Selon les sociologues, la jeune génération serait moins celle de l’ordinateur que celle du smartphone : l’Ecole ne doit-elle pas alors prendre en compte les appétences de la génération mobile pour développer en elle de réelles compétences ? C’est l’ambition de Bruno Vergnes, professeur de français dans les Pyrénées-Atlantiques : avec leurs téléphones mobiles, ses collégiens ont pris des photographies respectant des consignes esthétiques précises ; ils les ont publiées, échangées, commentées sur Instagram, célèbre réseau social de partage d’images. Le projet relie l’Histoire des arts et l’Education aux médias et à l’information. Il démontre remarquablement combien des outils que l’Ecole tend à diaboliser peuvent aider les élèves à mieux regarder et habiter le monde.
Vous avez choisi d’utiliser le réseau Instagram à des fins pédagogiques : pourquoi avoir choisi ce réseau en particulier ?
Le choix de ce réseau de partage d’images a été assez rapide. Je souhaitais utiliser un outil que je maitrisais et que les élèves de 3ème connaissaient aussi. Exit donc Pinterest, Flikr et Snapchat qui ne remplissaient pas ces deux critères. Et puis sur Instagram, il n’y a pas que des abdos, du soleil et des people ! Beaucoup d’ONG, de chefs pâtissiers ou encore de photographes ont leurs comptes et chacun a la possibilité de laisser des commentaires, ce qui m’a permis de travailler un peu l’écrit.
Comment en pratique en avez-vous orchestré l’appropriation et l’utilisation par les élèves ?
J’ai commencé par créer le compte « bloc de glace » qui devait être utilisé par chacun. Ainsi les photos n’étaient pas au nom de l’élève mais au nom de la classe : l’auteur inscrivait ses initiales en commentaire pour signer sa photo. Ainsi les élèves qui n’avaient pas de compte n’ont pas eu besoin de s’en créer un et les parents réticents étaient rassurés. Les élèves qui ne disposaient pas de smartphone se faisaient prêter celui d’un camarade le temps d’une prise de vue ou d’un commentaire. L’objectif était que les élèves passent de la posture de consommateur d’images à celle de producteur, le tout en suivant quelques règles dont celle du droit d’auteur, interdit donc de proposer une photo qui ne soit pas personnelle, un élève a essayé, les autres l’ont très vite rappelé à l’ordre.
Le projet s’intéresse à la photographie, souvent peu abordée en tant que telle en cours de français : pourquoi ce choix ? quelles sont les diverses activités et consignes que vous avez proposées aux élèves ?
Je pense qu’on n’est jamais meilleur que lorsqu’on travaille autour d’un sujet qu’on aime, et j’aime la photo. Les adolescents prennent un nombre considérable de photos avec leur téléphone ou même avec de véritables appareils. Dans l’histoire de l’humanité, jamais les jeunes n’ont autant produit d’images ! Il me semble important de les former à ce média, à ce langage. En Histoire des Arts, la peinture est encore sur-représentée, c’est la raison pour laquelle j’ai décidé de travailler sur deux séries photographiques du XXème siècle : Migrant Mother de Dorothea Lange et Exodus de Sebastiao Salgado, le tout en lien avec l’étude des Raisins de la colère de Steinbeck. Nous avons commencé par étudier certaines photographies issues de ces deux séries, nous avons abordé de nombreux points techniques comme les règles de composition, le contraste, les points de force, les lignes de fuite … A la suite de chaque point technique abordé en classe, je leur demandais de le réutiliser dans une création personnelle et de la poster sur le compte Instagram de la classe. C’était un travail à faire à la maison. La première consigne était par exemple « Noir et blanc ; diagonale ; clair-obscur » et ils ont posté des photos comme celles proposées ici en illustration.
Ensuite je demandais aux autres élèves de commenter les photos de leurs camarades. Mais comme ce projet était aussi et surtout un projet d’Education aux Médias et à l’Information, j’ai imposé que les échanges soient courtois et citoyens : il n’y a eu aucun dérapage. Ces commentaires ont été l’occasion de travailler en cours sur le texte argumentatif, pilier de la classe de troisième. Au bout de quelques jours, quand la majorité des élèves avait participé, je donnais une nouvelle consigne.
Au final, quel bilan tirez-vous de l’expérience ?
Cette expérience m’a appris deux choses. La première est que les élèves sont plus créatifs que je ne le pensais, leurs photos étaient souvent intelligentes, humoristiques et ce compte commun apportait un esprit d’émulation. La seconde est que le numérique est un moyen de faire participer hors la classe les élèves qui n’osent pas s’exprimer pendant le cours. J’ai été surpris de la participation de certains élèves que je croyais effacés.
Au fur et à mesure, les compétences que ce projet m’a permis de travailler étaient les suivantes :
• L’élève apprend à s’exprimer et à communiquer par les arts de manière individuelle en concevant des productions visuelles.
• L’élève apprend à utiliser avec discernement les outils numériques de communication et d’information qu’il côtoie au quotidien, en respectant les règles sociales de leur usage et leurs potentialités pour apprendre et travailler.
• L’élève s’exprime à l’écrit pour expliquer ou argumenter de façon claire.
De manière générale, en quoi vous semble-t-il judicieux d’utiliser dans le cadre de l’Ecole des outils qui en général y sont prohibés, en l’occurrence ici les smartphones et les réseaux sociaux ?
Comme je le dis souvent, il est interdit d’apporter un couteau dans un établissement scolaire et pourtant toutes les cantines en sont pleines ! Dans un cas, le couteau est une arme et dans l’autre, c’est un outil. Et manier un outil, ça s’apprend, avec un adulte si possible. Les réseaux sociaux sont des outils que les enfants découvrent par eux-mêmes et tant que ce sera comme ça, il y aura des dérapages. Si ces outils sont interdits à l’école c’est parce qu’ils effraient les adultes. Il faut donc continuer la formation des personnels et des étudiants. La dernière fois que j’ai présenté ce projet lors d’un atelier de formation, Quentin Colombo, un jeune collègue de maths, a décidé de s’approprier l’idée et d’utiliser un compte Instagram dans ses cours de géométrie ou d’algèbre. Comme lui, je pense qu’il faut aller chercher les élèves là où ils sont.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut