«Dans mon lycée, j’ai des classes que de Noirs. Et on ne fait rien, on accepte… ». L’intervention d’Eric Dogo, proviseur adjoint du lycée professionnel Charles Baudelaire d’Evry (Essonne), n’était pas passée inaperçue le 21 mars lors de la journée du Café pédagogique sur la Fraternité à l’école. Il était venu dénoncer une situation d’apartheid. Oui, d’apartheid. Il s’en explique ici.
«En bac pro Accueil, j’ai quasiment 100% de filles noires, j’emploie ici le terme Noirs exprès, plutôt que Black qui me parait hypocrite, explique Eric Dogo interrogé au téléphone. Or cette non mixité est extrêmement grave. Cela induit un comportement et nourrit des stéréotypes chez ces élèves que l’on regroupe, convaincus qu’ils ne sont pas dans la norme».
Obligé d’interdire le « tchip »…
Le proviseur adjoint ne mâche pas ses mots : il s’agit bien d’«apartheid», pour reprendre l’expression du premier ministre Manuel Valls. «Comment permettre à ces jeunes d’acquérir d’autres codes, notamment ceux du monde du travail, si on les laisse ainsi entre eux ?», lance-t-il. «Comment leur faire croire qu’ils sont des Français lambdas et qu’ils doivent se comporter comme tels ?».
Cela encourage aussi des comportements communautaires, «le tchip» (sifflement de reproche, ndlr) par exemple. «A Charles Baudelaire, nous avons été l’un des premiers établissements du bassin d’Evry à interdire le «tchip». On s’était aperçus que les élèves «tchipaient» leurs professeurs. Mais ils nous répondaient : «ça n’est pas grave, ils ne s’en rendent pas compte, ils ne sont pas africains».
Une orientation qui s’ethnicise…
Le proviseur adjoint précise que la mixité varie selon les filières. Son établissement, classé «Lycée des Métiers», est spécialisé dans le tertiaire et les services – Services à la personne, Aide à la personne, Coiffure, Commerce, Vente… En bac pro Esthétique, les élèves, quasiment toutes des filles, sont pour l’essentiel des Blanches, souvent de classes moyennes. A l’inverse du bac Accueil où ce sont des Noires, de milieux très modestes. Le Commerce est l’une des rares filières où existe une mixité à la fois de genre – filles et garçons –, de milieux et d’origines.
Comment expliquer cela ? Pour les lycées pros, il n’y a pas de carte scolaire (qui affecte les élèves selon leurs lieux d’habitation, ndlr). On s’y inscrit en fonction des spécialités proposées (et de la place…). Eric Dogo pointe une mauvaise orientation, un manque d’informations alors que ces familles, souvent très éloignées de l’école, en auraient le plus besoin, enfin la survivance d’un lycée professionnel fonctionnant comme «un lycée-poubelle».
«En bac pro Accueil, nous avons beaucoup de jeunes filles congolaises, indique-t-il, j’ai parlé avec des familles et je me suis aperçu que beaucoup croyaient que leurs filles allaient pouvoir devenir hôtesses de l’air. Soit elles sont mal informées soit on les laisse avec leurs clichés». Il faut en effet remplir les sections Accueil, plus nombreuses que les sections Esthétique plus demandées, et où l’on manque de places.
Les jeunes filles noires pourraient aller davantage en Coiffure. «Mais pendant longtemps les patrons n’en voulaient pas, assure Eric Dogo, aujourd’hui on ne l’entend plus, en tout cas ouvertement. Par ailleurs, si elles veulent faire coiffure, c’est généralement pour être embauchées dans les salons afros. Or dans nos CAP, on travaille sur du cheveu caucasien, c’est-à-dire blanc. Pour les cheveux africains, il faut s’inscrire dans une mention spéciale».
Quand les élèves intègrent l’apartheid…
Pour faire bouger les lignes, Eric Dogo, qui a présidé une association en faveur de l’insertion professionnelle des minorités visibles, ne reste pas les bras croisés. Avec son proviseur et avec le soutien de sa hiérarchie, le lycée Baudelaire a laissé tomber les secondes spécialisées et propose, depuis cette année, des secondes plus généralistes. «Cela laisse le temps aux jeunes de découvrir les différents métiers et de choisir leur orientation en connaissance de cause». Il va aussi dans les collèges pour explique le panel de choix.
Mais il ne peut pas déplacer des montagnes, ni changer des mentalités et des pratiques ancrées. «On regroupe dans nos lycées pros des élèves en difficultés scolaires à qui on a dit au collège : «tu n’as pas la moyenne, tu iras en pro». Beaucoup viennent donc par défaut. Et on retrouve du même coup des jeunes d’origine immigrée. Tant que ce sera comme ça, on aura du mal à avancer».
Le pire, selon Eric Dogo, c’est que l’on s’est habitué à cette situation. «Une fois je suis entré dans une classe et je n’ai vu que des filles noires. Cela m’a frappé. J’en ai parlé au prof ensuite. Il ne l’avait pas remarqué, il ne le voyait plus »… «Il faudra un jour s’interroger sur notre complicité à tous, acteurs de l’éducation», ajoute-t-il.
Même accoutumance, ou résignation, chez les élèves. Ils se replient dans leurs quartiers, et il faut les pousser pour qu’ils en sortent et montent à Paris. «Ils intègrent cette ségrégation. Dès lors comment s’étonner de les entendre dire : «je ne suis pas français, je suis malien»….
Arrivé au lycée Baudelaire en 1995 comme prof d’éco-gestion, Eric Dogo a pu mesurer la détérioration. «Lorsque j’ai commencé, il y avait encore de la mixité dans les classes. Nos anciens élèves, quand ils reviennent, disent d’ailleurs qu’ils ne reconnaissent plus le lycée. On sent aussi la montée de la précarité, avec des problèmes d’hygiène».
L’école, lieu de brassage social ? On en est loin. Dommage, car pour inculquer les valeurs républicaines, leitmotiv du moment, il faudrait les voir vivre.
Véronique Soulé
Sur la Journée de la fraternité à l’Ecole
Cet article est paru le 30 mars 2015 dans le Café pédagogique