Le mot empathie est entré officiellement dans le langage de l’Education nationale à propos de la lutte contre le harcèlement. A Trappes, Bertrand Jarry accompagne l’école Henri Wallon dans un projet de développement de l’empathie chez les écoliers. Base d’un travail plus global d’intégration à l’univers scolaire.
A Trappes, Bertrand Jarry est CPE au collège Y Gagarine mais aussi formateur du réseau Rep+. C’est à ce titre qu’il accompagne ce projet sur l’école Henri Wallon de Trappes qui fait partie du réseau Rep+ Gagarine
Comment le projet « Apprendre à vivre ensemble en classe » est-il né ?
Ce projet est la continuité d’un travail engagé au collège Youri Gagarine de Trappes en septembre 2012 (collège du réseau de l’école Henri Wallon). Il est né de la rencontre avec le sociologue Omar Zanna, celui-ci ayant une connaissance des problématiques liées à la socialisation/éducation à l’empathie par le corps/émotions des « jeunes difficiles ». Je souhaitais m’en inspirer pour nourrir mes réflexions d’éducateur. Cette première rencontre s’est faite à l’occasion d’une session de formation au DU intitulé « Adolescents difficiles : approche psychopathologique et éducative » dirigé par le Professeur Philippe Jeammet.
Les objectifs poursuivis devaient répondre aux problématiques du terrain et à ses spécificités. Il s’agissait d’apaiser les ambiances de classe et de travailler sur le vivre ensemble; de favoriser les interactions entre les élèves pour développer leurs compétences relationnelles; d’apprendre à reconnaître l’autre comme une version possible de soi; de favoriser les apprentissages et leur efficacité et aussi de penser la qualité de la relation pédagogique et les postures enseignantes comme vecteur de réussite des élèves.
Après une formation action de deux années et des échanges en inter-degrés, des enseignants de l’école élémentaire Henri Wallon ont souhaité à leur tour s’emparer de cette réflexion. Le projet est aujourd’hui mené dans l’école depuis septembre 2014 par six enseignantes. Elles ont travaillé, chacune avec leurs élèves soit six classes du CP au CM1.
L’objet du projet est de réfléchir aux conditions et à la mise en œuvre d’une éducation à l’empathie émotionnelle auprès des élèves. Travailler sur les émotions, les nommer, les définir et les ressentir en soi et chez les autres apporte une autre perception de la difficulté scolaire ou de comportement et apaise le climat de la classe. Les élèves sont plus solidaires les uns avec les autres, le regard de chacun change et la difficulté du travail s’amenuise grâce à la collaboration spontanée de chacun d’entre eux dans le respect de tous.
Ce projet est conduit sous la responsabilité scientifique d’Omar Zanna, enseignant-chercheur à l’Université du Maine et s’appuie sur ses travaux.
Comment arrivez-vous à développer ce projet au niveau de l’école ?
Après un temps de sensibilisation puis de formation au cadre théorique et à sa méthodologie un groupe de travail constitué de six enseignantes volontaires s’est constitué. Il se réunit une fois par mois sur le temps de pondération propre au Rep+. Il a pour finalité d’élaborer collectivement des situations concrètes d’apprentissage, de les faire vivre aux élèves et de les amender. Régulièrement j’interviens dans les classes pour accompagner et observer la mise en œuvre de ces situations. Aujourd’hui, par « capillarité », une forte demande des collègues professeurs des écoles sur l’ensemble du réseau existe que nous nous efforçons au mieux d’accompagner.
Comment intégrer cet apprentissage dans les cours du primaire ?
L’objet du projet est de créer des situations d’apprentissage dans lesquelles les élèves vont faire l’expérience collective d’émotions partagées par la mise en jeu du corps, leur permettant ainsi de pouvoir reconnaître l’autre comme une version possible de soi.
Cette démarche s’appuie sur une méthodologie précise qui est la synthèse de quatre principes :
-pratiquer ensemble (les élèves pratiquent de concert de telle sorte qu’ils ressentent synchroniquement les mêmes sensations)
-observer autrui (les élèves s’observent de telle sorte que leur disposition à l’empathie soit sollicitée)
-inverser les rôles (les élèves changent de rôle de telle sorte qu’ils éprouvent diachroniquement et synchroniquement les mêmes ressentis)
-parler des ressentis (les élèves parlent de leurs ressentis de telle sorte qu’ils décrivent et expriment leurs sensations et émotions en présence de pairs sans en pâtir).
C’est à partir de ces quatre principes que les enseignantes repensent et adaptent leurs enseignements pour développer des outils tels que des jeux dansés, des temps de relaxation et de conscientisation, des modes d’interrogation ou d’apprentissage (récitation à plusieurs voix par exemple), du théâtre forum (ce qui leur a permis de revisiter le débat philosophique notamment), et bien d’autres encore…
Quelques exemples de situation d’enseignement :
Le jeu des mousquetaires en motricité : « Ce jeu consiste à faire jouer ensemble plusieurs équipes de quatre élèves. Dans chaque équipe, les élèves ont une position à tenir. L’un a, par exemple, les bras tendus parallèles au sol, l’autre fait la chaise appuyé contre un mur, le troisième se tient sur une jambe et le quatrième (le joker) court autour de la salle selon un parcours prédéfini. Les trois premiers peuvent interpeller le joker pour se faire remplacer. Le groupe qui tient le plus longtemps toutes les positions gagne la manche… Au cours de ce jeu, il faut placer les joueurs de telle sorte que tous les élèves prennent en considération leurs partenaires afin de repérer celui qui va lâcher la position au risque de faire perdre son équipe.
Chacun doit, par conséquent, être attentif aux mimiques, aux expressions du visage, aux cris, aux appels à l’aide… Dans ce jeu, comme dans tous les autres, ce sont les corps qui s’expriment. En répondant immédiatement par une réaction appropriée, l’observateur transmet de façon précise et éloquente à la fois sa conscience de la situation de l’autre et son propre engagement. En tant qu’intuition vécue des états affectifs de ses camarades, la faculté d’empathie inscrit les autres en soi. Partager des sensations vécues -rictus, grimaces, souffles, rougeurs…- donne à chaque élève la possibilité de reconnaître ses camarades comme une version possible de lui-même. C’est alors que l’empathie prend corps. » (Omar Zanna, Apprendre à vivre ensemble en classe. Des jeux pour éduquer à l’empathie. Dunod, 2015).
Les situations suivantes recherchent systématiquement les mêmes principes.
Le débat philosophique revisité pour aborder l’éducation morale et civique
Les objectifs et compétences sont ici de prendre part à un débat, de nuancer et justifier son point de vue, d’écouter autrui, d’accueillir ses représentations. Pour cela, l’enseignant constitue des groupes de trois ou quatre élèves et leur propose un thème sous forme de question (exemple : comment construire la paix ?). Chaque petit groupe d’élèves imagine ensemble un scénario très court répondant pour eux à la question. Le groupe se met alors en scène devant la classe. L’enseignant peut dans un second temps transformer cette situation en théâtre forum en invitant les élèves spectateurs à intervenir et à remplacer par corps l’un de leurs camarades. Un temps de verbalisation est toujours organisé en fin de séance pour partager les ressentis et échanger sur les points de vue de chacun.
La visite au musée pour apprendre l’histoire des Arts
L’enseignant affiche plusieurs tableaux de maîtres dans sa classe dont les thématiques sont en lien avec la notion, le style, l’époque…travaillés. Il propose alors aux enfants de se déplacer comme dans un musée et de s’arrêter devant une œuvre qui leur parle. Le professeur demande aux élèves de reproduire par corps chacun des tableaux avec les camarades qui se sont arrêtés devant la même œuvre que lui. L’enseignant invite alors les spectateurs à verbaliser les émotions évoquées leur proposant ainsi de se mettre à la place d’autrui et les encourage à échanger leurs rôles.
La récitation à plusieurs voix pour apprendre ensemble
Les élèves sont invités à venir au tableau par groupe de trois. Ils se mettent alors en arc de cercle afin de toujours garder un contact visuel entre eux. Un élève commence sa récitation et s’arrête lorsqu’il se sent en difficulté ou parce qu’il souhaite passer le relais à un de ses camarades. Le second, attentif à la difficulté de son voisin prend la suite et ainsi de suite jusqu’à ce que les trois élèves soient passés et que l’ensemble de la poésie ait été récitée. De nombreuses variantes existent avec souffleur, joker, etc. Cette situation est aisément adaptée à d’autres enseignements comme en mathématiques (pour l’apprentissage les tables de multiplication par exemple).
Cette école humanisée est-ce une école moins exigeante : comment arrivez vous à la fois à faire des maths et du français et à développer le vivre ensemble ?
Nous sommes frappés de constater que de très nombreux témoignages d’enseignants qui participent à ce projet évoquent le changement de posture, parfois de représentation qu’a opéré dans leur pratique ce travail de réflexion sur une éducation à l’empathie auprès de leurs élèves. Il semble qu’il constitue un levier puissant de transformation professionnelle mais aussi et sûrement personnelle et humaine. Apprendre des savoirs utiles à la connaissance et à l’acceptation de soi pour avoir une chance de reconnaître autrui comme une version possible de soi ; être capable de dire comme cet enfant de CE2 : « maîtresse aujourd’hui je suis triste comme dans Van Gogh », n’est-ce pas avoir pour l’école et à l’école une grande exigence ?
Propos recueillis par François Jarraud