Se libérer des cloisons qui isolent les disciplines les unes des autres, des grilles qui séparent l’Ecole de la Cité, des forteresses qu’édifient nos représentations figées et nos pratiques routinières : c’est déjà le beau travail mené au collège Villeneuve à Fréjus. En collaboration avec des collègues d’histoire-géographie, d’arts plastiques et d’occitan, Carine Ossard, professeure de français, y anime en quatrième une classe « Patrimoine et numérique ». Les élèves explorent avec des tablettes les richesses du patrimoine local et restituent leurs investigations sous formes de productions créatives et collaboratives, publiées en ligne. Par-delà les compétences développées, le plaisir du partage renforce celui de l’Ecole : « Je trouve qu’on ne s’épanouit jamais autant dans le métier d’enseignant que quand on ouvre les portes de sa classe pour accueillir les collègues et aller voir ce qui se passe ailleurs. L’Ecole devient un véritable lieu de vie et d’enrichissement personnel, pour les élèves et pour les enseignants, lorsqu’elle permet de créer du lien entre les disciplines, entre les professeurs, entre les élèves, avec l’environnement proche. »
Pouvez-vous expliquer ce qu’est la classe « Patrimoine et numérique » ?
J’ai d’abord créé une classe « patrimoine » en 2011 pour sensibiliser notre public à la richesse du patrimoine local de Fréjus, qui le méconnaît trop souvent. En effet, le collège Villeneuve, situé en Zone Urbaine Sensible, accueille une majorité de CSP défavorisées. Nous observons souvent chez nos élèves un manque de motivation, mais aussi de curiosité à l’égard du fait culturel, qui empêche un grand nombre d’entre eux d’adhérer au projet que leur propose l’Ecole.
En 2013, j’ai ajouté un volet numérique au volet patrimonial : j’ai pensé que l’utilisation de tablettes donnerait un nouvel attrait aux visites guidées, qui d’ailleurs ne seraient plus guidées ! Les élèves auraient à explorer les sites, à chercher l’information dans un but précis plutôt qu’à la recevoir passivement sans trop savoir ce qu’ils en feraient ensuite. Je voulais également, grâce au numérique, développer le travail collaboratif, l’autonomie, la créativité, mais aussi publier les productions des élèves, c’est-à-dire leur permettre de transmettre à autrui une vision personnelle de leur environnement.
Au fil de l’année, les élèves de cette classe de quatrième (choisie au hasard : ce n’est pas une option) intègrent le fruit de leurs investigations à des productions diversifiées, créées pour l’essentiel grâce à des outils numériques.
Une heure hebdomadaire est consacrée aux activités « patrimoine et numérique ». Cette année, les élèves ont choisi en début d’année les sites qu’ils voulaient visiter et présenter : nous avons donc réalisé le planning des sorties avec eux : quatre sorties annuelles, mais douze lieux différents explorés ! En effet, chacun des professeurs engagés dans le projet visite un site avec seulement sept ou huit élèves. Ces conditions sont idéales, elles permettent de prendre le temps d’accueillir les questions, d’écouter les impressions, de dialoguer, d’individualiser la relation.
Le travail mené se veut interdisciplinaire : pouvez-vous en donner des exemples ? comment se met en place la collaboration entre enseignants de différentes matières ? quels vous semblent les intérêts de cette interdisciplinarité ?
Quatre professeurs participent au projet : Christophe Champfailly, professeur d’histoire-géographie, Anne-Marie Brénéol, professeur d’arts plastiques, Gwenael Cany, professeur d’occitan et moi-même, professeur de français. La classe dispose d’une heure supplémentaire dans son emploi du temps, animée par les quatre enseignants.
Pendant les heures dévolues au projet, chacun de nous utilise ses compétences disciplinaires pour aider les élèves à restituer leur visite au moyen de supports variés : vérification des informations historiques, géographiques, linguistiques, utilisation du logiciel de retouche d’images, qualité de l’expression écrite ou orale, etc.
Nous avons élaboré un « passeport » individuel que nous remplissons conjointement en indiquant entre autres quelles compétences sont acquises par chaque élève : écouter les autres, s’auto-corriger, coopérer au sein d’un groupe, prendre des notes, utiliser un logiciel de montage vidéo… C’est aussi dans la transversalité que se manifeste l’interdisciplinarité.
Cet aspect me semble l’un des plus grands atouts du projet : pour les élèves, c’est une façon de créer du lien entre les disciplines, de mieux appréhender leur fonds commun. Ils prennent aussi conscience de l’importance de bien écrire, de bien s’exprimer à l’oral, y compris hors du cours de français. A cet égard, le travail que j’effectue avec eux sur leurs productions, quelles qu’elles soient, me paraît bénéfique.
Quant aux avantages de l’interdisciplinarité pour les enseignants, ils sont nombreux (approche plus complète d’un même sujet, comparaison entre des méthodes différentes, meilleure connaissance des autres et de soi), mais celui que j’apprécie le plus est d’avoir le plaisir de co-animer des séances avec mes collègues : le rapport à la classe est plus serein et on peut passer beaucoup plus de temps avec chaque groupe.
Dans ce projet, vous utilisez beaucoup le numérique, en particulier des tablettes : quels usages en avez-vous fait précisément ?
Nous utilisons cette année six ipad prêtés par le CRDP du Var : un par groupe de quatre ou cinq élèves. La tablette est un très bon moyen de susciter coopération et autonomie. En cette deuxième année, nous avons d’ailleurs choisi de laisser les groupes décider de leur propre fonctionnement : nous n’attribuons plus vraiment de rôles et tout se passe bien.
Pendant les visites, avec leur tablette, les groupes prennent des notes, prennent des photographies, s’enregistrent… : tous les moyens sont bons pour récolter le matériel nécessaire à la réalisation des futures productions.
De retour en classe, ils choisissent un format pour restituer les informations recueillies sur le site et effectuent leur travail sur les tablettes : il peut s’agir d’une carte mentale (Popplet), d’un diaporama (QuickOffice), d’un Prezi, d’une animation (Tellagami, application permettant de synchroniser un enregistrement vocal aux mouvements d’un personnage virtuel), d’un montage vidéo (Imovie), d’un article pour le blog. A la fin de la période, chaque groupe vient présenter à la classe sa production, que je vidéo-projette grâce au logiciel AirServer. L’évaluation est collective – voire conviviale – et toujours constructive.
Les élèves ont aussi réalisé des articles pour l’encyclopédie en ligne Vikidia : de quoi s’agit-il ? quelles ont été ici les étapes de travail ?
Nous avons mené cette activité l’année dernière. Je voulais que les élèves prennent conscience du travail que représente la publication d’articles, aussi modestes soient-ils. Nous leur avons fait découvrir Vikidia, encyclopédie en ligne collaborative destinée aux 8-13 ans. Ils ont ensuite rédigé un texte informatif sur l’un des sites patrimoniaux qu’ils avaient visités. Leur brouillon a aussitôt fait l’objet de demandes d’améliorations de la part des modérateurs. La semaine suivante, les élèves ont donc pu constater que leurs articles avaient été lus avec attention et qu’ils n’étaient pas exempts de défauts…
Ce travail d’écriture et de reprise est une véritable école de rigueur et permet d’apprendre par la pratique les règles relatives à la notion de propriété intellectuelle notamment. Je recommande vivement cette activité aux collègues intéressés par la démarche, les administrateurs sont très réactifs et efficaces.
Le projet manifeste une volonté d’abattre bien des murs, ceux qui séparent les disciplines, mais aussi ceux qui isolent l’Ecole de son environnement : pourquoi ce choix ?
C’est précisément cette envie qui m’anime, en effet. On dit qu’il faut redonner du sens aux apprentissages et c’est vrai. Mais, plus égoïstement, je trouve qu’on ne s’épanouit jamais autant dans le métier d’enseignant que quand on ouvre les portes de sa classe pour accueillir les collègues et aller voir ce qui se passe ailleurs. L’Ecole devient un véritable lieu de vie et d’enrichissement personnel, pour les élèves et pour les enseignants, lorsqu’elle permet de créer du lien entre les disciplines, entre les professeurs, entre les élèves, avec l’environnement proche.
L’année prochaine, nous aimerions communiquer avec une classe qui accepte de recevoir nos productions et, qui sait, de les commenter ou de nous envoyer les leurs en retour. Ce serait une manière d’élargir encore l’horizon culturel et, grâce au numérique, de créer du lien avec des personnes bien réelles. Avis aux amateurs…
Au final, quels profits vous semblent tirer les élèves des modalités et des finalités du travail que vous menez à travers le projet ?
Nous voyons les élèves développer des compétences sociales et civiques, nous les voyons apprendre à travailler sur des projets à long terme, développer un regard critique plus acéré sur les productions des autres et sur les leurs, sans aucune autre motivation que le plaisir d’obtenir un résultat satisfaisant, puisque les travaux ne sont jamais notés. La pratique régulière de l’oral a permis à certains de dépasser leur peur de prendre la parole face à un auditoire.
Nous voulons aussi développer de véritables compétences numériques, dont celle qui consiste à savoir publier : c’est pourquoi, cette année, nous avons prévu de demander aux élèves de mettre en ligne eux-mêmes toutes leurs productions sur le blog de la classe. C’est ce à quoi nous emploierons les semaines à venir.
Mais ce qui nous donne la plus grande satisfaction, c’est de voir tous les élèves, même les décrocheurs, s’investir dans des activités qui exigent d’eux rigueur, écoute et capacité à coopérer. Nous les voyons gagner en autonomie au fil des semaines : la mise au travail, la gestion du temps, les échanges entre pairs sont de plus en plus efficaces.
Pas de miracle, bien sûr. De modestes avancées pour chacun et un projet fédérateur pour tous.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut