de la classe et l’engagement est particulièrement fort. Il s’agit d’apprendre à réfléchir avant de publier, donc de travailler tout à la fois les compétences d’écriture et l’identité numérique. Les élèves décrocheurs sont rattrapés par l’activité parce qu’ils sont en action, parce qu’ils mettent « la main à la pâte » de l’écriture. Il parait même intéressant que les élèves entrent ainsi dans la construction de leur identité numérique par une identité « professionnelle ».
Le projet « De films en textes » est une expérimentation menée sur l’école de Cabris et issue du projet e-éducation RémiE. Claude Pouget, professeur, et Karine Sadran, Maître Animateur Informatique, montrent comment ils ont utilisé des ressources granulaires proposées par l’éditeur ITOP : en l’occurrence des courts métrages d’animation, dans lesquels on peut insérer avec des marqueurs vidéo éditeur de texte, activités de type exerciciel, questions d’analyse … Les élèves entrent ainsi dans la compréhension et la production de l’écrit par la vidéo. Ils sont amenés à réaliser leurs propres créations, diverses : bande annonce, bande dessinée numérique, texte argumentatif, journal intime …
De nouvelles pratiques au collège
Marie Soulié enseigne le français au collège Daniel Argote à Orthez, Bruno Vergnes, au collège de Lembeye. Ils présentent un projet mené conjointement pour inviter leurs élèves à écrire avec le numérique et à réfléchir sur leur propre écriture. Les élèves ont choisi une dépêche de presse : en l’occurrence l’histoire d’une petite Américaine faisant un saut de 1000 mètres avec un parachute qui ne s’ouvre pas … Les élèves, en groupes, doivent raconter à leurs façons cette histoire en utilisant des supports numériques différents. Par exemple avec Minecraft, Instagram, un Brickfilm, un vlog (un vidéo blog en forme de selfie), une BD numérique, une une numérique de presse … Le travail est essentiellement mené par les élèves sur leur propre matériel et en autonomie. Les variations sur le même thème conduisent à éclairer les différences possibles de points de vue (1ère / 3ème personne) et de registres (réaliste / comique / fantastique).
Rémi Massé, professeur d’éducation musicale, et Valérie Pergola, professeure de français, ont mené un projet interdisciplinaire au collège Jean Monnet à Lalinde : la création par les élèves de 3ème d’ « audiobiographies », c’est-à-dire d’autobiographies sonores. Peut-on raconter sa vie en musique ? Autour de cette question, le travail conduit progressivement les élèves à créer, à la lumière d’œuvres de Leiris, Proust, Sarraute, Perec, Berg, Messiaen, d’analyses de la progression thématique ou de la construction d’une « roue des émotions »… Au bout du chemin : le plaisir pour chacun de participer à une « aventure audio dont il est le héros » et de construire son propre livre numérique. Au cours du chemin : chaque adolescent développe la capacité de s’explorer par l’écoute et mène une réflexion sensible sur le devenir, sur ce dont on se dépouille et sur ce qui enrichit.
Carole Guérin-Callebout, professeure de français au collège Pierre Mendès-France de Tourcoing, a mené une passionnante expérience d’écriture avec le numérique en 3ème , sous le regard de Magali Brunel, maître de conférences à l’ESPE de Grenoble. Il s’agit de voir comment sur un support numérique comme un traitement de texte ou une tablette on peut écrire de l’intérieur de textes littéraires pour développer des compétences scripturales, voire littéraires. Le protocole comprend plusieurs phases : une phase d’écriture (interventions dans un texte d’Annie Ernaux ou de François Bon, avec justification du choix), un retour sur les textes produits avec débat interprétatif, une réécriture en groupe et individuelle. Ainsi s’opère peu à peu un tissage d’un nouveau texte avec celui de l’écrivain : les manipulations numériques amènent l’élève à développer sa propre singularité.
A Durtal dans le Maine-et Loire, Emmanuel Vaslin a fait aussi goûter à ses élèves de 5ème les joies du « lirécrire » : ils ont lu par l’écriture, en l’occurrence ils ont enrichi sur un pad une nouvelle de Jules Verne pour en réaliser un fort beau « pa(d)limpseste ». L’activité montre combien il n’y a pas d’un côté la lecture comme activité de réception et de l’autre, l’écriture comme activité de production, combien les deux sont intimement mêlées. Par sa dimension collaborative, le travail permet de mettre en pratique des modalités nouvelles d’écriture qui sont aussi porteuses de valeurs : l’élève prend conscience qu’on n’écrit pas d’un seul jet, qu’on réécrit plus qu’on écrit, qu’on laisse des traces, qu’on écrit avec ; l’écriture s’enrichit des échanges entre pairs, de la prise en compte des différents points de vue ; elle apprend le dépassement des conflits sociocognitifs et valorise les apports de chaque membre à la communauté d’apprentissage. « Mais, Monsieur, a-t-on le droit de changer ainsi le texte de Jules Verne ? C’est qui finalement l’auteur de notre récit final ? », s’interroge un élève, amorçant aussi une réflexion sur le droit d’auteur.
De nouvelles pratiques au lycée
Caroline Duret est professeure de Lettres à l’Institut International de Lancy à Genève. Elle témoigne d’activités d’écritures originales, créatives et collaboratives qui invitent à s’emparer numériquement de la littérature et poétiquement du monde. Les élèves sont amenés à « écrire leur lecture » de façon originale : ils ont par exemple sillonné le célèbre conte de Voltaire « Candide ». Différents comptes ont été créés sur Twitter pour les personnages principaux, dont les élèves retracent l’itinéraire et éclairent le point de vue sur le monde : Candide, Cunégonde, Pangloss, Martin. Des comptes Twitter ont aussi été ouverts pour donner la parole à l’auteur, au narrateur, à la classe des lecteurs et même à une agence de communication autour du projet ! Identification et distanciation : peu à peu se tissent une vivante paraphrase du récit et une authentique réflexion sur ses enjeux. Et Twitter bruisse alors d’« une conversation vive et élégante, à la mesure de l’esprit qui animait les salons des Lumières. » Avec l’ironie comme manifestation de l’esprit critique, ce qu’illustre délicieusement l’ultime tweet du bavard précepteur Pangloss : « Je trouve que 140 caractères ne sont pas suffisants pour s’exprimer. Comment font ceux qui ont envie de m’écouter ? » Le recueil des tweets, intitulé « Si Candide m’était tweeté », peut être parcouru en ligne : il permet de cheminer dans l’œuvre avec les élèves pour partager leur compréhension et leur plaisir du texte, pour saisir ce que peut être en classe un réseau social de lecture.
D’autres réalisations témoignent de l’intérêt de mettre en œuvre une écriture multimodale. Par exemple le projet Géolipo : des textes composés tout au long d’un parcours de Genève en tramway, ou faisant parler des rues de la cité, ou agrégeant des mots de la ville. Les créations, belles, multimédias, formatrices, exploitent pédagogiquement et littérairement les possibilités qu’offrent en particulier les tablettes et la cartographie numérique : faire réaliser par les élèves des pièces poétiques augmentées d’images, de sons ou de vidéos. Le cours de français devient alors un « fablab poétique » où l’on prend la mesure des nouvelles façons de lire et d’écrire que favorise le numérique, où l’on fait résonner en classe les créations artistiques les plus contemporaines…
Perspectives
Impossible ici de rendre compte de toutes les activités de classe présentées dans ce 7ème colloque écriTech’ : écriture collaborative avec Moodle, twictée, projets eTwinning, apprentissage du code, défi Babelio, usages du smartphone, images interactives …
Mais on le voit : des pratiques d’écriture renouvelées permettent en particulier de dépasser à l’Ecole l’opposition stérile entre littératie et littérature : de développer des compétences en littératie tout en faisant de la littérature une expérience vivante, heureuse et formatrice, des mots et du monde. La démocratisation de l’écriture par le numérique constitue une chance pour l’Ecole : l’écriture peut cesser d’y être le privilège des clercs, des « professionnels de la profession », des écrivains et des enseignants. Il reste aussi à en tirer certaines conséquences : l’écrit scolaire, tel qu’il est codifié et sacralisé par exemple dans les exercices rhétoriques du bac de français, est bel et bien à réinventer.
L’enjeu est d’aller désormais avec les élèves écrire non plus sur les lignes mais en ligne. Ecrire là où le monde nous traverse et là où nous le traversons, c’est considérer enfin le numérique pour ce qu’il est : une écriture de soi, et même une écriture de soi avec les autres. Autant dire qu’il nous faut envisager la possibilité que le numérique soit en lui-même une Ecole ?
Jean-Michel Le Baut
Le site d’EcriTech’7
Twitter au primaire : Alexandre Acou dans le Café
Audiobiographie au collège
L’expérimentation de Carole Guérin dans le Café
Lirécrire Jules Verne avec un pad : Emmanuel Vaslin dans le Café
Le projet Géolipo de Caroline Duret dans le Café