« Nous avons perdu la tête, nous avons notre tête devant nous, comme Saint Denis ». Au 40è anniversaire de l’INRIA en 2007, Michel Serres évoque la question de la mémoire externalisée sur les supports papiers d’abord puis digitaux, plus récemment. Il évoque ainsi une question essentielle pour l’enseignement : quelle place donner désormais à la mémorisation et sous quelles formes dans l’enseignement ? Au moment du passage des examens de fin d’année, il est nécessaire de reposer cette question de manière simple et pragmatique. On peut aussi la formuler ainsi : que mesurent les examens ? Et par effet de rebond : quelles sont les visées d’un examen dont le principe fondamental repose sur la mémorisation ?
Qu’observe-t-on dans les médias en ce moment? Nombre de sujets et d’articles (la plupart étant des marronniers) sur d’une part la triche et la copie à l’aide des moyens numériques et d’autre part sur les aides à la préparation, la révision. L’originalité cette année tient à la mise en avant des sites web et applications d’aide à la préparation (mémorisation ?). Le marché de l’angoisse fonctionne bien autour du baccalauréat et cela semble normal, car après tout il faut bien l’avoir et même l’avoir bien voire très bien !!!
Rappelons ici un fait simple. Lors d’une épreuve du baccalauréat, on donne aux élèves un sujet parmi tous ceux qui devraient avoir été traités dans l’année. Pour le dire de manière raccourcie, on prend « au hasard » environ un trente-sixième du programme pour avoir la preuve qu’il a été travaillé maîtrisé dans sa totalité. L’élève est censé être aussi performant sur tous les sujets. De plus on rappelle que la note de 10, c’est à dire la moitié de ce qui devrait être appris, est suffisant pour considérer que c’est acquis (mémorisé ?). Enfin on soulignera que la possibilité de compensation entre matières examinées permet à une élève d’être attesté en n’ayant pourtant pas maîtrisé certains domaines (les calculs stratégiques sur les disciplines qui rapportent et les coefficients amènent d’ailleurs à en jouer). Enfin si l’on refait passer le même baccalauréat à des personnes de quarante ans sans préparation, on pourra observer simplement l’enfouissement des connaissances acquises et non mobilisées ensuite.
Pour le dire autrement, le travail de mémorisation qui est un des symboles majeur de l’apprentissage scolaire, doit être interrogé en regard de l’environnement dans lequel nous vivons et surtout des formes de vie en société actuelle. Si nous étions rigoureux sur les valeurs anciennes nous devrions dire qu’un étudiant devrait mémoriser immédiatement un cours à la première écoute (sans prise de notes, comme au Moyen âge). Avec l’arrivée de la possibilité de prendre des notes au moment où l’on entend l’enseignant, on a commencé à modifier le travail de mémorisation. Avec la possibilité d’accéder au cours de l’enseignant sous différentes formes (papier, écrit numérique, audio, vidéo) et dans différentes temporalité (en direct, en différé) l’environnement invite à se questionner sur les formes de mémorisation à favoriser. Car en fait si le numérique est arrivé, il n’a pas supprimé les autres formes de transmission, mais il en a modifié l’environnement. Il est donc logique que l’on parle de formes de mémorisation et non pas de la mémorisation en général.
Un autre élément sème le trouble : l’ignorance. En constatant l’inflation d’informations et de savoirs disponibles, nous ne pouvons que constater notre ignorance. Malheureusement, à écouter certaines personnes parler, l’affirmation péremptoire, l’assertion assurée d’une idée, voire d’un fait donne l’impression que certains ont réussi à vaincre cette ignorance. Non ! En fait ils la cachent sous une forme rhétorique qui laisse l’auditeur penser qu’ils savent « tout » alors qu’en fait, comme chacun de nous ils sont ignorants (en regards de la quantité de savoirs accessibles). Et la mémoire, là-dedans. C’est le moteur central de l’ignorance car, si je sais que je n’ai pas en mémoire suffisamment de choses, j’utilise soit celles qui sont immédiatement disponible (cf. le vue à la télé) soit, plus inquiétant, celles que je construis à l’instant. Les enquêteurs comme les historiens savent bien que la mémoire est fragile et une étude récente a démontré qu’avec un peu de pression et de persuasion on peut amener des personnes à déclarer se souvenir de choses qu’elles n’ont jamais faites. En d’autres termes la mémoire est bien fragile. Et pourtant elle est indispensable et son externalisation dans divers supports n’a fait que donner de nouvelles possibilités de la faire travailler et donc de développer de multiples formes de mémorisation.
Et Michel Serres de terminer en disant « nous sommes condamnés à être intelligents ». Par cette sentence bien rassurante, Le philosophe nous invite à dépasser la sottise de la mémorisation pour elle-même d’une part, mais aussi à considérer que la mémorisation doit être interrogée à l’aune de ce nouvel environnement que nous appelons « techno-cognitif ». Or c’est bien là l’enjeu de l’évolution de l’évaluation des apprentissages et donc de ses symboles comme le baccalauréat, ou encore les leçons et les devoirs à la maison. Repenser la place et la forme de la mémorisation dans le monde scolaire devrait être un des fondements de l’évolution des pratiques pédagogiques dans un environnement largement numérisé. On évitera les facilités du type : « on a toutes les connaissances à portée de la main » ou encore, « il suffit de leur apprendre à apprendre » etc. Si l’on définit l’intelligence comme la capacité humaine à faire face de manière constructive à son environnement dans toute sa complexité, alors on peut travailler à la redéfinition du projet d’éducation et d’enseignement dans un contexte numérique. Il nous faut alors interroger outre les formes de la mémorisation, les objets de mémorisation et leurs liens. Si l’on reprend la théorie des Schèmes (de Piaget à Vergnaud et suivants) et si l’on se réfère aussi à celles de la cognition située et distribuée, sans oublier les approches contextuelles, on peut alors repenser la mémorisation non pas dans son contexte social de moyens de sélection mais plutôt comme un processus interne en interaction permanente avec un environnement et ses artefacts et autres instruments.
A quoi servent les mémorisations antérieures dans des situations de vie quotidienne, personnelle et professionnelle : à com-prendre rapidement ces situations pour ensuite agir sur elles. L’externalisation de la mémoire déplace ce que l’on appelle com-prendre : une forte utilisation de la mémoire est toujours nécessaire, mais pour ce qui est essentiel. Pour les informations et savoirs secondaires (dans l’importance pour l’action), on pourra avoir recours aux mémoires externes. Or, en la matière le numérique est largement supérieur en performance par rapport au papier. Le numérique enrichi, augmente, accélère, optimise, l’utilisation des mémoires externes. S’il déplace certains objets et formes de mémorisation, il ne supprime pas celle-ci. Mémoriser reste au coeur du fonctionnement mental, mais désormais des possibilités nouvelles sont à disposition, alors il est nécessaire d’y réfléchir en éducation.
Les « lieux de savoirs » vont avoir un important travail de refondation à mener dans les prochaines années à propos de la place et du rôle de la mémorisation dans leur organisation propre, mais aussi dans l’accomplissement de leurs missions. On l’observe chaque jour cette refondation est déjà engagée, mais bien sûr comme à tout commencement, dans l’incertitude et le débat, tant l’environnement numérique est encore peu stabilisé. La manière dont le monde scolaire s’approprie le numérique en est une belle illustration… dont les fondements sont encore à réfléchir…
Bruno Devauchelle