Les 23-24 novembre 2015, le 6ème Rendez-vous des Lettres a porté son regard sur les « métamorphoses du récit à l’heure numérique ». Le séminaire s’est déroulé à la Bibliothèque nationale de France, là où selon le mot de Bruno Ponsonnet, « tous les récits du monde sont présents. » En quoi, avec le numérique, de nouvelles façons de raconter, de lire ou d’écrire la fiction, deviennent-elles possibles, et même souhaitables ? Comment le récit peut-il alors se faire école de la complexité et de la perplexité, aider à construire le sens moral, apprendre à faire société ? Ces questions ont été éclairées par des activités pédagogiques variées, menées à l’école, au collège ou au lycée. Posées dans le contexte troublé et violent de ce mois de novembre 2015, elles nous rappellent à l’essentiel : pourquoi raconter des histoires si ce n’est pour « recoudre les morceaux épars de notre humanité » ?
De nouveaux enjeux ?
Catherine Becchetti-Bizot, inspectrice générale de l’Education nationale, chargée d’une mission sur les nouvelles pédagogies liées aux usages du numérique, salue l’inventivité des enseignants, qui cherchent à susciter plaisirs d’apprendre, de lire, d’écrire, de se cultiver. Un événement comme ce PNF doit permettre de valoriser cette créativité pédagogique. Il est d’ailleurs important de mobiliser les forces de l’intelligence collective dans le contexte actuel. Car l’enjeu est bien de construire une école qui prépare les élèves à vivre et agir ensemble, de les considérer comme des personnes, comme des citoyens en devenir, de prendre en compte aussi la diversité de leurs talents.
L’Ecole, souligne Catherine Becchetti-Bizot, est confrontée à des défis majeurs et à une actualité violente, qui risque de nous faire perdre nos repères. Or le numérique est notre nouvelle écriture : il oblige le sujet à se construire en interaction et en intelligence avec les autres. Il modifie aussi nos façons d’apprendre et d’enseigner, invite à mettre en place des modes d’apprentissage plus participatifs, collaboratifs, créatifs, engagés. Nous avons un besoin anthropologique de « donner forme à l’informe » (Paul Ricœur), par exemple en tirant les fils d’une histoire ou en créant le processus d’empathie. Ces derniers jours, on a vu se tisser en ligne un récit polyphonique, donnant même lieu à une reconstruction du mythe du roman national et à une revisitation de la littérature patrimoniale, un récit ancré dans la vérité multiple des expériences et des émotions, porté par des écritures créatives et métissées. C’est dire si le réel a besoin de se faire roman, peut-être pour s’adoucir et pour nous élever en humanité. Les réseaux sociaux nous livrent comme un roman-photo collectif et spontané, où chacun s’inscrit comme acteur et spectateur. Le récit, né d’une volonté acharnée de dire et de comprendre le monde, fait alors surgir comme une utopie de la fraternité. Désormais, insiste Catherine Becchetti-Bizot, s’il se tisse aussi sur ces réseaux, c’est aussi pour recoudre les morceaux épars de notre humanité. Le numérique multiplie les possibilités de diffusion, de partage, d’amplification par les hyperliens ou par les fils de commentaires. L’enjeu est fort : nous saisir des potentialités de nos nouveaux supports d’écriture pour reconstruire un monde où nous puissions vivre.
Paul Raucy, inspecteur général de l’éducation nationale, doyen du groupe des lettres, trace les pistes de travail du 6ème Rendez-vous des lettres : envisager combien le récit relève de grandes dispositions anthropologiques ; examiner les formes et potentialités nouvelles que lui offre le numérique, qui les accélère et les amplifie, entre « linéarité joueuse » et « impression nauséeuse » ; reposer le rapport entre vérité et fiction. La question se pose aussi de comprendre en quoi la lecture et l’écriture du récit contribue à la construction du sens moral : question qui s’est ravivée avec les derniers événements. La disposition narrative est profondément humaine, et très lointaine. Ce qu’on y apprend relève d’une connaissance pratique, avec des règles qui ne forment pas un système mais sont accessibles à travers une certaine expérience : la lecture et la pratique de l’interprétation permettent de former le jugement, la littérature enrichit « notre expérience et notre imagination morale », pour reprendre les mots de Jacques Bouveresse.
L’enseignement moral et civique doit se fortifier par l’enracinement dans les disciplines. Les Lettres y contribuent d’abord en tant que discipline de culture : il s’agit d’élargir et d’approfondir les expériences vécues, les questions morales sont liées aux questions esthétiques. Les Lettres y contribuent aussi en tant que discipline d’interprétation, qui interroge les valeurs par la lecture du texte : la littérature a le pouvoir de compliquer la vie, les œuvres ne sont pas des traités de morale, elles donnent à saisir la complexité du sens, elles constituent une école de la perplexité. Les Lettres y contribuent enfin en tant que discipline de transmission : la transmission des œuvres et de leur parole fonde la possibilité d’expériences à revivre.
Pour Paul Raucy, il s’agit bien de faire de la lecture une véritable expérience, ce qui suppose aussi de prendre en compte la valeur existentielle des textes, ce qu’elles éveillent de considérations et d’émotions personnelles. Souvenons-nous des raisons pour lesquelles nous professeurs de lettres avons choisi cette discipline : parce qu’elle aide à vivre. Le numérique doit permettre de faire des œuvres, de plus en plus, le bien propre des élèves.
De nouvelles formes narratives ?
S’il faut réapprendre à raconter, c’est peut-être parce que le numérique invente devant nous de nouvelles formes, au-delà des genres narratifs traditionnellement enseignés. L’enseignement des lettres peut-il se permettre de passer à côté de ces esthétiques, de ces processus et de leurs pouvoirs ?
Pour Alexandra Saemmer, professeure en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris 8, la vraie question n’est pas celle des rapports de la fiction à la réalité, elle est de savoir comment la fiction opère dans la réalité, l’enjeu est de saisir combien elle a un pouvoir de modélisation. Le schéma traditionnel de linéarité des histoires avait déjà été mis en danger par la littérature d’avant-garde : l’hyperlien vient aussi désorganiser le texte, aboutissant à une fragmentation de l’expérience de lecture. Des dispositifs favorisent une compréhension partielle, par saccades. Les productions hybrides pour tablettes modélisent un lecteur désireux de plonger âme et corps dans l’univers fictionnel. Les gestes (appuyer, déplacer …) y ont un grand pouvoir immersif. Se développe une esthétique de l’enchantement et du surgissement, un spectacle son et lumière où le lecteur peut par son doigt produire lui-même les effets.
Un mouvement d’occultation des dispositifs est en cours : la fiction numérique industrielle a pour objectif de faire oublier l’outil, nous ne savons plus ce qui se passe derrière, nous sommes séduits, fascinés, par une « esthétique cyberkitsch ». Des œuvres originales et fortes pourtant adviennent, comme « Un monde incertain » de Jean-Pierre Balpe : une fiction subtilement autobiographique qui se tisse à travers différents avatars sur Facebook, une œuvre fragmentaire, avec commentaires de lecteurs qui sont peut-être aussi des personnages de fiction, comme pour faire expérimenter au lecteur « une solitude parmi d’autres ».
Serge Bouchardon, professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université de technologie de Compiègne, interroge d’emblée : comment articuler narrativité et interactivité ? qui a la main : le narrateur ou le lecteur ? Une typologie des formes nouvelles est d’ores et déjà possible : récits hypertextuels, cinétiques, génératifs, collectifs. Les enjeux sont divers : narratifs (jouer sur les possibles, les points de vue, la clôture, le rôle du lecteur …), littéraires (ouvrir la littérarité sur des textes qui n’y avaient pas droit), pédagogiques (revenir sur certaines notions, enseigner l’écriture numérique comme s’y essaie le PRECIP). Les perspectives sont aussi variées : livre interactif ou augmenté comme « Alice au pays des merveilles »), film interactif (comme « HBO Imagine » avec manipulation possible d’un cube permettant d’accéder à plusieurs points de vue sur une même scène), webdocumentaire interactif (comme « 17.10.61 » qui permet de naviguer dans des séquences vidéos prédécoupées), BD interactive (interrogeant la temporalité et la mise en espace), récits interactifs urbains (par exemple utilisant les outils de cartographie), narration transmédia …
Des questionnements subsistent. Ce qui est nouveau, insiste Serge Bouchardon, c’est la tentative toujours plus importante de manipulation du support par le lecteur. Le numérique propose un système délinéarisé, hypertextuel avant d’être textuel. Le rôle du lecteur est désormais intégré dans le support. Le récit interactif trouve plutôt sa justification dans le dispositif lecture / écriture que dans l’histoire racontée (l’histoire est-elle encore racontable ?). Il s’agirait peut-être d’un passage de la chronologie à la cartographie. Dans le jeu vidéo, sans doute s’investit-on davantage qu’on ne s’identifie ? Quelle expérience morale alors vivre avec certains dispositifs de fictions numériques ? Mais à nouvelle temporalité (accélération du temps, immédiateté, mode de vie évènementiel) ne doit-il pas correspondre un nouveau récit ? Sans doute encore devient-il de plus en plus difficile de saisir son identité narrative : les récits interactifs peuvent nous y aider.
De nouvelles pratiques pédagogiques
Tout au long du séminaire, des activités pédagogiques sont présentées pour montrer combien les enseignants, du primaire au secondaire, tentent précisément de changer la façon d’apprendre à lire ou à écrire des histoires.
Pierre Péroz montre comment apprendre à parler et raconter en maternelle. Une première vidéo permet d’analyser ce qui se passe lors des habituelles lectures-présentations d’albums par l’enseignante : les réponses sont courtes, la répartition de la parole est très inégale, le récit, atomisé, n’appartient à personne, il ne s’agit pas vraiment d’un moment d’apprentissage. Une seconde vidéo permet de montrer combien le dispositif peut être transformé : au lieu de montrer un album, on raconte une histoire qu’on invite les enfants à mémoriser et à raconter à leur tour, l’enseignante adopte une posture en retrait et interroge systématiquement les élèves ayant levé le doigt, elle pose des questions ouvertes qui reviendront tout au long de l’année (faire ressurgir les souvenirs de la fiction ; identifier personnages, motivations, états mentaux ; adopter différents points de vue par rapport à l’histoire par exemple en demandant ce qu’on ferait à la place de tel ou tel personnage), on permet aux élèves de répéter ou de reformuler ce qui a déjà été dit… Bilan : sur le plan langagier, le développement spiralaire du thème permet la participation de tous les élèves ; sur le plan narratif, on utilise d’autres unités intermédiaires plus facilement accessibles que celles du schéma quinaire, des péripéties signifiantes ou impliquantes.
Véronique Larrivé, de l’ESPÉ de Toulouse, montre comment lire « Gilgamesh » au cycle 3 : pour accompagner la lecture du roman, les élèves de CM2 et de 6ème réalisent un journal de personnage sur Didapages. Il s’agit d’une expérience de vie susceptible de favoriser l’empathie. Les élèves eux-mêmes en ont dressé le bilan à travers des écrits métaréflexifs. : « Je m’imagine son état d’esprit en tenant compte de son passé, ce qu’il a vécu, traverse », « Il suffit que j’écrive « je » pour que l’imagination arrive », « C’est notre histoire à nous ! », « C’est un peu comme si c’était notre personnage ! » … Le journal de lecteur favorise une réception sensible du personnage, il forge un lecteur actif et impliqué.
A Suresnes, les sixièmes de Marie-Sophie Ludwig ont écrit une suite à l’Odyssée : Ulysse fonde une nouvelle cité sur une île inconnue, des fléaux obligent les habitants à codifier les règles de vie. L’écriture d’invention rend possible un travail authentique autour de la Charte de la laïcité : la fiction collaborative favorise la construction de valeurs partagées. Professeure de lettres en collège, Carole Guérin-Callebout a mené un beau projet d’ « épuisement d’un lieu de Tourcoing » à la manière et à la lumière de Georges Perec, mais aussi avec les potentialités nouvelles du numérique : outils mobiles pour mener l’exploration d’une usine, écriture créative enrichie d’hyperliens, usage d’un pad collaboratif, rencontre d’œuvre hypertextuelles … L’écriture devient le vrai lieu d’investigation et les élèves développent tout à la fois esprit poétique et esprit critique.
A Bouillargues, dans l’académie de Montpellier, Annie Regad a lancé un projet interdisciplinaire en 5ème. : « Enquête au collège : la photo dégradée ». Ce fait divers fictif sert de point de départ à des activités variées : rédaction d’un rapport de police, jeu de rôles avec mise en scène du délit, travail sur la lumière et la couleur en physique, travail sur le cadre en arts plastiques, collaboration avec un artiste en résidence, réalisation de magnifiques triptyques, juxtaposant rapports de police, photos de « personnages » se mettant en scène, témoignages de ces mêmes personnages sous des formes diverses (confidences, journal intime, interrogatoire, souvenir d’enfance, monologue, dialogue narratif …). Le travail permet de saisir combien l’écriture donne le pouvoir de mettre à distance le lecteur tout en le maintenant dans l’illusion, combien la fiction est réinvention du réel et ouverture des possibles.
Au lycée professionnel Pierre de Coubertin à Calais, Nadia Leleu a travaillé « Cent ans de solitude ». Les élèves sont invités à choisir une stratégie pour aborder l’œuvre : autour de la compréhension de l’histoire, autour de l’écriture, autour de soi-même (en quoi ce que je viens de lire me concerne-t-il ?), autour de la littérature et des autres œuvres d’art. Cyril Gallien, à Carmaux, montre comment les élèves écrivent un récit professionnel sous la forme d’un livre d’aventure dont le lecteur est le héros. Les objectifs sont de présenter la filière aux personnes qui ne la connaissent pas, de travailler sur les compétences professionnelles et les compétences de français. La réalisation du livre-jeu interactif se fait grâce au programme Textallion et à son module Choose Your Own adventure. Avec ses lycéens professionnels, Laëtitia Valenti a quant à elle tenté de renouveler le corpus traditionnel en étudiant en classe le roman et la série « Game of Thrones ».
Pourquoi ne pas amener les élèves à intervenir dans la fiction ? C’est ce que propose Patricia Fauquembergue à ses lycéens d’Aire-sur-la-Lys dans l’académie de Lille : ils sont invités à créer des profils Facebook pour des personnages du roman d’Emile Zola « La Fortune des Rougon ». « Le sujet lisant est en dernière instance celui qui donne vie à l’œuvre » (Vincent Jouve) : les élèves établissent des liens entre personnages et mythes, entre personnages et culture personnelle ; ils choisissent eux-mêmes les extraits à étudier en fonction de la problématique ; ils font via les comptes fictifs créés et animés sur Facebook une expérience authentique du livre, ils le transfigurent même, puisque des personnages secondaires dans le roman s’affirment sur le réseau ou que les valeurs affirmées par tel ou tel personnage prennent une intensité nouvelle.
L’écriture interventionniste, mais cette fois à la manière de Pierre Bayard, c’est la piste explorée par Miguel Degoulet à Nantes et Eddie Bellier à Segré. L’ouvrage de Pierre Bayard « Aurais-je sauvé Geneviève Dixmer ? » s’avère pédagogiquement inspirant. En Littérature et société, dans une articulation français-histoire, en lien avec la commémoration de la guerre 14-18, Eddie Bellier a adopté le dispositif de Pierre Bayard. Le choix s’est porté sur un roman de Maxence Fermine, les « Carnets de guerre de Victorien Mars ». Le but est de mettre les élèves face à des conflits moraux et de les amener à interroger leurs valeurs : confronté à de tels événements, quelle attitude aurais-je eue ? La lecture cursive du roman est fractionnée : à la fin de chaque étape, une transformation est proposée pour se confronter à un cas de conscience, à un scrupule. Les textes sont écrits sur pad, outil ici particulièrement intéressant puisque l’écriture collaborative y est nativement interventionniste.
Myriam Lobry, à Carvin dans l’académie de Lille, s’est inspirée du projet numérique « Raconterlavie.fr », le « parlement des invisibles » de Pierre Rosanvallon, pour explorer les métamorphoses du récit réaliste à l’ère numérique. La question posée est centrale : y a-t-il une vérité de la fiction ? comment la fiction peut-elle mentir vrai ? Cela passe aussi par cette interrogation : est-ce que ce qu’on trouve sur ce site est plus vrai que ce qu’on trouve dans un roman ? Les élèves sont amenés à raconter la vie d’une personne de leur connaissance. Plusieurs épisodes d’écriture enrichis de lectures permettent d’avancer dans la rédaction, de même que les commentaires des camarades de classe. Les élèves sont aussi conviés à réécrire le récit des autres sous une autre forme (par exemple un journal), à réaliser des portraits pour donner corps aux personnages, à peindre un milieu social (ce qui génère recherches, puis visite de la ville de Carvin avec outils mobiles), à réécrire à la manière d’un extrait de « Daewoo » de François Bon.
Rachelle Pages présente une réalisation de Dominique Dessein et Flore Kimmel-Clauzet dans l’académie de Montpellier : une réécriture d’Œdipe Roi en version polar. Le projet mêle culture mainstream et culture patrimoniale. Les élèves deviennent lecteurs, créateurs, interprètes, porteurs de valeurs. Ils mesurent et transportent la portée du mythe à l’ère numérique. Il s’agit d’inviter à lire un monde énigmatique où l’homme lui-même demeure une question dont on n’a jamais fini de déchiffrer les innombrables sens. De se demander aussi dans quelle mesure le destin tragique d’Œdipe peut permettre de questionner l’illusion de savoir que donne internet ? Autrement dit, de saisir la différence entre voir et savoir.
A Compiègne, cinq classes de seconde, raconte Bénédicte Shawky-Milcent, ont écrit à partir de « Dora Bruder » de Patrick Modiano et sont partis à la découverte du camp de Royallieu. Comment transmettre un récit aux forts enjeux humanistes, les conduire à un questionnement éthique, les amener à passer de la réflexion à l’action ? Les élèves ont produit un recueil de textes autour du camp de Compiègne-Royallieu et pris le risque d’une rencontre personnelle et forte avec l’Histoire collective. Le cheminement littéraire dans le temps et dans l’espace conduit jusqu’à un émouvant parcours de mémoire depuis le camp jusqu’à la gare.
Comme une réponse forte et éclairante à l’appel de Paul Raucy : mener, avec les riches potentialités du numérique, une pédagogie active de la littérature, c’est-à-dire une pédagogie susceptible d’activer les virtualités de sens et de valeurs de la fiction pour les nouvelles générations.
Jean-Michel Le Baut