Au 8ème Forum des Enseignants Innovants qui s’est tenu les 4-5 décembre, une table ronde a permis de croiser les regards sur l’innovation : est-elle compatible avec l’institution ? La créativité de quelques-uns peut-elle se diffuser à tous ? Une universitaire, des représentants d’associations professionnelles et des enseignants innovants ont partagé leurs points de vue, leurs aspirations, leurs expériences. Avec sans doute une conviction commune : ce que les enseignants innovants transmettent aux élèves, c’est d’abord l’esprit d’innovation, la passion de toujours apprendre, la conviction que chacun a le pouvoir de s’inventer et de réinventer le monde. Un appel qu’il serait bon d’entendre par les temps qui courent, ou plutôt par les temps qui reculent ?
Peut-on piloter l’innovation ?
Pour Françoise Cros, professeure des Universités en Sciences de l’éducation à l’université de Paris V, l’innovation est fondamentalement un bricolage. C’est ce qui explique que l’institution en ait peur. C’est ce qui explique aussi sans doute l’enthousiasme des enseignants innovants.
Philippe Guillem, professeur des écoles en maternelle à Talence, souligne que contrairement à un projet de recherches scientifiques le bricoleur détermine son objet d’étude au fur et à mesure de ses bricolages. Monique Argoualc’h enseigne en classe relais à Brest : « on doit souvent se justifier alors qu’on souhaiterait expliquer », regrette-t-elle. D’ailleurs il n’y a pas que l’institution qui freine, il y a aussi les collègues. A la limite, on admettra l’innovation en classe relais parce que là elle ne touche pas le cœur du système… L’indifférence des collègues et de l’institution m’a parfois aidé, complète Philippe Guillem : elle permet paradoxalement de bricoler dans son coin…
La question du guidage est importante : peut-on vraiment piloter l’innovation ? Pour Françoise Cros, l’innovateur dépasse des seuils, ce qui est dérangeant pour l’institution. D’où entre les deux, c’est « je t’aime moi non plus. Les innovations institutionnalisées perdent de leur saveur, ce qu’a montré par exemple l’expérience du tutorat. Adopter, c’est adapter, et cela engendre regret et deuil. D’ailleurs, l’institution cherche volontiers à canaliser l’innovation, à trier les innovateurs. Mais on peut résister : si les innovateurs se retiraient de l’institution, il n’y aurait plus d’institution ! Face à l’institution, ce qu’il faut mettre en avant dans les « évaluations » parfois demandées, ce sont l’attitude, la créativité, les compétences sociales.
Pour Viviane Youx, présidente de l’Association Française des Enseignants de Français, les associations peuvent servir de contrepoids à l’institution : elles ouvrent des possibles, partent des enthousiasmes pour tracer des lignes. Souvent les innovateurs disent se sentir seuls : il faut fédérer, créer du collectif, et c’est le rôle essentiel des associations. Celles-ci apportent aussi une certaine cohérence par rapport aux savoirs : elles donnent de la légitimité. Représentant l’Association des Professeurs d’Economie Gestion, Malika Binet voit elle aussi dans les associations une possible réponse. Il y a une insécurité de l’innovation : d’ailleurs on ne peut pas livrer un kit des projets innovants. Dans les associations, on peut trouver des personnes qui vont écouter sans juger. Les enseignants innovants sont des « militants chercheurs », c’est bien ce qui fait peur. Car, Françoise Cros le rappelle, l’innovation est un enjeu de valeurs, un enjeu politique. Elle est porteuse d’une forme sociale, d’une forme de citoyenneté.
Peut-on vraiment diffuser l’innovation ?
Des études, insiste Françoise Cros, comme celle d’Yves Reuter, ont montré que la solitude de l’innovateur est une réalité : il faut lutter contre ce sentiment. La compétence de l’innovateur est une compétence de stratégie sociale : il faut savoir « vendre » l’innovation, aux collègues, aux associations, aux inspecteurs … On a pu comparer deux collèges qui avaient mis en place le tutorat : au bout de 6 ans, l’un d’entre eux avait tout abandonné ; l’autre continuait un dispositif jugé pertinent. Quelles différences perceptibles ? Quels facteurs de réussite ? Pour que ça marche, a démontré l’expérience, il faut un laboratoire d’idées, il faut formaliser ces idées à destination des autres, par exemple dans des réunions avec principal et collègues. Une autre clef s’est avérée la mobilité des profs dans le collège, qui exportent le dispositif d’un niveau à l’autre. « Ne restez pas dans votre coin ! » lance l’universitaire aux enseignants présents.
Pour échapper à la solitude, pour partager les projets, les envies et les réflexions, il est désormais important de communiquer aussi en ligne, ajoute Philippe Guillem : sur des blogs ou sur les réseaux sociaux. Monique Argoualc’h en souligne aussi le profit : des réseaux sociaux comme Twitter et des rencontres comme le Forum du Café pédagogique permettent de se construire une salle de profs virtuelle et utopique. Viviane Youx, quant à elle, exprime un souhait : il faut redonner de la vitalité au système de recherche-action, car il permet à l’enseignant innovant d’être accompagné par des chercheurs, il recrée un lien plus fort avec l’Université.
Comment diffuser l’innovation qui n’est pas un produit, mais un processus ? interroge encore Françoise Cros. Toute activité est singulière, toute innovation est à transférer, donc à transformer. Le meilleur chemin, c’est celui des réseaux, des rencontres, des échanges, non la voie institutionnelle et pyramidale. Une expérience a été menée : dans un établissement, on demandait à des enseignants de se désigner comme innovateurs et parallèlement aux inspecteurs (de plusieurs disciplines) de les désigner : ce ne sont pas les mêmes noms qui sont sortis des différents chapeaux, c’est donc que les représentations varient d’un endroit à l’autre du système.
Pour diffuser, il peut paraitre essentiel de collaborer. Philippe Guillem raconte avoir mené un projet commun à des enfants de maternelle et des étudiants de 2ème année Arts et Métiers : « on a saisi qu’on avait la même approche ». De tels partenariats non seulement permettent de sortir les enfants de la classe, mais sont aussi des moteurs : ils permettent de changer les représentations. Malika Binet, pour l’APEG, ajoute qu’il est intéressant de collaborer avec des experts du terrain, des gens issus du monde de l’entreprise. Il semble important de communiquer, y compris à l’intérieur de l’établissement, de devenir ainsi « un facilitateur, un passeur ».
Mais que faut-il diffuser en réalité ? Pour Monique Argoualc’h, le moteur, c’est le doute : dès lors, il faut remettre en question la notion de « bonnes pratiques », celles qui seraient censément à répandre. A l’AFEF, rappelle Viviane Youx, nous avons toujours été opposés à la diffusion de recettes de cuisine. Françoise Cros salue l’enthousiasme communicatif lié à l’innovation : idéalement, tout enseignant devrait être innovant pour faire aimer sa matière ! Au bout du compte, il s’agit bien, comme le souhaite Viviane Youx, de mettre les gens à travailler ensemble pour diffuser l’esprit d’innovation lui-même. D’un établissement à l’autre, d’un enseignant à l’autre, et jusque dans les classes : pour que l’Ecole devienne enfin ce Forum des Elèves Innovants que bien des participants à cette rencontre 2015 ont appelé de leurs vœux et commencé à inventer.
Jean-Michel Le Baut