Et si pour enseigner le vocabulaire il fallait faire écrire les élèves ? Parler de l’enseignement du vocabulaire en classe, dans le primaire, n’est pas une chose aisée car cela nécessite d’articuler des savoirs savants incontestables aujourd’hui et des pratiques sur le terrain auprès des élèves. C’est pourtant le défi scolaire difficile qu’a relevé Patrick Joole, maître de conférences à l’université de Cergy-Pontoise. Pendant deux années il a mené des recherches dans des classes de cycle 3 de l’Académie de Versailles à Sarcelles sud. Ce travail de deux ans, mené avec des enseignantes et conseillères pédagogique de la circonscription concernée, se veut concret et de nature à formaliser une démarche efficace et validée par des expériences en classe. Il a abouti à la mise au point de certains outils, comme des cartes mentales, permettant de contextualiser les mots, de les associer à des verbes, d’associer le signifiant et le signifié et de les mettre en lien avec un vaste ensemble syntaxique, lexicale et sémantique.
Travail en vocabulaire et mémorisation
D’emblée s’est posé la question du lien entre la question du vocabulaire et la compréhension d’un texte, en lecture, par exemple : ne pas connaître un certain nombre de mots dans un texte réduit-il l’accès à la compréhension plus générale dudit texte ?
La démarche est partie de deux constats, réalisés par les enseignants dans les classes :
– tout d’abord, l’impression que les élèves ont un vocabulaire limité ;
– les conséquences liées à cette impression et à des études menées, comme celle de Bentolila : la presse, les médias et l’institution semblent avoir trop exagéré les choses…
Par ailleurs, il existe tout un vocabulaire très connoté pour parler du vocabulaire, un vocabulaire : « stock lexical », « pauvreté du vocabulaire », « enrichissement lexical »,… Cela souligne, en France, une véritable conception d’un enseignement type d’une « épargne capitaliste » : il s’agit d’acquérir des mots, de manière quantitative, en les notant dans un petit carnet de vocabulaire… Mais est-ce que cela correspond à des données véritables ?
De fait, les élèves apprennent beaucoup de mots dès la maternelle, le problème ne paraît donc pas quantitatif mais les élèves n’arrivent pas à l’utiliser à bon escient (problématique du transfert, du réinvestissement) : l’exposition des élèves au vocabulaire ne suffit pas à ce que les élèves les mémorisent avec leur signification associée.
Qu’est-ce qui fait obstacle à l’acquisition des mots ?
En faisant le constat, notamment réalisé par Jacques Tardif, que les élèves ne réutilisent pas le vocabulaire acquis dans les leçons et consignés dans un carnet, on voit que les mots ne sont que partiellement connus car pas réinvestis. Il est ainsi possible d’en arriver à la conclusion selon laquelle il faut renoncer à l’accumulation lexicale et aux conceptions très techniques (préfixe, radical, suffixe,…). Mais que proposer à la place ?
Produire des écrits pour acquérir le vocabulaire
Forte des remarques précédemment réalisées, l’équipe menée par Patrick Joole, constituée notamment de deux enseignantes en poste, s’est interrogée, en se basant sur ces théorisations, sur le type précis d’activités à proposer en classe pour faire progresser les élèves en vocabulaire.
Neuf modules d’enseignement ont donc été élaborés pour couvrir une année scolaire, au cycle 3. Il ne s’agit pas d’une progression : l’objectif principal reste bien de ne pas cloisonner le français mais de bien prendre en compte ce qui se fait dans les autres disciplines (protection de l’eau et de l’environnement par exemple) pour faire du vocabulaire un enseignement en contexte et non pas déconnecté du réel. Le vocabulaire s’articule autour d’une réalité, à l’occasion d’une sortie sur l’eau par exemple, il est important d’en prendre conscience.
Voici les modules dont il est question :
1/ Le vocabulaire des sentiments
2/ Le vocabulaire de la nature et des éléments naturels
3/ Les verbes de parole
4/ Les mots-outils connecteurs argumentatifs et explicatifs
5/ Le vocabulaire lié à une période historique donnée
6/ Le vocabulaire du portrait
7/ Le vocabulaire lié à des catégories esthétiques
8/ Le vocabulaire lié aux valeurs
9/ Le vocabulaire lié au méta-langage (le vocabulaire sur le vocabulaire)
A partir de ces modules, on a tenté d’élaborer une démarche commune, transposable pour d’autres modules. Les titres peuvent être trompeurs en donnant à penser qu’on reste dans l’étiquetage. Mais c’est bien la démarche qui se veut novatrice. Les entrées ont été choisies de manière très arbitraire, au départ, elles sont liées au contexte et expériences des enseignants.
Cependant, ces modules ne sont absolument pas thématiques. Ils essaient d’articuler constamment le champ lexical avec un type d’écrit et un domaine culturel. Par exemple texte narratif fictionnel pour le vocabulaire des sentiments. Par exemple, pour le module sur les connecteurs argumentatifs, on a mis en œuvre des débats entre élèves ; ou du slam pour le module sur les valeurs. Il a été nécessaire de choisir des champs textuels en relation à des ensembles et des réseaux, le mot n’est jamais pris isolément, on n’est pas dans le carnet. Le but des activités menées, c’est le transfert, le réinvestissement, le fait, même, de réinvestir le plus fréquemment et le plus rapidement possible tout ce vocabulaire. Le principe est bien de ne pas réaliser un inventaire des mots et ne de pas déconnecter le vocabulaire des autres domaines. Dans ce dispositif, la production d’écrit omniprésente dans ce dispositif, du début à la fin de la démarche.
Concrètement, voici les étapes de la démarche envisagée, quel que soit le module mis en œuvre, et même si ces étapes prennent des formes différentes selon le module choisi :
1/ Hypothèses en situation de réception ou de production et étude de mots : classement, association, forme, signification,…
2/ Validation des hypothèses par l’analyse morphologique et syntaxique
3/ Production
4/ Réécriture
5/ Transfert ou réinvestissement en plusieurs étapes possibles.
Soit, si l’on rentre un peu plus dans les détails :
– étape 1 : à partir d’un support choisi par les enseignants, il s’agit pour les élèves de repérer tous les éléments lexicaux (mots, phrases, morceaux de phrases, syntagmes,…) autour d’un thème choisi, par exemple un sentiment, le vocabulaire de la nature, les verbes de parole ou autre ; le travail individuel est suivi d’une mise en commun collective, le vocabulaire relevé s’avère souvent plus large que celui proposé par les enseignants, au moment de leur préparation ;
– étape 2 : le même travail est réalisé à partir d’autres extraits de textes, des textes préparés auparavant par les enseignantes concernées et qui devaient être cohérents avec la problématique choisie, bien évidemment ;
– étape 3 : c’est l’étape de la production écrite (avec une procédure traditionnelle, premier jet, recadrage collectif, réécriture), en utilisant le vocabulaire issu des recherches précédentes et qui reste à disposition totale des élèves ; d’après les enseignantes, les productions s’avèrent de qualité et le vocabulaire est bien réinvesti (il est vrai que, d’une manière générale, lorsque les élèves ont des outils pour la production, les textes écrits sont de meilleure qualité) ; quelques mois après, dans d’autres devoirs, elles ont même pu voir que ce vocabulaire était encore réinvesti, même si aucune évaluation scientifique rigoureuse n’a été menée là-dessus :
– étape 4 : c’est le moment des exercices de réécriture, de réinvestissement, voire de closure (remplir des textes à trous) avec une élaboration collective de certaines consignes de réécriture, afin d’éviter les énumérations (il y a) ou les répétitions avec verbes de perception (je vois, j’admire,…) ; les exercices sont basés sur le changement de point de vue : en effet, faire une liste de mots n’a aucun intérêt, de même qu’une énumération dans une production d’écrit ; or, pour éviter la liste il faut modifier la structure sujet-verbe, remplacer le « je » par les mots relevés dans les étapes 1 et 2 par exemple ou changer la structure verbale pour éviter la répétition ce qui oblige les élèves à utiliser les mots relevés en tant que sujets ;
– étape 5 : c’est une étape de réinvestissement (étape elle-même réalisé parfois en plusieurs temps), dans un domaine ou un travail complètement différent (par exemple, pour le module 3 sur les verbes de paroles, les élèves ont d’abord travaillé sur le théâtre et les didascalies, avant, en étape 6 d’utiliser le vocabulaire dans une activité portant sur la BD et avec pour consigne de rédiger les bulles en les mettant en perspective avec des verbes de parole proposés) ;
– étape 6 : elle est facultative et consiste à ajouter de la dimension culturelle au module, pour ouvrir le vocabulaire à d’autres domaines de connaissances et/ou de compétences.
Dans l’ensemble, l’expérience s’est avérée concluante et réussie, même si parfois des difficultés non prévues ont surgi comme pour le module 4 sur l’apprentissage des termes argumentatifs et des connecteurs logiques, qui ont été très difficiles à réinvestir : en effet, ce sont ces mots-là qui sont les plus difficiles à acquérir (il faudrait multiplier les séances de débat argumentatif), d’autant plus que les expressions et termes travaillés ont été choisis arbitrairement par les enseignantes et d’autant plus que l’acquisition de ce vocabulaire-là ne peut ignorer la syntaxe (certains mots peuvent être ou doivent être en début, en milieu ou en fin de phrase selon leur utilisation ou leur sens).
Lutter contre les idées reçues et les stéréotypes sur l’enseignement du vocabulaire
La démarche expérimentale utilisée et les résultats encourageants suite aux séances réalisées en classe permettent de contrecarrer 8 idées reçues sur l’enseignement du vocabulaire en cycle 3 :
1/ Le lexique vu comme une liste de mots : le lexique ne doit pas être vu comme une liste de mots du fait de la présentation du dictionnaire et il faut lutter contre cette représentation dans la tête des élèves.
2/ La primauté de l’approche référentielles du lexique et primat du nom : le lexique a des relations internes, c’est un système complexe suivant les combinaisons de mots et c’est l’une des compétences à découvrir pour les élèves ; un verbe peut accepter un nom, ou pas, il peut être personnel ou impersonnel,… Le vocabulaire n’est donc effectivement pas un répertoire d’étiquettes mais un système dans lequel les unités prennent sens les unes par rapport aux autres dans des relations, ce sont bien ces relations qu’il faut enseigner.
3/ Le lexique défini comme l’ensemble des « mots lexicaux » : les élèves ont toujours en tête inconsciemment que le nom doit l’emporter ; trop d’impasses sont faites sur les verbes qui sont le ciment de la phrase et si le mot n’est pas mis en mémoire par rapport à une syntaxe, alors c’est un échec.
4/ Le lexique, domaine des « irrégularités » : le vocabulaire est en fait très régulier, il ne s’agit pas d’un registre d’exceptions, les élèves doivent donc connaître les règles d’affixation. Ce sont les mots-racines qu’il faut enseigner en premier ; ainsi, dans chaque module, quand les mots ont été relevés dans les deux premières étapes, les enseignantes faisaient une leçon d’application sur la construction des nouveaux mots, et notamment sur l’emploi des suffixes et des préfixes.
5/ L’approche quantitative du lexique : elle est complètement à laisser de côté !
6/ La prééminence de l’analyse sémantique : il est important de partir du mot et non de la chose ; on peut partir d’un support concret mais très vite, on doit faire l’inventaire de tout ce dont on peut parler à partir du mot (notions d’hypéronymie et d’hyponymie). Ainsi, les élèves sont amenés à trouver tous les rapports en lien avec ce mot, pas uniquement les mots de la même famille ou champs lexicaux proches.
7/ Enseigner en priorité la signification des mots polysémiques : la question se pose de l’ordre dans lequel enseigner les sens d’un mot polysème, il faut partir du plus concret pour aller au plus abstrait.
8/ Eviter le texte fictionnel : c’est une découverte récente puisque jusqu’à maintenant, étudier le vocabulaire à partir d’un texte fictionnel n’était pas une pratique considérée comme pertinente, donc on évitait cette pratique. Or, la confrontation à un texte littéraire favorise la mémorisation, par conséquent, quand les élèves lisent, ils associent le sens d’un mot avec les autres mots. C’est à ce moment que se fabrique le sens !
Lier lecture et écriture
Ce dernier point est d’ailleurs important à souligner : en effet, les enseignants se posent souvent la question de savoir comment favoriser la compréhension d’un texte s’il contient des mots inconnus. On sait aujourd’hui que le contexte peut suffire. Est-ce nécessaire de faire expliquer tous les mots inconnus ? Il faut en fait surtout introduire une hiérarchie dans les textes proposés et supposés contenir beaucoup de vocabulaire connu des élèves (dans la réalité, un mot inconnu n’est pas d’une grande rareté pour eux !) : ce qui fera de bons lecteurs, c’est justement la capacité des élèves à maîtriser le contexte pour identifier le sens d’un mot. Expliquer un par un le sens des mots dans un texte ne leur sert à rien… Pire, insérer un glossaire rajoute de la difficulté en créant une rupture narrative.
La solution est donc véritablement de lier lecture et écriture à l’enseignement du vocabulaire, comme cela a été proposé dans les modules décrits plus haut. Il apparaît également nécessaire d’articuler les apprentissages entre eux par rapport au cloisonnement des disciplines et à construire un emploi du temps sur l’année scolaire : croire que des séances de vocabulaire décrochées et disséminées sur l’année est suffisant pour voir les élèves progresser, c’est se tromper de voie. Il est nécessaire de faire travailler les inférences et la capacité des élèves à faire des liens et des relations, ne négliger aucune piste, accroître le temps consacré à la lecture en classe, amorcer une progression spiralaire et non plus linéaire.
Pour conclure, il est important de rappeler que ce qui est en jeu ici, c’est le fait de transmettre des postures, des habiletés, des compétences, surtout pour que les élèves puissent réinvestir la démarche plus tard. Il est essentiel de renoncer à toute logique d’accumulation dans l’enseignement du vocabulaire. En effet, il se passe réellement quelque chose du point de vue de l’écriture. Les mots sont réutilisés. Restent-ils en mémoire ? Si les élèves réinvestissent ces termes à d’autres moments c’est que le vocabulaire est bien passé de la mémoire à court terme, immédiate à la mémoire de travail. Or, il semble que c’est majoritairement le cas dans l’expérience réalisée et présentée ici.
Alexandra Mazzilli