La rentrée est pleine de livres qui parlent de l’école. Mais de tous les livres de la rentrée, « Vis ma vie d’instit » est celui qui touchera le plus les enseignants. C’est celui qu’ils offriront à leur conjoint et au cousin Alex qui prétend réformer l’école…. Car l’ouvrage nous amène directement dans la réalité de la classe. Lucien Marboeuf, plus connu sous le pseudo de « L’instit’humeurs », y dévoile le quotidien de l’école et les convictions des enseignants. Pour le grand public c’est un peu « le monde vu par les profs ». Pour les enseignants, c’est déjà le retour en classe…
« Je ne sais pas quelle trace j’aurai laissée, chez ces petits d’hommes, quelle part le travail accompli avec eux tiendra, dans les adultes qu’ils deviendront… J’aurais tellement aimé pouvoir faire le lien entre l’enfant que j’ai vu grandir une année entière et ce qu’il est devenu, car je me sens responsable.., plus exactement coresponsable de ces êtres humains que j’ai eu la lourde mission d’instruire et de préparer au futur ». Pour tous ceux qui pensent que la finalité du métier enseignant ce sont les longues vacances ou l’autorité facile, le livre de Lucien Marboeuf apporte un démenti simple : il les emmène tout droit dans la cour de récré et dans la classe.
Instit depuis une dizaine d’années à Paris, Lucien Marboeuf est l’animateur d’un blog bien repéré. Depuis 2010, « L’instit’humeurs » décrypte l’actualité de l’éducation pour le grand public. D’une certaine façon c’est ce que fait « Vis ma vie d’instit ». En racontant une année d’école, il aborde bien des sujets qui ont fait l’actualité de l’éducation. Il les rend palpables, les montre sous leur vrai jour, celui de la réalité de la classe et des enfants.
Un personnage central hante le livre : Kadiatou. C’est l’élève en très grande difficulté pour qui l’enseignant se voit tragiquement désarmé. C’est aussi une source de problèmes au quotidien pour la classe et encore plus pour l’enseignant. D’une certaine façon, l’impuissance didactique de l’enseignant prend des proportions gigantesques. Kadiatou devient l’obsession du professeur qui ne sait ni comment aider Kadiatou ni comment préserver la classe. Kadiatou c’est le cauchemar de la rentrée, d’une certaine façon le révélateur d’une école qu’on veut inclusive à moindre frais…
Lucien Marboeuf aborde aussi la question des rythmes telle qu’elle est réellement vécue dans les classes. Plus pour remettre en cause la réforme : il y a trop de lassitude devant la perspective d’un nouveau charivari. Mais il raconte les retombées négatives, les occasions perdues, les samedis disparus, les problèmes au quotidien… Tout ce que les grands médias n’ont toujours perçus.
Il faut lire aussi les pages sur le numérique et le matériel. Car « l’âge des cavernes n’est pas que numérique, il est plus globalement logistique ». Mine de rien derrière ces problèmes bureaucratiques terre à terre, il y a une réflexion sur l’école. « Le problème vient de ce que la politique d’éducation est nationale. On a beau décréter , tout là-haut, au ministère ou même à la tête de l’Etat, que l’avenir sera numérique et annoncer tout un tas de mesures, à la fin chaque ville fait ce qu’elle peut dans les écoles ». Tiens nous voilà sur terre… Dans la même lignée, on visite dans « Vis ma vie d’instit » la réforme de l’évaluation, la gestion des cours de récré ou les débats de la salle des maîtres.
La rentrée c’est aussi le moment où fleurissent les livres sur l’Ecole. Tout le monde a un avis à donner, une expérience à imposer comme une réponse aux problèmes scolaires. Le livre de Lucien Marboeuf se détache très nettement de ces livres. Pas de leçons. Pas de grandes phrases. Du vécu bien compris. Du respect pour les maîtres qui au quotidien font leur maximum pour que l’école fonctionne avec leur savoir et leur coeur d’homme. Finalement « Vis ma vie d’instit » c’est aussi le livre qu’on aimerait offrir à tous « ses » parents pour qu’ils comprennent ce qu’est l’Ecole. Mais parlons-en de la rentrée… « Je n’aime pas trop la rentrée. Le jour de la rentrée, et les jours qui suivent non plus. La rentrée c’est un peu comme le début d’un film qui ne commence pas tout de suite ».
François Jarraud
Lucien Marboeuf, Vis ma vie d’instit. Les 1001 histoires de ma classe. Fayard, 2015, 17€. ISBN 978-2-213-68235-8
Lucien Marboeuf : « Enseigner me rend heureux »
Professeur des écoles et animateur du blog L’instit’humeurs, Lucien Marboeuf revient sur son livre « Vis ma vie d’instit » et… sur sa vraie vie d’instit.
Les enseignants majoritairement ne recommanderaient pas leur métier à leur enfant. Apparemment vous non plus si j’en juge par vos soucis de papa dans le livre. Pourtant ce n’est pas un livre triste. Le personnage de Lila par exemple est lumineux. Est-ce un métier ou les bons moments paient les moins bons ? Pourquoi peut-on encore avoir envie de devenir enseignant ?
Oui, les bons moments paient les mauvais, la plupart du temps, et personnellement enseigner me rend heureux, j’aime vraiment être avec mes élèves dans ma classe, préparer les cours, parler pédagogie et didactique avec mes collègues, rencontrer les parents, etc. Mais le métier, ce n’est pas que ça, c’est aussi l’administratisation du quotidien, les frustrations institutionnelles, les situations d’injonction paradoxale dans lesquelles on est placés, tous ces désagréments qui ternissent le tableau, et dont on doit pouvoir parler, aussi, sans verser dans la déploration.
Je ne sais pas ce qui peut attirer les jeunes vers ce métier, il faut leur demander, mais il y a des attraits objectifs : la sécurité de l’emploi, pas négligeable par les temps qui courent, les vacances, un vrai privilège (le seul ?) qui compense en partie le salaire peu élevé. Au quotidien, le plus grand luxe me semble être l’autonomie dont on dispose pour travailler et créer – je suis absolument libre de mes mouvements, ma seule obligation est la réussite des élèves.
Le livre n’est pas une leçon de pédagogie. Il en parle peu. Pourquoi ?
La pédagogie, c’est le côté technique du métier, certes passionnant, mais ce qui m’intéresse, c’est surtout la petite et la grande humanité qu’on croise au cœur de notre pratique.
Et puis je n’ai de leçon à donner à personne, je ne pense pas être un grand pédagogue. Je garde gravé en moi ce que m’avait dit mon prof de français à l’IUFM : « La bonne pédagogie, c’est celle dans laquelle vous vous sentez à l’aise et qui fait progresser vos élèves. Ce qui fonctionne avec vous ne fonctionnera pas forcément avec un autre. L’important est de trouver une manière de faire qui vous corresponde, là vous serez bon ».
Bon, une fois qu’on a dit ça, c’est sûr que certaines choses marchent moins bien que d’autres…
Vous dites qu’instit est un métier « d’imposteur ». On leur demande trop ?
Qu’on nous demande trop, c’est une chose, mais le problème vient surtout de ce qu’on nous demande de faire sans nous donner les moyens de faire correctement. C’est le cas de l’anglais, qu’on est censé enseigner depuis des années alors qu’on n’a pas vraiment été formé – on se dépatouille comme on peut, avec nos deux mots de charabia et notre accent vintage. C’est le cas de l’informatique où, en plus d’une formation très insuffisante et rarement mise à jour, il y a la médiocrité des conditions techniques à gérer. C’est le cas, surtout, pour ce qui est de l’accueil des élèves en situation de handicap : on a de plus en plus d’élèves autistes, TED, DYS, dans nos classes, et pas une minute de formation dédiée. C’est aberrant, quand on y songe !
C’est à nous de nous former comme on peut, sur le web, via les forums, éventuellement en allant à des conférences, et l’institution se repose totalement sur les enseignants, sur leur capacité à s’auto-former, à s’adapter et à se dépêtrer de toutes ces situations. Mais dans les faits, cette autoformation ne suffit pas, il est difficile d’être performant et pertinent dans tous ces domaines. C’est dans ce sens que je dis que nous sommes des imposteurs, malgré nous.
Il y a un personnage central dans le livre qui est Kadiatou. Pourquoi prend-elle toute cette place ?
Disons que c’est le reflet de la place qu’elle a pris dans ma vie et dans ma tête l’année où je l’ai eue dans ma classe ! Kadiatou, c’est « l’élève qui valait une classe », comme je l’appelle dans le livre : à elle seule elle occupe la plus grosse partie de votre temps, de vos préoccupations, elle mobilise la majeure partie de vos ressources, notamment nerveuses. C’est l’élève qui n’entre pas dans les cases, qui n’est pas adaptée à l’école – à moins que ce ne soit l’inverse –, qu’on ne peut pas gérer comme les autres, c’est l’élève qui, assez rapidement, s’invite dans vos nuits alors qu’elle peuple déjà pas mal vos journées…
On a tous, de temps en temps, une Kadiatou dans nos classes, qui cristallise une problématique majeure de notre travail : gérer l’individualité dans le groupe…
Le livre évoque parfois les collègues. Pas du tout le directeur. C’est un métier si solitaire que celui d’enseignant ?
C’est fondamentalement un métier solitaire. Même si on travaille en équipe, à la fin on est seul avec ses élèves dans sa classe. Souvent, on ne fait que croiser les collègues, on n’a pas vraiment le temps d’échanger, il arrive fréquemment qu’on se dise bonjour à 16 h 30, à la porte de l’école ! Cette solitude est à la fois une grande chance parce qu’elle est synonyme de liberté, et un poids car elle peut faire de nous des animaux solitaires, un peu sauvages !
Quant à la directrice du livre, Marie, elle est présente aux moments-clés, dans la « gestion de crise » (Kadiatou, l’affaire des « outils administrateurs »…) : c’est la figure du sage, à qui on se réfère quand ça ne va plus et qui va trouver comment gérer le problème, si ce n’est déjà fait.
Le poste de directeur est sur la sellette. Certains, et beaucoup de directeurs, voudraient en faire un supérieur hiérarchique pour que « ça marche mieux ». D’autres, et encore plus de directeurs, veulent rester entre pairs avec les enseignants. Qu’en pensez-vous ?
C’est une question complexe, parce qu’on touche ici à une des spécificités du primaire : on n’a pas de supérieur hiérarchique au quotidien dans les pattes – pour le pire et le meilleur –, on est tous égaux quand se croise dans les couloirs. Quand on voit les soucis de ressources humaines qui peuvent exister dans le secondaire, les relations parfois tendues entre le chef d’établissement et l’équipe enseignante, on se dit qu’on est très bien comme ça en primaire.
Pourtant, je pense qu’un changement de statut du directeur peut être intéressant, si ses prérogatives sont définies très précisément. Mais que veut-on ? Un directeur qui soit juste un supérieur hiérarchique, à qui on doit rendre des comptes, qui nous évalue, nous note ? Ou un chef d’établissement qui ait les coudées franches administrativement, doublé d’une sorte de « DRH » avec une mission d’accompagnement des enseignants ? Quoiqu’il arrive, il faudra qu’il soit formé à ces nouvelles tâches.
Le directeur de primaire ne pourra de toute façon pas être l’équivalent du principal ou du proviseur de secondaire, ne serait-ce parce qu’il n’y a pas de DHG en primaire.
La figure de l’inspecteur apparait en filigrane. Quel devrait être leur rôle, s’ils doivent en avoir un ?
La première chose à faire est de changer leur nom ! Vous êtes complètement tranquille, vous, quand un inspecteur sonne à votre porte ? Non, vous êtes nerveux et vous vous demandez ce qu’on vous peut vous reprocher ! Je plaisante à moitié, car la bienveillance a du mal à se nicher dans l’appellation même d’inspecteur, alors précisément que ce devrait être leur qualité première : bienveillant avec les enseignants, comme un enseignant doit être bienveillant avec ses élèves. Dans notre circonscription, on a de la chance : l’inspecteur est très apprécié justement parce qu’il est bienveillant, ses visites sont toujours instructives, ses conseils féconds – et ça change tout le rapport qu’on a avec l’idée même d’inspection.
L’autre partie du métier d’inspecteur, c’est de faire appliquer, de faire redescendre depuis le haut de la gigantesque pyramide jusqu’à nous, la base. Et cette position ne doit pas être toujours confortable, car ce qu’on leur demande de faire ne correspond pas nécessairement à ce qu’ils voient sur le terrain : d’un côté il y a la machine administrative, de l’autre de l’humain, encore et toujours, et au milieu, eux.
S’il y a une évolution à apporter à ce métier, c’est peut-être là, dans la répartition de cette double mission : accompagner vraiment les enseignants, être moins des intermédiaires administratifs.
Vous écrivez régulièrement dans un blog qui est lu. Vous publiez un livre qui va rencontrer le succès. Comment ça se passe avec les parents, la hiérarchie, les collègues ?
Je vous dirai ça quand ils seront au courant ! Comme j’écris sous pseudonyme, peu de monde sait ce que je fais. La sortie du livre, avec l’exposition inéluctable qui l’accompagne, va lever une partie du voile. J’ai des relations très cordiales avec les parents, les collègues, la hiérarchie, j’espère que cela va continuer. Je suis toujours le même enseignant !
Dans quelques jours c’est la rentrée. Vous l’appréhendez ?
Comme chaque année, c’est un mélange d’excitation et d’appréhension. Comme je le raconte dans le livre, la rentrée n’est pas franchement ma partie préférée de l’année scolaire ! Cela prend du temps de connaître ses élèves, de mettre les choses en place, c’est intéressant mais le meilleur vient plus tard.
Plus généralement, je suis curieux de voir comment va se mettre en place la relation primaire / collège, au sein du cycle 3, qui comprend désormais la 6ème : j’ai des CM2 cette année, et j’ai hâte de travailler avec mes collègues de collège. Je crois que l’articulation CM2 / 6ème est vraiment décisive pour la suite du collège, et je pense que nous avons beaucoup à gagner à mieux nous connaître et à travailler ensemble.
Propos recueillis par François Jarraud