Les gens « ordinaires » méritent-ils qu’on raconte leur vie ? Comment le travail de l’écriture peut-il aider à la vérité de ce récit ? En quoi le numérique peut-il susciter entre élèves de fructueuses interactions qui les amènent à partager les expériences et apprendre de ces partages ? Les élèves « ordinaires » sont-ils alors autorisés à se faire un peu écrivains ? Autant de questions essentielles que porte un projet mené par Myriam Lobry, professeure de français au lycée Diderot à Carvin dans l’académie de Lille. A l’instar du site participatif « Raconterlavie.fr » et à la lumière d’œuvres diverses, les élèves ont peu à peu tissé des récits de vies, faisant de leur ENT une fabrique collective d’histoires et du numérique une expérience vivante, donc formatrice, de la littérature.
Le projet s’appuie initialement sur le site participatif « Raconterlavie.fr » : pouvez-vous expliquer ce dont il s’agit ?
Le site « Raconterla vie.fr » fait partie intégrante du projet lancé par Pierre Rosanvallon avec les éditions du Seuil. « Raconter la vie » est en effet à la fois une collection classique et un site collaboratif où chacun peut venir publier le récit de sa vie, lire celui des autres, le commenter etc. Ce projet s’inscrit dans la réflexion de Pierre Rosanvallon sur la démocratie et ses dysfonctionnements actuels, et en particulier les problèmes de représentativité. Son manifeste, publié au Seuil et disponible en lecture gratuite sur le site, s’intitule Le Parlement des invisibles. Son objectif, à travers la collection et le site, est de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas, de parler des lieux ou des hommes dont on ne parle pas, qui sont invisibles dans le débat politique actuel. Il espère aussi que sur le site se crée une communauté de lecteurs, qui reconnaîtront dans les récits des autres leur propre expérience afin que se retisse du lien social par ces lectures croisées. Le plus simple pour comprendre ce site est d’aller écouter la présentation par P.Rosanvallon lui-même sur le site participatif « Raconterlavie.fr »
Cette volonté de faire « le roman vrai de la société française » à travers une collection de récits m’est apparue comme une manière de renouveler l’étude du réalisme en seconde. Rosanvallon écrit : « toutes les hiérarchies de « genres » ou de « styles » (…) sont abolies ; les paroles brutes (…) sont considérées comme aussi légitimes que les écritures des professionnels de l’écrit. » Pour un littéraire, cela représente comme une sorte de défi intéressant à relever.
Quel travail spécifique avez-vous mené sur ce site avec les élèves ?
Je me suis servie du site pour problématiser l’étude du réalisme. L’objectif du travail sur le site a été de faire réfléchir les élèves sur les enjeux idéologiques (la position de Pierre Rosanvallon n’est pas neutre politiquement) et scientifiques du site : tout un chacun peut-il être écrivain ? un écrivain est-il forcément quelqu’un qui a quelque chose à raconter ?
Pour ce faire, avant de découvrir le site et après un bref rappel sur le genre romanesque et la fiction, les élèves ont analysé le slogan publicitaire de la collection : « Rejoignez raconterlavie.fr, le roman vrai de la société française ». Ils ont repéré l’oxymore « roman vrai » ce qui a permis de formuler la problématique de la séquence : peut-il y avoir une vérité de la fiction ? Ils ont aussi analysé l’invitation à rejoindre le site pour y lire ou y écrire des récits de vie. Cela a été l’occasion de réactiver ce qu’ils savaient sur ce genre qui a été travaillé au collège.
Pour compléter l’analyse du slogan, ils ont lu la quatrième de couverture du Parlement des invisibles, ce qui leur a permis de comprendre le positionnement politique de Pierre Rosanvallon.
Ce travail préliminaire à la découverte du site a fait ressortir deux caractéristiques distinctives de cette collection : la revendication de modernité avec une collection qui est prolongée par un site collaboratif, et qui prétend ainsi atteindre une vérité par le roman. Chacune de ces caractéristiques a été reprise pour être discutée.
Pour relativiser la nouveauté de cette démarche, j’ai proposé aux élèves un corpus d’extraits très courts du XVIIIe et du XIXe siècles pour découvrir l’esthétique réaliste. Et pour vérifier si les récits forment le roman vrai de la société française, les élèves sont enfin allés voir le site, lire des récits de leur choix. Leurs premières réactions ont été partagées entre des jugements assez sévères sur le manque d’intérêt des récits, et des jugements empathiques positifs. Mais beaucoup ont changé d’avis quand ils ont découvert, via des commentaires d’internautes que le pacte autobiographique qu’ils avaient spontanément adopté pour lire ces témoignages n’était pas toujours respecté. S’en est suivie une discussion sur la vérité et l’intérêt de la démarche. Les élèves ont finalement dressé un bilan très critique du site qui au départ leur paraissait très intéressant et attractif.
Tout cela a alors justifié de revenir à la littérature dans la mesure où les écrivains semblent avoir une conscience plus aiguë et fine des rapports complexes entre vérité et fiction. Un nouveau corpus de textes composé d’extraits de la préface de Pierre et Jean, de En lisant en écrivant et d’une interview de Pierre Michon reprise dans le Roi vient quand il veut a permis d’approfondir en effet la réflexion sur ces questions qui avait été amorcée lors de la découverte du site.
J’ai alors proposé aux élèves de recommencer le projet « raconter la vie », mais en prenant cette fois exemple sur les écrivains.
Les élèves mènent progressivement un travail d’écriture : quelles en sont les étapes ? selon quelles articulations avec des lectures littéraires ?
Les élèves ont en effet écrit un récit de vie en différents épisodes qui suivait le programme de Gracq En lisant en écrivant.
Le travail d’écriture que j’ai demandé aux élèves était de raconter la vie d’un de leurs proches ou d’une de leurs connaissances. (J’ai imposé cette seule contrainte afin d’éviter les problèmes liés à l’écriture du moi qui n’était pas l’objet de notre travail). Je les ai laissés libres pour le premier jet. Ils ont publié leurs récits sur le forum de l’ENT, et leurs camarades ont alors été invités à les lire et à donner leur avis. Beaucoup de ces premiers commentaires restaient dans un jugement sur le mode affectif.
Je leur ai demandé ensuite à plusieurs reprises de reprendre leur récit pour le retravailler : ils ont changé le genre, la chronologie, ajouté des détails et des liens hypertextes, retravaillé le style d’un passage… Une fois, ils ont aussi réécrit le récit de leur binôme. Sur le forum, ils ont publié à chaque fois leur nouvelle version de leur récit, et les autres ont été invités à commenter les effets produits par ces changements si bien qu’en fait, ce qui se lit sur le forum, c’est le feuilleton de l’écriture de leur récit, la fabrique de leur histoire. Les avis de leurs camarades ont aidé les élèves à se poser la question de la réception de leur récit et les a fait évoluer.
L’autre facteur qui a permis à leurs récits de se métamorphoser au fur et à mesure des réécritures, c’est que chaque nouvelle étape de l’écriture a été nourrie par l’étude de textes d’écrivains. Par exemple, nous avons étudié plusieurs incipit en nous demandant comment les écrivains réussissaient à créer une illusion réaliste tout en captant l’attention du lecteur, et certains élèves ont imité ensuite dans leurs récits des procédés qu’ils avaient repérés dans les textes. Je leur ai proposé des textes de formes et d’époques différentes (mémoire, roman, journal, exofiction…) afin qu’ils puissent choisir celle qui leur convenait le mieux. Le travail sur les textes littéraires a permis de réfléchir à ce qui faisait la vérité d’une fiction littéraire : l’art du mentir vrai, le travail sur le langage qui permet de livrer une vision singulière du monde et de le faire voir mieux que nous ne le voyons seuls ou dans les médias. Les textes contemporains d’Annie Ernaux sur le supermarché dans Regarde les lumières mon amour ou de François Bon sur les ouvrières licenciées par l’entreprise Daewoo, mis en perspective avec des textes du XIXe siècle ont intéressé les élèves surpris de voir ce qu’ils considéraient comme leur quotidien banal ainsi éclairé.
Le numérique participe à la mise en œuvre de ce travail : selon quels dispositifs ? avec quels intérêts spécifiques selon vous ?
Le numérique a complètement innervé le travail que j’ai mené. Il est d’abord au point de départ avec le site Raconterlavie.fr. Le site a servi de point de départ à la réflexion, mais il a aussi fortement stimulé les élèves qui jugeaient d’emblée que c’était plus attractif de lire un récit sur un site. Ecrire sur des forums, raconter sa vie sur des blogs etc. fait partie de leur quotidien. Grâce à ce détour, ils se sont sentis en terrain plus familier que s’ils avaient débuté directement l’étude du mouvement réaliste.
Ensuite, le numérique a été utilisé constamment comme ressource documentaire. Internet permet de mettre les élèves au contact de documents authentiques très nombreux : ils ont ainsi pu travailler sur les manuscrits des écrivains mis en ligne par la BNF, ou utiliser des pages de la Description de Paris par Piganiol de la Force pour mener l’enquête que je leur confiais pour retrouver quel milieu social peignait Prévost à travers l’histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut. Par les recherches et activités, ils ont découvert aussi un autre internet que celui qu’ils utilisent habituellement (avec par exemple la découverte du site d’écrivains tels que Le Tiers livre ou Bégaudeau.info) et ont été amenés à s’interroger sur l’efficacité de leurs méthodes de recherche.
Enfin, nous avons beaucoup utilisé l’ENT. Les élèves pouvaient retrouver dans leurs dossiers les documents du cours et les avaient à leur disposition. Ils ont utilisé la messagerie pour me demander des conseils, me relancer parfois quand ils trouvaient que je ne réagissais pas assez vite à ce qu’ils publiaient sur le forum. C’est surtout les forums en effet qui ont joué un rôle déterminant dans ce travail. On n’écrit pas sur une copie comme lorsqu’on écrit pour être publié, fût-ce numériquement. Ces publications et lectures collectives ont d’abord eu un effet sur la vie de classe, en permettant l’intégration notamment d’élèves en situation particulière. Quand ils commentaient les récits de leurs camarades, les élèves changeaient de posture : certains ont par exemple essayé d’aider les autres à corriger leurs récits. Ce dispositif a permis d’engager un travail en métacognition et de faciliter la collaboration. Enfin, raconter s’apprend, et le numérique a facilité cet apprentissage scripturaire par sa souplesse. Les élèves ont pu facilement remanier leur premier récit sans que les réécritures ne deviennent trop fastidieuses. Chaque strate a permis à chacun de progresser à son rythme en fonction du niveau où il se trouvait au départ (les consignes n’étaient en effet pas les mêmes pour tous les élèves, le numérique a permis de différencier ma pédagogie) et de revenir, de réfléchir à ce qu’il avait produit. Les élèves sont donc devenus, au cours de cette séquence, des « écrivains » plus conscients de leurs choix et de leurs enjeux, ainsi que de meilleurs lecteurs.
D’un point de vue plus personnel, cette expérience m’a convertie au numérique, que j’utilisais auparavant, mais pas de la même manière. Participer au Rendez-vous des lettres à la BNF a été une très grande stimulation. J’ai beaucoup travaillé sur ce projet, avec l’aide et le soutien de mes inspecteurs, MM Bossis, Fesneau et Hébert, et je suis ressortie moi-même métamorphosée, en tant qu’enseignante, de ce colloque sur la métamorphose du récit.
Au final, quels profits et quels plaisirs les élèves vous semblent-ils avoir tirés de cette expérience ?
Pour répondre à cette question, j’aimerais citer une élève de la classe dans la préface qu’elle a écrite pour son récit : « J’ai beaucoup aimé cette aventure de l’écriture car auparavant je n’avais pas encore traité un sujet d’écriture amélioré au fur et à mesure et en ayant différents avis car avant j’avais plus souvent des rédactions faite seule sans avis extérieur que le mien. Cette méthode d’écriture est vraiment intéressante, je trouve qu’on s’améliore plus facilement en obtenant des avis qu’ils soient positifs ou négatifs car, j’avais du mal à écrire une telle histoire surtout pour l’organisation car lors de la première écriture nous n’avons pas eu tellement de détails sur les choses attendues et nous n’avons pas reçu d’avis externes. Les commentaires m’ont donc fait amélioré les précisions sur les noms des médicaments, les répétitions à la fin… J’ai tenu compte des critiques et j’ai pu améliorer mon récit afin qu’il soit correct et compréhensible. J’essayais également de me mettre à la place d’une personne qui ne connait pas l’histoire et relisait mon récit afin de voir si il était assez détaillé. »
Outre la motivation et l’intérêt créés par le recours au numérique, il me semble que les élèves ont d’abord eu plaisir à travailler ensemble via le forum. Ils ont aussi vécu cette aventure avec plaisir parce qu’ils savaient qu’ils ne seraient pas évalués tout de suite sur leur premier jet. Ils ont eu la possibilité de se reprendre et de s’améliorer avant. Mes appréciations revêtaient un autre sens : il s’agissait de conseils et de questions, et le numérique a permis d’instaurer un véritable dialogue, de sortir de la situation de communication très artificielle des annotations qu’on porte dans la marge d’une copie.
Ce qui me m’importe aussi, c’est le changement du regard sur eux-mêmes, leur ville, leurs proches. La première fois où ils ont lu les récits sur le site, l’un des avantages qu’ils y ont trouvé est que le site permettait à des gens « banals » de s’exprimer. Plusieurs d’entre eux ne voyaient pas au départ d’intérêt à raconter la vie de leurs proches. La publication de leur récit sur internet, les commentaires des camarades ont permis de travailler sur l’estime d’eux-mêmes, de les mettre en valeur. En avril, la médiathèque de la ville va organiser une exposition pour mettre leurs travaux en lumière, et proposer leurs récits à un public plus vaste. En ce moment, les élèves travaillent avec la compagnie de théâtre en résidence dans la ville pour raconter, le soir de l’inauguration, leurs histoires. Tout cela renforce la construction de leur identité et les amène à s’inscrire également dans l’identité collective : raconter des vies pour mieux vivre ensemble.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Présentation du projet « Raconter la vie »
Dans la brochure « Les métamorphoses du récit à l’heure du numérique »