La consultation sur les futurs programmes de l’école élémentaire est en cours. Il faut insister sur le fait que la rédaction du projet s’est effectuée dans de bonnes conditions n’ayant rien à voir avec celles du projet de programmes 2008 : pour chaque cycle, le CSP a mis en place des commissions, celles-ci ont procédé à des auditions (1), elles ont constitué des sous-commissions de quelques personnes qui se sont particulièrement intéressées à une ou deux disciplines, ces sous-groupes ont fait appel à des personnes extérieures (dont l’auteur de ces lignes) pour aider à la rédaction du projet, etc. Au terme de ce processus, et concernant les mathématiques au cycle 2, des points d’accord fondamentaux ont émergé, notamment le choix de mettre en avant l’usage de stratégies de décomposition-recomposition lors des premiers apprentissages numériques, de l’apprentissage de l’écriture des nombres et du travail avec les grandeurs. Répétons-le : cela donne l’espoir d’une future baisse de l’échec scolaire en mathématiques alors que ces jours derniers encore, on apprenait que les difficultés des élèves français sont grandissantes dans ce domaine.
Mais, bien évidemment, il n’y a pas eu que des points d’accord et le processus normal est alors, concernant les points en débat, que les principaux arguments des uns et des autres soient exposés aux professeurs des écoles afin que, dans le cadre de la consultation en cours, ils puissent exprimer leur point de vue de manière informée. Un éventuel risque de formalisme fait partie de ces points en débat. Dans un texte mis en ligne sur le Café Pédagogique (2), les membres de la sous-commission « mathématiques au cycle 2 » du CSP minimisent ce risque. Il serait facile de s’en prémunir dès lors que « les écritures symboliques sont toujours mises en relation, à travers le langage, avec une action concrète de référence ». En se référant aux « travaux fondateurs » de Guy Brousseau dans les années 1960-1970, ils précisent l’enjeu des préconisations du projet de programme : il s’agit, dès le CP, de développer chez les élèves « une conception du signe « égal » fondée sur l’équivalence, contre la conception désastreuse, qui sévit bien au-delà du cycle 2 et même de l’école élémentaire, qui fait voir ce signe comme un signe d’exécution d’une opération (la touche « entrée » de la calculette) ». Précisons encore cet enjeu : quand un élève a une conception du signe « égal » basée sur l’équivalence, il lui est aussi facile de compléter « ? = 4 + 3 » que « 4 + 3 = ? », de compléter « 4 + ? = 7 » que « 7 = 4 + ? », etc. Une telle conception du signe « égal » est évidemment celle qu’il faut viser mais nous allons montrer que vouloir réaliser ce projet trop précocement, dès le CP, risque de se faire au détriment des élèves les plus fragiles.
Installer dès le CP une conception mathématique du signe « égal » ?
Remarquons d’abord que dans les années 1980 une équipe de l’Institut National de Recherche Pédagogique s’est inspirée des travaux de Guy Brousseau sur cette question et que le projet de développer une telle conception du signe « égal » dès le CP était généralement celui des pédagogues des années 1980. Ils ont abandonné un tel projet dans les années 1990. Ne serait-il pas préférable d’essayer d’analyser ce qui s’est passé à cette époque avant de reprendre un tel projet tel quel ? Quant à Guy Brousseau, qu’écrit-il aujourd’hui, c’est-à-dire près de 40 ans après, sur cette question ? Dans sa contribution à la conférence nationale de mars 2012 sur l’enseignement des mathématiques (3), on lit que : « L’usage du signe « = » au primaire est inutile. Il prend un sens faux, ni réflexif, ni symétrique, qui conduit plus tard à une interprétation unidirectionnelle des équations ». Et il justifie ainsi cette position : « L’introduction précoce mais inconsidérée de pratiques d’allure « algébriques », mais en fait fausses, irrégulières ou dénuées de sens dans le contexte, perturbe l’introduction de l’algèbre dans le secondaire et ses méfaits se prolongent jusqu’à l’université ».
Alors, faut-il introduire le signe « égal » dans son sens mathématique dès la classe de CP ou bien faut-il attendre la 6e pour utiliser ce signe afin d’être sûr qu’il va effectivement acquérir chez tous les élèves ce sens mathématique ? Une position intermédiaire se trouve dans un autre article cité par les membres de la sous-commission mathématiques du CSP : celui de Nicole McNeil et collègues (2011) (4). Ces chercheuses défendent l’idée qu’il est important que les élèves n’utilisent pas trop longtemps le signe « égal » dans le seul sens de « ça fait… » et, de plus, elles montrent qu’avec des élèves dont l’âge moyen est celui du CE2 (8 ans), il est assez facile de les faire progresser vers une conception mathématique de ce signe du fait que la signification restreinte de l’égalité ne s’est pas encore fossilisée. On pourrait se poser la question : pourquoi ne pas commencer à le faire dès le CE1, voire le CP ? J’ai effectivement la conviction que c’est possible au CE1 mais très difficile au CP.
En effet, les élèves de CP sont en cours d’apprentissage de la lecture alphabétique et ils l’apprennent parfois très péniblement. Ils apprennent donc à linéariser leur exploration de l’écrit alphabétique de la gauche vers la droite, ce qui ne correspond pas à la façon dont on s’y prend lors d’une lecture mathématique du signe « = ». Un adulte qui complète l’égalité « 7 = 4 + ? », par exemple, résout ce problème sous la forme « 4 + ? = 7 », ce qui correspond à une lecture où il prend d’abord en compte le second membre de l’égalité, puis le signe « = » et enfin le chiffre « 7 », celui qui est le plus à gauche. À la fin de mon premier ouvrage (Comment les enfants apprennent à calculer, 1989), j’explicitais une progression pédagogique visant à favoriser une lecture mathématique de l’égalité au CP en demandant aux élèves, dès qu’ils se trouvaient face à une égalité, d’imaginer une balance et ses deux plateaux : pour « gagner », il faut que les deux plateaux soient équilibrés. Au début des années 1990, afin d’évaluer cette proposition pédagogique, j’avais proposé un grand nombre d’égalités lacunaires (« 7 = 4 + ? », « 5 + 4 = ? », etc.) à des élèves de fin de CP qui avaient suivi cette progression. Les résultats étaient très satisfaisants. Il s’est trouvé que l’instituteur de l’une des classes s’est ensuite absenté trois semaines. Tous les élèves les plus fragiles en mathématiques, mais aussi en lecture, confrontés à la même épreuve après 3 semaines sans travail dans cette perspective, se sont comportés comme s’ils n’avaient jamais bénéficié de la progression les invitant à structurer leur lecture d’une égalité en pensant à une balance. Pour « 7 = 4 + ? », par exemple, ils commettaient systématiquement l’erreur consistant à répondre 11 (ou un nombre proche en cas d’erreur de calcul).
Résumons : la recherche de Nicole McNeil et collègues (2011) est la seule qui, en utilisant une méthodologie parfaitement contrôlée, met en évidence qu’il est assez facile de faire progresser des élèves de CE2 vers une lecture mathématique de l’égalité. Bien d’autres recherches ont abordé la même question de manière moins bien contrôlée et, au vu de leurs résultats, il est raisonnable de penser qu’on peut viser un tel objectif au CE1. Quant au CP, on est loin de disposer d’une quelconque certitude, les élèves les plus fragiles se retrouvant très rapidement en échec, ce qui ne cadre guère avec une pédagogie de la réussite pour tous.
Des hypertextes qui sont des « éléments de travail » ?
Dans leur texte, les coordinateurs de l’élaboration des programmes avancent une idée particulièrement intéressante : « Il faut noter ici un point crucial : dans notre esprit, ces hypertextes comme outils doivent évoluer en fonction de leur appropriation par les professeurs. A côté du texte des programmes stricto sensu, ils doivent constituer des « éléments en travail », qui marquent la contribution des professeurs et de ceux qui les accompagnent à l’évolution collectivement régulée du curriculum. On pourrait imaginer, par exemple, que dans telle ou telle équipe de circonscription, on produise un travail systématique sur tel ou tel hypertexte, et que le retour de cette équipe de circonscription amène à une réécriture de cet hypertexte qui le perfectionne. »
Une telle idée doit retenir l’attention parce qu’elle est susceptible de favoriser le débat et l’innovation pédagogique chez les professeurs des écoles au sein des circonscriptions. Il faut l’affirmer : ce débat est aujourd’hui très insuffisant, du fait notamment que la formation continue se soit réduite comme une peau de chagrin depuis plusieurs années. Mais si tel est le projet, quel texte du programme et quels hypertextes convient-il de privilégier ? Non pas un texte de programme qui, pour garder l’exemple abordé dans ce texte, affirme que les élèves de CP pourraient d’emblée s’approprier une lecture mathématique de l’égalité avec, pour hypertextes, des exemples d’activités censées permettre la réalisation d’un tel objectif, mais bien plutôt un texte qui parle de la lecture mathématique de l’égalité comme d’un objectif de fin de cycle et qui, concernant les hypertextes, restitue les incertitudes quant au niveau de la scolarité auquel il est souhaitable de s’engager fortement vers la réalisation de cet objectif. Ne serait-ce pas la meilleure manière de favoriser chez les professeurs un processus d’appropriation de programmes qui suscitent chez eux le désir de s’engager dans un travail d’expérimentation au sein de la circonscription ? Ne serait-ce pas la meilleure manière de favoriser la rédaction d’un programme pérenne parce que ne préjugeant pas de ce que seront les résultats des recherches futures ?
Rémi Brissiaud
Chercheur au Laboratoire Paragraphe, EA 349 (Université Paris 8)
Équipe « Compréhension, Raisonnement et Acquisition de Connaissances »
Membre du conseil scientifique de l’AGEEM
Notes :
1 Les différentes contributions se trouvent à cette adresse : http://www.education.gouv.fr/cid82307/le-conseil-superieur-des-programmes-contributions-des-experts-sollicites-par-les-groupes-charges-elaboration-des-projets-programmes.html
4 McNeil, N. et al. (2011). Benefits of Practicing 4 = 2 + 2: Nontraditional Problem Formats Facilitate Children’s Understanding of Mathematical Equivalence. Child Development, 82(5), 1620–1633