Comment saisir la force éclairante des mythes si ce n’est en les faisant vivre ici et maintenant ? Et comment les faire vivre si ce n’est par un travail d’innutrition qui passe aussi par l’écriture ? C’est ce qu’illustre un travail mené par Dominique Dessein, professeure de lycée à Castelnau-le-Lez, et Flore Kimmel-Clauzet, professeure d’université à Montpellier. Des secondes ont réalisé pas à pas une adaptation en polar de la tragédie de Sophocle « Œdipe Roi » : recherches, lectures, rencontre-interrogatoire d’un écrivain contemporain, écriture-palimpseste sur pad, travail d’édition numérique ouvrent la possibilité d’un questionnement sur l’énigme du monde et de soi. Le projet, présenté au 6ème Rendez-vous des lettres, construit joliment des passerelles entre théâtre et roman, cultures scolaire et non scolaire, lettres classiques et modernes, lycée et université. De la tragédie au polar ? « L’hybridation des cultures est toujours stimulante pour peser la complexité de l’homme.» (Jean Ehrsam)
Quels étaient vos objectifs et les questionnements en jeu dans ce projet de réécriture qui amène à traverser les époques et les genres ?
Flore Kimmel-Clauzet : L’objectif de base de ce projet est le même que celle du parcours Humanités dans son intégralité : donner du sens à l’étude de l’Antiquité. Il s’agit de permettre aux élèves de s’approprier la culture antique, de faire des ponts entre leur propre culture, leur quotidien, et les œuvres, mythes, faits historiques antiques, pour réduire l’altérité de l’Antiquité et montrer l’intérêt de pratiquer, aujourd’hui encore, une ou plusieurs langues anciennes.
Dominique Dessein : De nombreuses questions sous-tendent ce travail, dont certaines nous paraissent intéressantes pour engager les élèves dans une réflexion sur la création littéraire et sur « l’éternité des mythes » : comment, dans notre monde contemporain marqué par la fascination pour la violence, les scènes de crimes et la peur du destin, une œuvre comme Œdipe Roi de Sophocle peut-elle transmettre des interrogations essentielles à la construction de l’individu et du citoyen ? en quoi la comparaison avec le genre policier peut-elle faire surgir de nouveaux sens pour une fiction maintes fois réécrite ? dans quelle mesure le destin tragique d’Œdipe, préfiguration de l’enquêteur surdoué mis en échec par son excès de confiance, peut-elle permettre aux élèves de questionner l’illusion de savoir que donne l’accessibilité immédiate à des données illimitées sur internet ?
Le travail organise des va-et-vient entre la tragédie antique et le roman policier contemporain : quelles activités avez-vous mises en place pour les éclairer l’un l’autre ?
Dominique Dessein : Les collègues du lycée et de l’université qui participaient à l’Enseignement d’Exploration Littérature et Société ont d’abord cherché à faire découvrir aux élèves ce qu’est un mythe, quelle portée il peut avoir au cours des siècles, quelles réinterprétations ou mises en œuvre successives il peut susciter (il a notamment été question du fameux complexe d’Œdipe). Nous avons ensuite travaillé, en parcours Humanités et en Accompagnement Personnalisé, sur les conditions de représentation théâtrale à Athènes au Vème siècle avant J.-C. et sur la notion de genre littéraire, ce qui a permis de mettre en place certaines notions qui allaient être exploitées ensuite pour découvrir Œdipe Roi et ses affinités avec le genre policier.
Flore Kimmel-Clauzet : Pour la découverte de la tragédie de Sophocle, étant donné que les élèves connaissaient déjà le mythe, le postulat de départ a été de leur faire appréhender l’originalité du traitement du mythe dans la tragédie grâce à leur propre culture – essentiellement télévisuelle – du genre policier. J’ai ainsi sélectionné deux passages de la pièce (dialogue de Créon et d’Œdipe, v. 85-132 ; dialogue d’Œdipe et du vieux serviteur, v. 1119-1185) qui présentent des ressemblances frappantes avec des scènes d’interrogatoire policier. Nous avons demandé aux élèves de préparer en groupe une lecture théâtralisée des deux passages, et nous sommes parties de leurs choix d’interprétation pour leur faire sentir les similarités entre les deux genres. Œdipe est donc apparu comme un enquêteur qui rouvre une vieille affaire classée mais non résolue, revoit toutes les pièces du dossier, essaie de retrouver des témoins qui en savent plus long qu’ils ne veulent bien le dire… Mais, fait plus rare, l’enquêteur se révèle être lui-même le coupable ! Les écrans regorgent actuellement de séries policières bien connues des élèves (Cold Case, The Mentalist, True Detective, Castle, Broadchurch, Bones, Rizzoli and Isles, Les Experts…), ce qui a rendu l’activité à la fois ludique et efficace. Les élèves ont été enthousiasmés par ce jeu, ce qui nous a incité à leur proposer d’aller plus loin, et de proposer leur propre réécriture – partielle, bien entendu ! – de la pièce en adoptant les codes du roman policier.
Dominique Dessein : Les élèves ont ensuite participé au festival La Comédie du Livre (Montpellier), lors duquel ils devaient rencontrer un auteur de romans policiers catalan, Carlos Zanon. Ils avaient lu des extraits de son roman Soudain trop tard (Asphalte, 2012). Je leur ai proposé de préparer l’entretien sous la forme d’un interrogatoire ! L’auteur s’est très gentiment prêté au jeu et a lui-même nourri leur réflexion, puisqu’il leur a expliqué s’inspirer des mythes antiques pour écrire ses romans.
Comment le travail de réécriture à proprement parler a-t-il été mené ?
Dominique Dessein : Il a fallu d’abord travailler sur la notion même de réécriture. Nous avons choisi, encore une fois, de partir des analyses des élèves pour les inviter à les confronter à d’autres lectures de l’œuvre (qu’elles s’expriment en mots, par des commentaires ou de nouvelles œuvres, ou par des choix de mise en scène). Nous avons travaillé sur de nouveaux extraits (discours d’Œdipe au Chœur des Vieillards, v. 216-275 ; agôn entre Œdipe et Tirésias, vers 316-360 ; malédiction de Tirésias, v. 408 à 428 ; discours du messager, v. 1223-1285), pour compléter l’approche de l’œuvre et faire émerger quelques problématiques essentielles, en écrivant juste les mots-clefs choisis par les élèves au tableau. Ils ont ensuite découvert l’influence de ces problématiques au cœur de la création contemporaine, à partir d’extraits de Pasolini, W. Mouawad, Fred Vargas, Pierre Magnan… J’avais sélectionné un certain nombre d’extraits au préalable et ils ont choisi, par groupe, de travailler sur tel ou tel support.
Pour l’élaboration du projet d’écriture à proprement parler, la consigne était la suivante : « Rédigez une scène de roman policier reprenant l’intrigue et les personnages de la pièce Œdipe Roi de Sophocle en la transposant à l’époque contemporaine ». Nous avons procédé en trois étapes. D’abord, nous leur avons montré comment utiliser un logiciel de création de carte heuristique (Freeplane) pour schématiser leur un projet d’écriture en ne retenant que l’essentiel : moment de l’intrigue, personnages de la scène, focalisation… Ils se sont ensuite mis en groupes d’environ 3 ou 4 élèves. Après avoir décidé de la scène qu’ils voulaient réécrire et défini ainsi précisément leur cahier des charges, ils se sont lancés dans une écriture collaborative (grâce au logiciel Framapad). L’intérêt d’un travail utilisant un tel document collaboratif est multiple : encourager le traitement du premier jet comme un brouillon à améliorer, mettre en place une lecture critique de sa propre production et de celle des autres, et bien sûr, permettre de travailler à distance hors des heures de cours ! Il faut dire que tous les élèves ont reçu un ordinateur de la région et sont donc équipés pour travailler hors de la salle de classe.
Flore Kimmel-Clauzet : Cela permet de ne pas trop manger d’heures de cours, car les élèves ont besoin de temps pour créer, et cela permet aussi aux professeurs de suivre l’avancée du travail à distance ! C’était particulièrement utile pour moi, car je ne viens au lycée que pour des interventions ponctuelles.
Les élèves ont aussi été invités à réaliser un travail d’ « éditeur » autour de leur création : en quoi a consisté ce travail ?
Dominique Dessein : Le texte final devait être transféré sous traitement de texte et « édité ». Il s’agissait déjà de valoriser le travail des élèves (rappelons que tout cela se fait « gratuitement », sans note, sans mention dans les bulletins etc.), en leur faisant exposer au CDI le produit de leurs efforts et en le faisant circuler au sein du groupe-classe. L’objectif était aussi de les inviter à s’interroger sur l’impact que le support matériel a sur la réception du contenu narratif. Les élèves ont donc eu à jouer avec les polices, les tailles d’écriture, les couleurs, les espaces, à insérer des images prises avec leur smartphone ou appareil photo numérique personnel, afin d’illustrer leur nouvelle. La consigne pour guider cette création a été volontairement laconique : « objets, symboles, atmosphères ».
La séquence s’est déroulée dans le cadre d’un projet appelé « Parcours humanités et cultures » qui relie lycée et université : pouvez-vous expliquer ce dont il s’agit ?
Flore Kimmel-Clauzet : Le parcours « Humanités et Cultures » est un dispositif innovant de liaison entre lycée et université, qui vise à inciter les lycéens à une poursuite d’études en Lettres et Sciences humaines en leur ouvrant des perspectives professionnelles inconnues d’eux, en les rendant acteurs de leur formation et en leur donnant les moyens (méthodologiques, culturels et linguistiques) de réussir dans leur projet. Ce parcours a été mis en place dans le cadre de l’Initiative D’Excellence en Formations Innovantes (IDEFI) UM3D (Université Paul-Valéry Montpellier 3), qui bénéficie d’un financement spécifique de l’ANR, dans le cadre des Investissements d’Avenir. Ce parcours original s’appuie sur la pratique d’une langue ancienne, sur une heure de « projet » spécifique et sur un accompagnement personnalisé durant les trois années de lycée. Il est le cadre d’interventions récurrentes d’enseignants-chercheurs et de professionnels au lycée, mais aussi de sorties des lycéens, qui viennent régulièrement à l’Université pour assister à des cours, des conférences, ou bénéficient de visites VIP (par exemple, du labo du CNRS de Lattes). Il s’agit pour les universitaires de dépoussiérer l’image traditionnelle de la fac et de faire connaître ses innovations, mais aussi d’aider les futurs étudiants à préparer en douceur la transition avec la première année de fac pour éviter les échecs et abandons.
Dominique Dessein : Pour le moment, 12 élèves suivent le projet en classe de seconde (2014-2015, 2015-2016), et en première L ils sont 18. Nous avons donc la chance de travailler avec un petit groupe très dynamique, sans contrainte de programme. Il est un peu tôt pour mesurer l’impact du projet sur l’orientation et la réussite des élèves, mais tous ont poursuivi le projet en première et de nouveaux élèves y participent cette année, ce qui montre déjà la validité de notre approche pour ce qui est de la fécondité de l’étude des langues et cultures antiques, quand elles sont mises en résonance constante avec le présent.
La séquence vous semble-t-elle transférable dans le cadre plus habituel de la classe ?
Dominique Dessein : Il me semble que l’action est transférable sur des groupes d’Accompagnement Personnalisé ou d’Enseignement d’exploration Littérature et Société.
Flore Kimmel-Clauzet : On peut aussi imaginer la proposer dans un futur Enseignement Pratique Interdisciplinaire de troisième, puisqu’on y travaille en fait beaucoup d’objectifs et de sujets de diverses matières du cycle 4. Il convient bien sûr d’adapter les compétences et problématiques travaillées au niveau choisi, mais je pense que l’essentiel, pour la réussite du projet, est de le concevoir et surtout de le faire évoluer en fonction des propositions des élèves eux-mêmes. Notre expérience a montré qu’on peut leur faire confiance pour être force de proposition !
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le dossier PNF Lettres 2015 du Café
Le site du Rendez-vous des Lettres