Par-delà la Journée de la femme du 8 mars, quelle place l’Ecole assigne-t-elle aux unes aux autres ? Dans le lycée français, l’organisation des filières est fortement hiérarchisée et genrée : par exemple dans l’enseignement général, la série S est majoritairement masculine, la série L est très majoritairement féminine. Autrement dit, ce que diffuse le lycée français, c’est la domination masculine : comme représentation du monde, comme organisation sociale à venir. Peut-on brouiller les cartes et changer la donne ? Des campagnes sont parfois menées pour inciter les filles à aller en S, plus rarement pour inciter les garçons à aller en L. C’est le défi d’un projet mené par Claire Berest, professeure au lycée de l’Iroise à Brest, en collaboration avec plusieurs collègues : les témoignages d’anciens élèves de L ont été recueillis via les réseaux sociaux, puis exposés au CDI. Ils sont riches de bien des enseignements : la série L, c’est aussi pour les garçons ! la série L est une voie de réussite ! à une époque où les parcours d’orientation et de vie ont cessé d’être linéaires, l’Ecole doit transmettre la curiosité, l’adaptabilité, la capacité de mobilité …
Vous avez choisi de mettre en valeur des parcours de garçons ayant choisi la série L : pourquoi ce choix genré qui étonnera certains ?
Travailler l’orientation passe bien sûr par une meilleure connaissance du système, mais aussi par la prise de conscience de ce qui peut freiner des choix : ce qu’on appelle les déterminants de l’orientation. Parmi ces déterminants, il y a le genre, facteur dont les élèves n’ont que peu conscience. Ils le vérifient pourtant tous les jours dans leurs établissements par la sous ou la sur-représentation des filles ou des garçons dans tel ou tel enseignement d’exploration ou dans telle ou telle série.
Si l’école veut lutter contre une certaine fatalité de l’orientation, elle se doit d’aider chacun à en prendre conscience. Elle le fait bien sûr, mais aborde en général cette question à travers le prisme de la masculinisation excessive de certaines filières, pour s’adresser aux filles et les inciter à ouvrir leur champ de possibles. En revanche, l’école s’attaque plus rarement à l’hyper féminisation d’autres filières, comme celle de la filière L, composée à 80% environ de filles, et invite moins les garçons à investir des champs d’activité dits féminins. La « peur de les déviriliser », et tous les fantasmes hétérocentrés accompagnant celle-ci, n’y sont sans doute pas pour rien.
En quoi vous semble-t-il nécessaire de dépasser cette approche habituelle de la sexualisation des filières ?
Cette approche différenciée de la problématique de la sexualisation des filières risque de porter le soupçon sur les finalités des campagnes de promotion des formations et métiers dits « masculins » auprès des filles. Si elles n’ont en réalité pour but que de mettre en adéquation besoins économiques et choix d’orientation (on a besoin de plus d’ingénieurs donc on va inciter les filles à devenir ingénieures), la question de l’égalité n’en est qu’un habillage. Mais, si ce qui se joue à travers elles est bien l’égalité entre les filles et les garçons, il est clair alors que l’on ne peut s’intéresser à ce qui se passe du côté des un-e-s, sans s’intéresser à ce qui se passe du côté des autres. On ne pourra émanciper les un-e-s sans prendre conscience qu’il faut aussi émanciper les autres, faute de quoi on continue à « fabriquer de la domination ».
Agir pour rééquilibrer vous semble donc indispensable ?
Il faut inciter, bien sûr, les filles à avoir de l’ambition professionnelle, à ne rien s’interdire, à s’intéresser aux disciplines scientifiques, à devenir ingénieures, à travailler dans le numérique. Mais il faut aussi arrêter d’assigner les garçons à un rôle de domination, et les inviter à développer leur sensibilité, leur imaginaire, leurs qualités humaines. Il faut les aider à aller du côté des carrières littéraires, comme il faut les aider à aller vers des carrières sociales ou des métiers de la petite enfance. Ils y ont leur place, et nous avons tous à y gagner, car c’est la société dans son ensemble qui est soumise à cette répartition des rôles, et pénalisée par elle.
Mettre en valeur des parcours masculins dans une filière aussi féminisée que la filière L participe donc de cette conviction qu’en termes d’égalité entre les filles et les garçons on ne sera efficace que si l’on travaille à améliorer, de concert, les « deux versants de la mixité ». Il ne suffit pas de proposer aux petites filles de jouer au tractopelle, encore faut-il inviter aussi les garçons à jouer à la dînette !
Concrètement, comment avez-vous réalisé le projet dans votre établissement ?
Un groupe sur Facebook existe depuis plusieurs années autour de la série L au lycée de l’Iroise : il rassemble anciens élèves, lycéens actuels, possibles littéraires à venir, pour témoigner au quotidien de la vitalité de la série, relier les générations et nouer des contacts, favoriser estime de soi, aider à construire les projets d’orientation …. Le réseau social nous a permis de contacter un certain nombre d’anciens élèves masculins, devenus bacheliers littéraires entre 1996 et 2015. Nous leur avons proposé de répondre à quelques questions dans l’objectif de faire évoluer les regards sur la série L et de déconstruire trois préjugés difficiles à combattre qui lui sont associés : « La série L c’est pour les filles », « La série L ça sert à rien », « La série L ça mène à rien ». Une bonne trentaine d’entre eux nous ont très vite répondu qu’ils étaient partants.
Quelles questions leur avez-vous posées ?
Nous leur avons alors soumis un questionnaire, qu’ils pouvaient adapter selon leur âge, leur situation et le temps dont ils disposaient : en quelle année avez-vous obtenu votre bac L ? quel métier, activité professionnelle … exercez-vous et où ? par quels parcours d’étude, de formations voire d’activité professionnelles diverses êtes-vous passé ? de quelles qualités, compétences … le Bac L vous semble-t-il porteur ? qu’auriez-vous envie de dire à des lycéens qui s’interrogent sur leur choix d’orientation en 2nde (voire en Terminale) ?
Afin de parvenir à une sorte de galerie de portraits exposés au C.D.I, nous leur demandions de joindre à leurs réponses une photo. Au final nous avons reçu 27 réponses.
Quel usage avez-vous fait de ces témoignages ?
Ces portraits sont exposés au C.D.I, accompagnés d’un texte de présentation et d’explication. Il est ainsi rédigé : « Moi ? J’ai fait un bac L ; pourquoi ? Construire l’égalité entre les filles et les garçons, c’est combattre l’idée que certaines filières et professions sont réservées aux un-e-s plus qu’aux autres. Dans ce but, de nombreuses campagnes sont menées à destination des filles, en particulier pour les inciter à se lancer, plus qu’elles n’osent le faire, dans des carrières scientifiques. Mais qu’en est-il des garçons qui, victimes eux aussi du poids des stéréotypes, hésitent à se diriger vers des formations littéraires ? Une vingtaine d’entre eux, anciens élèves du lycée de l’Iroise ayant obtenu un bac L, ont bien voulu raconter leurs parcours. Ils prouvent que les filières littéraires ne sont pas réservées aux filles et offrent à tous une grande variété de possibles. »
Pouvez-vous nous résumer quelques-uns de ces témoignages ? que nous apprennent-ils sur la série L ?
Je retiendrai tout d’abord la variété des parcours. Certains sont passés par la Fac de Lettres et sciences humaines ou encore de droit, quelques uns par la classe prépa. D’autres ont fait des BTS de tourisme, d’action sociale, des DUT de techniques de commercialisation, de journalisme, des masters en marketing événementiel ou en animation ou en communication visuelle … Au final il y a pratiquement autant de parcours différents que de réponses.
Ceux qui ont fini leurs études sont enseignants, journalistes, responsables de magasins, chargés d’animation ou de communication culturelle ou de clientèle dans une banque, travailleurs sociaux … On découvre un libraire, un photographe, un musicien professionnel mais aussi un futur inspecteur au ministre de l’économie et des finances, ou un orthophoniste … Leurs parcours prouvent bien que les possibles sont multiples après un bac Littéraire.
De quelles leçons générales ces témoignages vous semblent-ils porteurs ?
Au-delà de cet encouragement à la filière L, trois éléments me frappent :
Le premier est l’endroit où ils mettent l’école : ils ne lui demandent pas de donner des certitudes, de tracer une voie toute faite. En revanche, donnant à la notion d’enseignement général tout son sens, ils lui demandent d’attiser la curiosité, d’ouvrir l’esprit, de susciter des envies. « Ne choisissez pas une voie par rapport à la possibilité d’avoir un emploi (c’est un pari perdu d’avance). Choisissez une voie en corrélation avec ce que vous aimez dans la vie. Le but au Lycée n’est pas de trouver un emploi mais de s’épanouir et d’apprendre » dit, par exemple, Ghislain. « Absorbez comme des éponges le plus de connaissances possibles » conseille Benoit.
Parce qu’ils savent qu’un parcours se construit pas à pas, que les routes ne sont plus linéaires, mais souvent chaotiques et difficiles, ils parlent beaucoup en termes d’appétence personnelle, d’aptitude à rebondir et d’adaptabilité ; c’est le deuxième élément qui m’a le plus frappée : « Il faut garder à l’esprit que rien n’est immuable, on peut se former tout au long de sa vie professionnelle , changer de métier à tout âge », « N’attendez pas que le bac vous mène quelque part , en fait c’est plutôt vous qui allez mener votre bac où bon vous semble » , « Rien n’est définitif, programmé, écrit. Les possibilités post-bac sont très vastes et ouvertes, à condition de s’en donner les moyens. Le bac n’est pas une fin en soi bien au contraire. Les études, c’est comme un labyrinthe. Il y a des bons et mauvais chemins, on s’y perd, on s’y retrouve ». écrivent respectivement Aurélien, Bastien et Jérémy. « L’avenir se construit plus solidement par envie que par nécessité. » affirme Robin.
Enfin je suis frappée de voir combien cette mobilité en quelque sorte intellectuelle, s’accompagne d’une mobilité géographique à laquelle beaucoup de témoignages font écho. Leurs parcours d’ailleurs en témoignent : directeur d’un festival de films français en Allemagne, orthophoniste à Marseille, photographe à Lyon, directeur de secteur d’animation à Tours, chargé de clientèle à Londres … ils étudient à Paris, Lille, Orléans, Rennes … ont séjourné en Allemagne, en Angleterre, en Ecosse, en Espagne, vivent en Australie ou projettent de partir au Mexique … D’ailleurs très peu d’entre eux habitent encore aujourd’hui la ville où ils ont passé le BAC. « Un dernier conseil… Après vos études, surtout voyagez… Il s’agit là pour moi du meilleur moyen pour apprendre. » conclut Guillaume.
Y aura-t-il des prolongements à cette exposition ?
L’expérience de la mobilité, souvent mise en valeur dans les parcours, nous a donné envie de construire un projet de partenariat avec l’Université de Bretagne Occidentale en proposant à la fin du mois de mars aux élèves de terminale de l’établissement un forum de la mobilité. Il leur permettra de rencontrer des étudiants ayant effectué une partie de leur cursus à l’étranger. Là aussi beaucoup d’idées toutes faites, d’obstacles intériorisés à combattre. A l’U.B.O environ 30 % d’étudiants sont boursiers et pourtant 50 % d’entre eux réussissent à partir dans le cadre d’études ou de stages à l’étranger …
Je suis convaincue que dans un monde où tout semble aux lycéennes et aux lycéens bien souvent bouché, cette « invitation au voyage » est de toute évidence une clé essentielle de la réussite de leurs études, de leur parcours professionnel et de la construction de leur identité, quel que soit leur sexe. A nous d’aider chacun-e à se projeter dans sa construction d’un espace-temps aux multiples possibles …
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Sur le site du lycée
Claire Berest dans le Café pédagogique