Un pad est un outil d’écriture collaborative en ligne : rien de plus rapide que d’en ouvrir un, rien de plus simple que d’y copier-coller le texte d’un grand auteur, rien de plus formateur que d’inviter alors ses élèves à écrire dans la marge ou dans le corps même de ce texte ! C’est l’expérience, édifiante, menée par Emmanuel Vaslin au collège Les Roches à Durtal dans le Maine-et Loire : ses élèves de 5ème ont lu par l’écriture une nouvelle de Jules Verne pour en réaliser un fort beau « pa(d)limpseste ». L’activité témoigne des riches possibilités qu’offre le numérique pour transformer nos manières de lire et d’écrire, en particulier pour explorer en classe l’écriture collaborative et l’écriture interventionniste. Car au bout du compte, écrire à plusieurs, c’est aussi mettre réellement en œuvre certaines valeurs ; écrire de l’intérieur même du texte, c’est aussi favoriser un bel « élan vers l’ailleurs »…
Pourquoi le choix de travailler sur Jules Verne et sur cette nouvelle en particulier ?
J’ai toujours aimé pour mes cours choisir de grands auteurs en lien avec le territoire dans lequel je travaille, les Pays de la Loire : Du Bellay, Pierre Reverdy, Hervé Bazin, Antoine Emaz, Rabelais, Julien Gracq à qui je fais un clin d’œil dans le titre de cette séquence consacrée à cet autre grand écrivain de chez nous qu’est Jules Verne.
Je cherchais aussi depuis plusieurs années un texte d’accès facile sur le thème de l’aventure, « l’élan vers l’ailleurs » pour reprendre l’intitulé des nouveaux programmes pour le niveau 5ème. Mon choix s’est porté sur Un Hivernage dans les Glaces, une nouvelle injustement méconnue de Jules Verne publiée en 1855. Riche en rebondissements, ce texte n’est pas seulement un récit d’action, c’est également une aventure humaine. Soutenu par Marie, la fiancée d’un capitaine, Louis Corbutte, disparu aux larges de la Norwège (orthographe préférée par Jules Verne) dans des circonstances héroïques, Jean Cornbutte, un vieil armateur de Dunkerque, organise une expédition pour sillonner l’Arctique à la recherche de son fils. Cette aventure est aussi dépassement de soi. Rien ne leur est épargné pas même la fourberie d’un traître, prêt à tout pour saborder l’entreprise. Le fait que ce dernier, André Vasling, porte à une lettre près mon propre nom de famille nous a amusés.
Enfin, j’étais en quête depuis la rentrée, d’un projet de séquence autour du récit qui me donne l’occasion d’expérimenter le pad. L’ensemble des IAN à Nantes a en effet obtenu à la rentrée dernière que cet outil soit, au même titre que le blog, le chat et le forum un service intégré dans l’ENT elyco des 650 collèges et lycées publics et privés de l’académie. Il s’agissait ainsi d’expérimenter le pad en cours de français et dans le cadre des TraAM.
La nouvelle de Jules Verne a été lue par les élèves sur plusieurs supports, papier et numériques : lesquels ? avec quels intérêts spécifiques à l’usage ?
Aussi souvent que possible, j’invite mes élèves à pratiquer la lecture sur support numérique. (LSE). Une récente étude de la DEPP vient de montrer qu’il existait dans ce domaine des écarts de performance, socialement différenciés, chez les collégiens français, ce qui ne peut que nous inciter à porter une attention particulière sur les modalités d’appropriation des usages du numérique.
En effet, les élèves, qui plus est dans un collège rural, n’ont pas tous l’opportunité, dans leur socialisation familiale, d’acquérir des dispositions cognitives et culturelles leur permettant d’accéder à des contenus passant par des supports numériques sans éprouver certaines difficultés. D’où l’utilisation du vidéoprojecteur interactif dans ma salle, de la lecture sur ordinateur en salle multimédia ou en fond de classe, sur pad de façon collective au tableau, sur tablettes, sur liseuse, sur les smartphones personnels des élèves (BYOD).
Le fait que cette nouvelle, comme toute l’oeuvre de Jules Verne, soit du domaine public, a bien sûr facilité les choses. Il en existe sur le net des versions de bonne qualité au format OpenDocument, PDF., ebook EPUB, ebook Mobipocket … en version audio aussi.
De même, et ce fut une belle découverte pour moi, j’ai noté que la lecture sur support numérique permettait de développer des compétences liées à l’expression orale. Le texte à lire grâce au vidéo projecteur peut être partagé au tableau, ce qui facilite une lecture collective et à plusieurs voix. Les potentialités du traitement de texte et des outils d’édition du pad (couleurs, gras, italique …) exploités grâce au stylo interactif du vidéoprojecteur ont ainsi préparé le récit à une lecture expressive, théâtralisée. La capacité vocale est fortement liée au corps et à la tête dont la position joue un grand rôle : on sait qu’il vaut mieux être debout, se tenir droit et la tête dégagée pour que la colonne d’air remplisse bien son rôle. Le lecteur n’a plus même à tenir d’une main le livre ou des deux la tablette. Cette vidéo projection du texte facilite de telles postures et permet d’éviter cette gêne du mouvement bas (vers le livre posé)/haut (vers l’auditoire) du regard. L’utilisation de pupitres dédiés à la lecture sur tablette s’est également avérée très facilitante. J’y ai retrouvé l’installation propre au récitant lors d’un concert ou d’un spectacle vivant. Des élèves y ont vu une séance d’enregistrement des voix en studio lors d’un doublage de film d’animation.
Grâce à un pad, les élèves sont invités à écrire à l’intérieur même du texte de Jules Verne : quelles modalités de travail avez-vous ici adoptées ? pouvez-vous donner des exemples d’insertions ? quels en sont les intérêts spécifiques selon vous ?
Oui, cette « mise en pad » s’est montrée fructueuse. On le voit assez bien, je crois, dans les travaux d’élèves publiés : il n’y a pas d’un côté la lecture comme activité de réception et de l’autre, l’écriture comme activité de production. Les deux sont intimement mêlés.
Ces deux classes ont ainsi passé leur temps à « écrire leur lecture », en saisissant au clavier directement dans le pad :
- des remarques ponctuelles s’attachant au grain du texte de Jules Verne, soulignant par exemples des petites différences repérées par les élèves eux-mêmes entre les versions du texte original, tel qu’on le trouve sur internet et dans l’édition papier ou encore des coquilles dans cette même version papier (éd. Nathan, en Carré classique).
- des annotations signalant au fil de leur lecture des textes auxquels ont pensé les élèves, des remarques sur la cohérence du récit, des jeux de mots (Cornbutte, mort du scorbut ; Jean Corbutte, le père, aux initiales J.C….)
- des marques indiquant des arrêts de lecture en fin de séance pour la classe entière
- un champ lexical dont il faut identifier les termes, en gras, un mot difficile, souligné …
Le pad devient ainsi une sorte de journal de lecture, un cahier de texte dont il est possible de consulter tout l’historique, jour après jour, séance après séance.
Les élèves ont gagné à écrire souvent, presque systématiquement, sur des sujets différents, seuls ou en groupe, sur des textes à dominante narrative, descriptive, explicative et à les insérer dans le pad afin que ces derniers « passent » pour avoir été écrits par Jules Verne. Parfois ça ne « passe » pas. Ça casse. Un anachronisme dans l’ajout, une tournure trop moderne, une maîtrise trop fragile de la langue entraîne un « rejet de greffe ».
Les élèves ont par exemple joué à :
- Inventer un nom, un prénom au curé de l’incipit, anonyme chez Jules Verne, devenu « le père Blaise Duvau » jusqu’à la fin de la séquence. L’illusion référentielle a même si bien marché que j’entendais parfois des « tu sais, le père Blaise, je crois qu’il n’aurait pas apprécié que … »
- Se représenter physiquement Clerbaut, ce personnage vraiment secondaire de la nouvelle, ami de Jean Cornbutte, d’ailleurs prénommé « José » par les élèves et devenu alcoolique au passage.
- Faire le portrait d’un(e) invité(e) au mariage du chapitre I, finalement reporté en l’absence du marié.
- Rédiger un dialogue entre la jeune Marie et un homme d’équipage pour lui expliquer pourquoi il n’y a pas de nuit polaire pendant notre été.
- Changer le titre du chapitre X « Enterrés vivants » devenu « Englacés vivants ».
- Inventer de nouveaux personnages dans certains épisodes, pour venir en aide au héros.
- Ajouter une inscription gravée dans le bois de la croix sur la tombe du vieux Jean Cornbutte à la fin de la nouvelle…
Ils ont rapidement compris comment effacer la couleur de leur texte inséré, comment maquiller leur ajout. Pendant le cours, le jeu consistait ainsi à lire le texte en même temps sur support papier et sur l’écran projeté au tableau pour débusquer les interventions, faites extramuros avant la séance et juger de leur pertinence.
Pour ce travail de lecture-écriture, vous avez utilisé des outils numériques autres que le pad : lesquels précisément ? pour quelles activités ? avec quels bénéfices ?
Plus les années passent, plus je suis convaincu que l’ordinateur présente de nombreux avantages pour la production écrite et la réécriture. Nous avons utilisé les outils classiques d’aide à la rédaction, en l’occurrence les fonctionnalités telles que copier, couper, coller, déplacer, insérer, supprimer, etc., de même que des outils en ligne (tel que le Cnrtl synonymes, le plus plébiscité par mes élèves ou encore ce répétoscope repéré par mon collègue IAN de Poitiers, Mickaël Pied) et d’autres outils tout aussi simples d’aide à la révision tels les correcticiels intégrés dans le traitement de texte installé au collège, OpenWriter.
Écrire à l’ordinateur a eu un effet indéniablement positif sur la motivation de mes élèves pour l’apprentissage de l’écriture/réécriture.
Le numérique nous a également permis de travailler la lecture à voix haute grâce à l’enregistreur numérique. J’ai gagné du temps en utilisant une valise de balado-diffusion (Balibom) de 30 postes. Certains extraits du récit ont été choisis, (re)lus, enregistrés, habillés et publiés sur l’ENT des classes : par exemple, l’extrait du journal de bord au chapitre II, monté en plusieurs pistes à l’aide d’Audacity avec un son de pages qui se tournent et une piste musicale soulignant l’aspect dramatique du récit. (Cf. dans le scénario pédagogique les deux enregistrements de Maxence et Maud.) Les élèves se sont également enregistrés lisant des extraits du récit original de Jules Verne enrichi de leur propre intervention. Intéressant sur ce point de comparer leurs lectures à celle qu’on peut trouver sur le net. Personnellement, j’ai préféré les versions de mes élèves.
Il reste encore assez peu fréquent à l’Ecole de pratiquer l’écriture à plusieurs : quels vous semblent les difficultés et les intérêts de telles pratiques collaboratives ?
On parle beaucoup du « vivre ensemble » au collège; c’est le même le titre d’une collection de manuels en EMC. Je trouve que cette activité d’écrire/lire à plusieurs permet justement de travailler ces valeurs. Car la dynamique de groupe, c’est bien clef de voûte de l’écriture collaborative.
Je me suis sur ce point largement inspiré de l’excellent travail mené dans le cadre du Projet Précip dirigé par Serge Bouchardon. L’écriture collaborative (synchrone et asynchrone) peut en effet générer des conflits socio-affectifs au sein de la classe (points de vue divergents, sentiment d’être jugé, refus de voir son texte modifié, enrichi, annoté etc.) qui peuvent s’avérer difficiles à dépasser.
L’acte de co-écriture nécessite ainsi :
- Un haut niveau d’interaction réciproque entre les membres alimenté par des échanges fréquents, en classe entière (ici, avec deux classes) ou sur le chat, la messagerie elyco.
- La prise en compte des différents points de vue, la valorisation des apports de chaque membre à la communauté, l’encouragement de chacun à participer, en gardant en tête cette phrase de Paul Ricoeur cité par Précip : « La tolérance n’est pas une concession que je fais à l’autre, elle est la reconnaissance du principe qu’une partie de la vérité m’échappe. »
- La capacité à réguler les conflits sociaux-cognitifs générés par les idées et natures divergentes.
Nous n’avons pas eu le temps de travailler à la rédaction d’une charte d’utilisation du pad collectif comme l’avait présentée dans les colonnes du Café pédagogique Mme Laïla Methnani, ma collègue IAN de Grenoble … mais cette réflexion sur les valeurs d’un tel projet d’écriture aurait sans doute été très fructueuse.
Ce qui m’a particulièrement plu avec le pad, c’est cette fonctionnalité de « curseur de temps » (« timeslide » sur l’interface) qui permet de relire et d’identifier l’auteur de toutes les anciennes versions du récit, un peu à la façon de l’onglet « historique » dans wikipedia. L’élève prend conscience qu’on n’écrit pas d’un seul jet, qu’on réécrit plus qu’on écrit, qu’on laisse des traces, qu’on écrit avec. Il est possible en quelque sorte de retrouver sous les différentes inscriptions le récit premier du palimpseste, du pa(d)limpseste : le récit premier de Jules Verne, lui-même inspiré d’autres textes. La première page évoque ainsi chez les élèves la fin de Tristan et Iseult (roman qu’ils ont étudié juste avant cette nouvelle) par la seule mention d’une voile noire de deuil au mât du bateau entrant dans le port de Dunkerque. La solitude de Marie dans sa cabine, courtisée chaque jour par le prétendant André Vasling qui lui signifie qu’elle ne reverra jamais son fiancé a rappelé aux élèves l’image de Pénélope défaisant chaque nuit sa toile tout en pensant à Ulysse. L’Odyssée a été étudiée en 6ème par ces deux classes encore dans cette même collection au format carré !.
Le travail mené se rapproche de « l’écriture interventionniste » chère à Pierre Bayard, ou même des pratiques transformatives que favorise la culture numérique : de manière générale, en quoi éclaire-t-il les intérêts d’une pédagogie renouvelée de la littérature ?
Oui, Pierre Bayard est sans doute le critique auquel nous devons aujourd’hui les propositions les plus neuves relativement à la lecture et à la compréhension des œuvres littéraires. Avec humour, il prend à la lettre les théories de la lecture qui font du lecteur le co-auteur du texte lu. Pierre Bayard, comme Roland Barthes avant lui, introduit de l’instabilité dans nos représentations du champ littéraire. Un peu à son instar dans Aurais-je sauvé Geneviève Dixmer, les élèves ont été invités au fil de la lecture à intervenir dans le récit, en ajoutant qui une description d’un élément de décor, qui le prolongement d’un portrait, qui l’intervention d’un personnage inventé, qui le monologue intérieur d’un héros du récit … mais en respectant toujours à la fois les modes de pensée des personnes de l’époque, les principes qui les animent et le style de Jules Verne. Bayard peut intéresser le professeur de lettres car il ne cesse d’interroger la notion d’auteur. Dans son livre intitulé « Et si les livres changeaient d’auteur », il imagine les effets positifs que pourrait avoir l’extension de cette pratique dans l’enseignement où, déjà familière aux élèves, elle permettrait de revisiter à moindre frais les grands classiques. Et dans la recherche scientifique où, en incitant à travailler sur L’Etranger de Kafka, Autant en emporte le vent de Tolstoï ou Le Cuirassé Potemkine d’Hitchcock, elle contribuerait à ouvrir des voies nouvelles.
« Mais Monsieur, a-t-on le droit de changer ainsi le texte de Jules Verne ? C’est qui finalement l’auteur de notre récit final ?» Bonne question que se sont posés ces élèves du haut de leurs 13 ans. Cette séquence a été l’occasion d’entamer une (petite) réflexion sur le droit d’auteur, la notion de domaine public, d’œuvre patrimoniale, sur les droits du lecteur aussi.
Le récit de Jules Verne ainsi enrichi par les élèves sera-t-il bientôt disponible ?
Je publierai en ligne dans les semaines à venir le livre final obtenu, qui comprendra du texte, (un remix de textes, vous l’avez compris), des passages audios, des images. Le tout formera une sorte de livre enrichi, non pas dans le sens d’un support numérique préfabriqué où l’on fait croire au lecteur qu’il joue librement un rôle alors que tout est guidé mais bien dans le sens d’un récit de notre patrimoine littéraire enrichi par toutes les lectures/écritures de ces 49 élèves de 5ème.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
L’activité sur le site de l’académie de Nantes
Le dossier du Café sur l’écriture collaborative via pad
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