Le saviez-vous ? En 2015, même le petit Chaperon rouge a un smartphone ! Et il tweete ! Comme le Loup, Mère-grand et le Chasseur ! Tel est le pitch d’un beau projet pédagogique mené conjointement le 30 juin 2015 par deux classes en réseau d’éducation prioritaire : les CE2 de Bruno Mallet en Seine-et-Marne et les CM2 de Régis Forgione en Moselle. Pour aboutir à cette réécriture, les élèves ont distribué les personnages, scénarisé à l’avance les messages, réalisé photos et vidéos, puis, le jour J, retissé peu à peu le conte sur le réseau Twitter, en direct et en interaction. Au final : la consolidation de compétences diverses (lecture, expression écrite, narration …), l’appropriation de codes tout à la fois littéraires et numériques, et un plaisir d’apprendre, partagé avec bien des lecteurs. Interview des enseignants, polyphonique, forcément polyphonique.
Dans quel contexte est-né ce projet de réécriture du Petit chaperon rouge via Twitter ?
Bruno Mallet : Le projet #twittconte me trottait dans la tête depuis 2 ans. Cela fait 4 ans que je me suis lancé dans l’aventure Twitter en classe aidé par Jean-Roch Masson. Mais avec une classe de CE1, ce projet me semblait difficile à mettre en place. L’idée m’est venue lorsque j’ai lu l’histoire d’un enseignant qui avait ouvert un compte Twitter à un poilu de la première guerre mondiale. L’idée était excellente, j’ai cherché comment l’adapter à une classe de primaire. Arrivé en CE2, il me semblait judicieux de tester cette idée. Tout d’abord, le projet a été proposé à la rentrée 2014/2015 lors du #Twittconseil n°2 lancé par Nicolas Olivier. De nombreux enseignants semblaient intéressés par cette idée. Régis m’a tout de suite soutenu en disant que ce projet était porteur, intéressant et novateur pour des classes de primaires.
Régis Forgione : L’idée de Bruno m’a paru lumineuse : et si les personnages de contes avaient un smartphone et un compte Twitter ? Les potentialités pédagogiques sont très riches : lecture, production écrite, culture, éducation artistique, usages du numérique… Le pitch a immédiatement été stimulant. Nous avons rapidement échangé, et disons que ça a fait des étincelles : les idées fusaient et le projet prenait forme. Nous sommes tous deux en éducation prioritaire, en Seine et Marne à l’école Fenez au Mée-Sur-Seine pour Bruno, et en Moselle à l’école la Chapelle de Freyming-Merlebach pour moi. Le contexte social et culturel nous demande une permanente remise en question pour intéresser les élèves et les mettre en apprentissage. L’objectif est aussi de partir de leurs besoins et difficultés, comme développer leurs compétences en production écrite ou construire un socle culturel commun. Quoi de mieux pour cela que les contes traditionnels revisités !
Pour mener à bien le projet, quel matériel et quelles compétences vous semblent nécessaires ?
Bruno Mallet : En ce qui concerne le matériel, ma classe dispose d’un TNI, d’un ordinateur et de mon smartphone. De son côté, la classe de Régis utilise un TBI et des tablettes. Avec mes CE2, nous utilisons les réseaux sociaux en classe depuis 2 ans et il ont participé tout au long de l’année à la Twictée, tout comme les élèves de Moselle. Nous pratiquons tous deux la #twittclasse depuis quelques années, nos élèves ont donc l’habitude d’utiliser Twitter. Et le numérique est devenu un outil pédagogique presque quotidien.
Régis Forgione : Du côté des élèves, #twittconte est avant tout un projet d’écriture, du bon vieux papier/crayon. C’est en amont de la publication numérique que le gros du travail s’est effectué. Les outils numériques (smartphone, Twitter) sont à la fois des prétextes déclencheurs d’écriture (écrire pour être lu, produire du texte mais aussi de l’image fixe ou animée). Ils mêlent la fécondité créative de l’écriture à contrainte (format 140 caractères du tweet) et l’interaction inhérente aux réseaux sociaux …
Comment l’activité de réécriture a-t-elle été préparée ?
Bruno Mallet : Dès février, Régis et moi avons préparé le dispositif par visioconférence. Nous voulions prendre le temps de poser les bases du projet. Nous avons réfléchi au conte que nous voulions travailler, le petit Chaperon Rouge semblait parfait pour commencer : le classique des classiques ! D’ailleurs je me souviens que mon idée de départ était « Et si le Chaperon Rouge avait un smartphone ? »
Concernant la progression de classe, le premier temps a été consacré à la lecture des versions traditionnelles du conte, notamment avec leurs fins différentes de Perrault et Grimm, ainsi que quelques versions détournées et modernisées. Cela peut paraitre surprenant mais ça a permis à certains élèves de découvrir la véritable histoire pour la première fois, on construit aussi un socle culturel commun… De là nous avons travaillé la structure quinaire du conte et ses passages obligés pour la réécriture.
Régis Forgione : Dans la phase de préparation, nous avons répartis les rôles. Les CM2 s’occuperaient du Loup et du chasseur. La classe de Bruno serait en charge d’écrire les tweets du Chaperon Rouge et de la Grand-mère. Détourner un conte traditionnel, ce n’est pas nouveau, mais l’idée de Bruno nous a fait entrevoir plus que cela. Très vite s’est imposée l’idée de travailler « en temps réel » ou encore la possibilité de combler des pans « vides » du conte. Que peut bien faire le chasseur tout au long de l’histoire alors qu’il n’apparait qu’à la fin du conte ? Sans oublier qu’un smartphone et un compte Twitter permettent aux protagonistes d’interagir entre eux, de produire du texte mais aussi de la photo ou de la vidéo.
Il a aussi fallu rédiger les biographies des comptes Twitter de nos personnages. Comment se définirait le loup ? Le Chaperon ? Avec les élèves nous avons soulevé ces questionnements, ils ont dû répondre concrètement à ces problématiques d’écriture et de scénarisation.
Bruno Mallet : D’ailleurs lors de la journée en temps réel nous avons réalisé que nous n’avions pas pensé à tout, et c’est tant mieux ! Il a fallu rebondir sur certaines situations et une part d’improvisation a été demandée aux élèves, comme à nous. C’était à la fois stimulant et drôle pour eux de devoir adapter leurs préparations et pour une bonne part de finalement les produire en direct. Après tout ce sont des enjeux numériques d’aujourd’hui.
Régis Forgione : Oui ! Par exemple quand ma classe a reçu le tweet « ♫Libérée Délivrée♫ » du Chaperon Rouge sauvé par le chasseur, les rires ont fusé dans ma classe, et un élève a fredonné un « ♫ Dans la forêt terrible forêt le loup est mort ce soir ♫ ». On s’en est immédiatement emparé. Ce genre de tweet qui peut sembler réfléchi et écrit d’avance est une pure improvisation des élèves ! On s’appuie sur l’intelligence collective et les meilleures idées font l’unanimité.
Bruno Mallet : Dans ce genre de moments, on a senti qu’il se passait quelque chose, pour eux comme pour nous c’était excitant : ils étaient concentrés, productifs et motivés. Nous attendions le prochain tweet avec impatience…
Selon quel dispositif avez-vous mené le travail d’écriture-publication à proprement parler ?
Régis Forgione : Pour la phase de rédaction la première étape consistait en l’écriture de tweets situés à différents moments clefs de l’histoire. Pour libérer l’imaginaire, ils avaient libre choix du personnage au départ. Ils devaient aussi imaginer sous forme de dessins le storyboard des photos à prendre en extérieur, imaginer les vidéos que leur personnage pourrait éventuellement filmer. C’est la dimension artistique et culturelle du projet. Une promenade dans la forêt voisine a permis de trouver des lieux pour mettre en place les saynètes photographiques. Les talents artistiques de Bruno lui ont permis de réaliser les portraits des profils Twitter des personnages. Ça donne une lisibilité et une cohérence à la famille de personnages #twittconte. Une fois la distribution des personnages par classe décidée, il a fallu se concentrer sur ces derniers et produire une série de tweets répondant à la linéarité du conte.
Bruno Mallet : La deuxième phase a été collective, nous avons sélectionné les tweets les plus pertinents pour le fil de l’histoire, mais aussi les messages les plus drôles ou décalés. Il a fallu retravailler ceux ne répondant pas aux consignes. Un vrai travail rédactionnel et de toilettage. Un des enjeux du travail d’écriture pour les élèves était de passer du point de vue externe du narrateur, à celui subjectif du personnage. Pas évident, surtout pour mes CE2. Avec les tweets sélectionnés, nous avons préparé une Timeline pour nos deux personnages. À côté de cela nous avons réalisé les photos et la petite vidéo retenue.
Régis Forgione : Comme dit plus haut, nous avions convenu de poster les messages « en temps réel », nous voulions que l’histoire se déroule sur la même journée. Ce point d’orgue du projet #twittconte colle avec l’instantanéité du réseau social mais c’est surtout un levier d’apprentissage, car c’est toute la préparation en amont qui a permis ce vrai faux « temps réel ». Et la temporalité du conte le permettait. Nous pensions aussi que ce serait engageant à suivre sur une durée courte pour de potentiels lecteurs, mais sans trop mesurer le temps réellement nécessaire. Le premier tweet a été envoyé à 9h et nous avons terminé à 15h50 ! Et on peut vous dire que c’était une journée intense !
Bruno Mallet : Et comment ! Concrètement, dans les classes, des groupes d’élèves étaient chargés d’un personnage à différents moments de l’histoire, pendant que les autres étaient attelés à d’autres tâches, mais gardaient un œil attentif au déroulement de la timeline du #twittconte sur l’écran du TNI. Il s’agissait de réagir aux messages des personnages, soit par un des textes préparés, soit en l’adaptant, au besoin en improvisant. Ce mélange improvisation /préparé a été porteur de sens et de développement de compétences rédactionnelles. Réagir à chaud avec justesse, remanier un écrit court avec pertinence, insuffler de l’humour dans les propos des personnages…
Le projet a la particularité de faire travailler ensemble des élèves de CE2 et de CM2 de deux écoles différentes : comment cette collaboration s’est-elle en pratique déroulée ? quels vous semblent les intérêts de tels dispositif qui, créent des synergies d’apprentissage par-delà les murs de l’école ?
Bruno Mallet : La collaboration interclasses s’est déroulée sur une seule journée mais dans nos classes le projet s’est étalé sur plusieurs semaines. Les élèves savaient que chaque classe travaillait en parallèle, sans connaître le contenu ou la tournure exacte de la réécriture. Nous non plus d’ailleurs…
Régis Forgione : Oui ! Tout comme les élèves, j’ai découvert (et adoré) en direct l’idée de présenter la scène de dévoration en vidéo ! Du coup il fallait une certaine dose de lâcher prise et d’adaptation, c’était stimulant, et fécond parce qu’on s’appuyait sur la réactivité et les propositions de chacun dans une vraie production collective.
Twitter permet de tels projets à distance avec des classes de niveaux différents de manière transparente. C’est un levier de motivation pour les élèves, mais également pour nous enseignants.
Bruno Mallet : Comme avec les twictées en fait…
A la lecture du Storify qui rassemble les tweets des élèves, on est frappé et séduit par la façon dont ils parodient à la fois le conte et Twitter : comment avez-vous réussi par exemple à les aider à maîtriser à ce point l’art du hashtag ? pourquoi vous semble-t-il judicieux d’amener ainsi nos élèves à jouer avec les codes, littéraires et/ou numériques ?
Bruno Mallet : Comme dit plus haut, l’usage de Twitter est très régulier en classe. Nous lisons beaucoup de balises tout au long de l’année et nous en écrivons à travers nos différents projets en production écrite ou avec les Twictées par exemple. Je pense aussi que les médias qu’ils regardent utilisent beaucoup les hashtags, en particulier les émissions télés…
Il est judicieux de les amener rapidement à utiliser ces codes car les élèves sont confrontés très tôt à l’utilisation des réseaux sociaux de manière autonome. Charge à nous de leur faire prendre conscience des enjeux liés aux réseaux, et de l’identité numérique en général.
Régis Forgione : Ils ont été très créatifs sur les hashtags, comment peut-on utiliser les balises pour exprimer les émotions d’un personnage avec #peur, #inquiet ou #supercontente. Là aussi l’idée vient des élèves eux-mêmes. On peut dire avec Bruno qu’ils nous ont donné pas mal de pistes pour la prochaine édition de #twittconte !
Là où nous, adultes, lisons une dimension parodique du réseau en lui même (le selfie du Loup, le clin d’œil au « food porn » avec la photo du repas du Chaperon…) j’ai l’impression que les élèves voient un usage inhérent au réseau, en tout cas pour mes CM2 dont je sais que certains peuvent pratiquer les réseaux sociaux à titre privé avec leur grand(e)s frères/sœurs. Cette double lecture a donné une saveur qui n’a pas été sans nous enthousiasmer. Avec Bruno, on se dit qu’un usage à la fois éducatif, ludique et sain des réseaux sociaux on peut faire passer beaucoup de choses…
Au final quel bilan tirez-vous de l’expérience ? Quels conseils donneriez-vous à des collègues tentés de mener une semblable activité ?
Bruno et Régis : Nous sommes ravis de cette première expérience ! Tout d’abord, les élèves ont été impliqués et productifs tout au long du projet, c’est le principal. Et puis la journée d’écriture en temps réel a été le vrai point d’orgue pour eux. Pour nous ça a été un temps de réflexion sur les contraintes et forces du projet, avec une mine d’idées pour les prochaines éditions. Travailler en collaboration l’un avec l’autre a été un vrai plaisir, merci Twitter, salle des profs idéale !
Pour finir, les retombées, sous forme de retweets et d’encouragements, ont valorisé le travail des deux classes. Nos élèves sont attentifs à cette fonction de Twitter qui est pour eux une sorte de valorisation/récompense de leur travail. Pour nous c’est un signe que nos choix et intuitions pédagogiques n’étaient pas mauvais. Nous réfléchissons déjà à la suite du projet. Cette première édition a ouvert pas mal de pistes sur lesquelles nous planchons déjà ! Un peu dans l’esprit du dispositif Twictée de Fabien Hobart, nous aimerions créer une modeste communauté de #Twittconteurs, tout cela est en cogitation… Rejoignez-nous ! On vous donne rendez-vous au prochain #Twittconseil !
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le petit Chaperon rouge version Twitter
Dans le Café, quand Gargantua tweete
Dans le Café, quand « L’étranger » tweete
Régis Forgione dans le Café