Dans le cadre de la « grande mobilisation de l’École pour les valeurs de la République », le ministère de l’Éducation nationale demande de « rétablir » et de « valoriser » les « rites républicains », de développer « la compréhension et la célébration des rites et symboles de la République : hymne national, drapeau, devise » ; il demande également que « les projets d’école et d’établissement comportent des actions relatives à la formation du citoyen et à la promotion de ces valeurs ». Ces exigences – qui ne sont, en fait, pas très nouvelles – posent, en réalité, plus de problèmes qu’elles n’en résolvent. À moins – et c’est ma crainte –qu’elles ne supposent le problème déjà résolu : on ne respecte, en effet, des rituels que lorsqu’on adhère aux principes qu’ils incarnent, ou bien parce que l’on craint une sanction, ou encore parce que, comme le souligne Eveline Charmeux, « il y a parfois une certaine jubilation à manifester les apparences de respect à l’égard de ce ou de ceux que l’on méprise » et dont on se moque intérieurement (1). Certes, il y a bien une « force d’attraction » de certains rituels qui, par l’émotion à laquelle ils appellent, exercent une véritable fascination sur les imaginaires et ont une sorte de pouvoir quasiment hypnotique sur les individus : mais on ne peut construire notre République sur ce type de comportements, au risque de côtoyer la manipulation et de basculer vers un fonctionnement gravement manipulatoire de notre symbolique républicaine. C’est pourquoi il faut, à mon sens, réfléchir sur la notion même de rituels et préciser le rôle qu’ils peuvent avoir dans une formation à la citoyenneté qui soit aussi – et c’est notre ambition légitime – une éducation à la liberté.
Les rituels ne valent que par ce qu’ils permettent
Les anthropologues nous l’affirment : pas de société humaine sans rituels. C’est aux rituels funéraires, en effet, qu’ils font remonter l’apparition de ce que nous appelons l’humanité : quand nos ancêtres décident d’enterrer et d’honorer leurs morts. Ils interrompent alors leur activité pour se « recueillir » sur les dépouilles, s’inscrivant simultanément, par ce geste, dans l’espace – où reposent les corps – et dans le temps de la généalogie qu’ils célèbrent. C’est ainsi qu’ils constituent l’ébauche d’un premier collectif institué autour de valeurs communes…
Il n’y a pas de société possible, en effet, sans rituels, pour signifier ce qui, précisément, « fait société ». Et pas d’institution sans rituels, non plus, pour instituer concrètement « ce qui fait tenir les humains ensemble » et les relations qu’on veut promouvoir entre eux. Ainsi la justice a-t-elle besoin de rituels, non pas – ou pas seulement – pour impressionner les justiciables, mais pour instituer un type de prise de parole qui évite de laisser la violence s’imposer et la loi du plus fort l’emporter. Le cérémonial judiciaire lui-même, avant même de permettre de « rendre justice », doit permettre de se parler de manière réfléchie et argumentée. Le pédagogue Janusz Korczak, qui avait institué, dans ses orphelinats et ses écoles des « tribunaux d’enfants », avec des règles de fonctionnement extrêmement strictes et un « code » très rigoureux à examiner dans un ordre précis (2), ne confiait qu’un rôle à l’adulte, celui de greffier : rôle essentiel s’il en est puisque la figure tutélaire de l’adulte consigne les propos tenus et exige ainsi de l’enfant la maîtrise de son expression, une reformulation précise jusqu’à ce qu’il dit soit intelligible et partageable, jusqu’à ce qu’une trace assumée puisse en être consignée et gardée. On voit bien le caractère éminemment formateur d’un tel dispositif. Parce qu’il est au service, tout à la fois, de la construction de la pensée et de la recherche obstinée d’une alternative au rapport de forces…
Pas de société et pas d’institution, donc, sans rituels qui témoignent de leurs valeurs, expriment les principes qui permettent de les incarner et soutiennent les efforts des personnes pour s’y « faire société » ensemble. Et, donc, pas d’éducation et d’enseignement sans rituels.
L’enfant, en effet, a besoin de rituels structurants : il a besoin que l’on identifie les espaces dédiés et les temps consacrés à chaque activité, non pour le brimer, mais, pour, au contraire, lui permettre de s’y adonner en toute sécurité. Il a besoin que l’on identifie et sépare clairement les lieux : la chambre des parents et la sienne, les pièces destinées aux échanges et celles réservées à l’intimité, les cadres où l’on peut jouer – voire casser – parce que l’activité y est réversible et ceux où l’on doit veiller à ne brutaliser ni les objets ni les personnes, parce que, là, on ne peut pas revenir en arrière ni abolir magiquement le mal que l’on a fait, etc. L’enfant a besoin qu’on sache scander le temps et marquer les césures entre les moments où il peut se livrer à des activités librement choisies et ceux où il convient qu’il s’inscrive dans un collectif qui, tout à la fois, lui donne une place et le protège. Et, bien sûr, l’enfant a besoin que ces rituels soient assortis d’une symbolique qui permette d’identifier clairement les frontières, de marquer précisément les étapes. C’est ainsi que l’enfant apprend à s’inscrire dans le monde, à développer sa liberté dans une collectivité.
De même, il n’est pas d’enseignement sans rituels : enseigner suppose que des espaces et des temps soient clairement dévolus à l’apprentissage. Plus encore, cela suppose que l’on mette en place des dispositifs spatio-temporels, des règles de fonctionnement fermes et lisibles qui suscitent la posture mentale requise par le type d’apprentissage visé. Célestin Freinet ne disait pas autre chose quand il prônait le « matérialisme pédagogique » : organisez l’école et la classe, le mobilier et le matériel, la décoration et les ressources, les consignes et les règles présidant aussi bien à la prise de parole qu’aux déplacements… en fonction de ce que vous soulez faire apprendre aux enfants !
Voilà qui devrait nous exonérer de l’éloge traditionnel des rituels anciens qui nous sont parfois présentés, avec une nostalgie larmoyante, comme « la » solution à tous nos problèmes ! D’autant plus si l’on ne réfléchit pas aux conditions de leur mise en œuvre ! Ainsi faudrait-il – entend-on parfois – mettre en place une « discipline de fer » pour imposer le silence dans les rangs et la mise au travail dans les classes. Oui, peut-être… mais comment ? En excluant ceux et celles qui ne se soumettent pas et, donc, en les privant de ce à quoi on a la charge de les former ? Qu’on me permette ici un exemple et un souvenir personnel : enseignant de lettres-histoire en lycée professionnel, j’avais, comme tous mes collègues, de grandes difficultés pour faire entrer calmement mes élèves en classe et construire le collectif de travail. À chaque intercours, je voyais se précipiter une horde d’adolescents qui se bousculaient et bousculaient le mobilier dans un brouhaha infernal, s’installaient sans quitter leurs manteaux et se mettaient à discuter, voire à s’activer à tout autre chose que le cours que je tentais de présenter en m’époumonant en vain ! Je décidai de mettre alors en place un rituel assez contraignant, aussi bien pour les élèves que pour moi : avant chaque heure de cours, j’inscrivais une courte citation littéraire au tableau ; je me tenais ensuite à la porte et ne faisais rentrer les élèves qu’un à un, en les saluant et en leur demandant de s’installer, de sortir leur « carnet de citations » et d’y noter celle qui leur était présentée. J’exigeais d’eux ensuite, pendant cinq minutes silencieuses, qu’ils apprennent par cœur la citation inscrite… Et le mois suivant, je confiais aux élèves eux-mêmes, chacun à leur tour, le soin de choisir une citation et de venir l’inscrire au tableau avant l’arrivée de leurs camarades… Contre toute attente, ce qui m’apparaissait presqu’impossible se mit à fonctionner assez vite et fort bien. Non que j’eus trouvé « la solution miracle », mais parce que ce rituel étais, je crois, simultanément, une manière de réguler l’entrée dans la salle et de fixer l’attention de manière collective, de donner un signal sur ce qui était attendu de chacune et de chacun, tout en faisant découvrir le plaisir de mémoriser quelques belles formules aux élèves (qui, au passage, enrichissaient leur vocabulaire, leur syntaxe et leurs références culturelles). (3)
Que retenir de ce trop bref développement ? Que les rituels sont fondamentaux dans l’éducation, mais qu’ils ne valent que pour ce qu’ils autorisent. Et pour ce à quoi ils permettent d’accéder : la réflexion et la pensée, l’inscription dans un collectif solidaire qui brise la juxtaposition des individualismes, qui permet de suspendre la réaction pulsionnelle et de découvrir que ce à quoi l’on renonce ainsi est bien peu de choses au regard de ce à quoi l’on accède : la reconnaissance de l’appartenance, la certitude d’avoir une place et d’être protégé, la garantie de pouvoir y développer sa liberté.
Inventer des rituels éducatifs pour aujourd’hui
La « refondation » de l’École, comme la promotion de ses valeurs et de sa devise en actes, imposent donc bien un travail sur des rituels éducatifs formateurs. Mais il me paraît un peu court de limiter celui-ci à la restauration de quelques manifestations isolées autour de nos symboles républicains. Ces manifestations elles-mêmes ne seront porteuses de sens que si elles s’inscrivent dans une École « réinstitutionnalisée », autour de principes clairs et de rituels quotidiens, tout à la fois structurants et signifiants… Qu’on me permette ici, sans prétendre à l’exhaustivité, de tracer quelques pistes.
Il faut d’abord, me semble-t-il, poursuivre l’effort engagé déjà, ici ou là, pour mettre en place des rituels politiques forts : la remise de la carte d’électeur – pour autant qu’elle fait l’objet, en amont, d’une préparation sérieuse – pourrait être systématisée, avec, à cette occasion, des témoignages d’anciens, voire un système de parrainage systématique, et, bien évidemment, l’invitation de classes primaires et secondaires qui pourraient vivre là une utile leçon d’instruction civique.
Dans les écoles et les établissements scolaires, l’urgence est, à mes yeux, la mise en place de rituels de structuration du collectif. L’École, en effet – telle que notre République la promeut –, ne peut être fondée sur le sentiment d’appartenance communautaire ; tout au contraire, elle s’oppose au repli clanique et fait le pari que, non seulement, tous les enfants peuvent apprendre, mais aussi qu’ils peuvent « apprendre ensemble », en dépit – et, si possible, en raison – de leurs différences d’origines et de sensibilités. Or, si la communauté « tient » en quelque sorte toute seule, puisqu’elle est portée par les forces centripètes de l’adhésion préalable et de l’affectivité réciproque, le collectif doit être construit, pied à pied, obstinément. Il faut, pour cela, évidemment, rompre avec l’anonymat et la parcellisation qui gangrènent nombre de nos collèges et lycées ; il faut des groupes à taille humaine gérés par des équipes pédagogiques qui connaissent et accompagnent ensemble tous les élèves ; il faut faire exister physiquement et symboliquement ces groupes par des rencontres régulières entre tous les élèves et tous les adultes qui les encadrent, par des projets collectifs où chacune et chacun peut avoir une place, par des engagements valorisés où le collectif se donne à voir dans sa diversité et sa cohérence à la fois, à l’image de la République que nous voulons. Bref, il faut sortir l’institution scolaire du paradigme de la « gestion des flux » pour la faire entrer dans celui de la construction de véritables « collectifs apprenants ».
Pour accompagner ce mouvement, on doit aussi – et de nombreuses voix se lèvent aujourd’hui pour en rappeler l’importance (4) – développer les rituels portés par les activités artistiques. Le théâtre, la danse, les arts du cirque, la musique ou les arts plastiques, permettent, en effet, de découvrir le caractère essentiel de la scansion du temps, de la focalisation de l’attention, comme ils ouvrent la voie à un apprentissage fondamental pour la formation du citoyen : le passage de la gesticulation au geste, du borborygme à la parole, par la construction de l’intentionnalité. Mais la pratique du sport peut également être très formatrice, dès lors, qu’elle intègre la question de la structuration d’un « espace hors menace », la métabolisation de l’agressivité grâce à des règles qui, tout à la fois, protègent l’intégrité de chacun et permettent à tous de « jouer » avec les autres : les arts martiaux représentent, sans aucun doute, parmi d’autres sports, une belle école de la maîtrise de soi et du respect d’autrui, pour peu, bien évidemment, qu’ils soient accompagnés d’une réflexion sur les valeurs qui les animent.
Car la pierre de touche, la matrice du rituel éducatif républicain est là : dans la pratique de ce que les pédagogues nomment « le conseil », dans ce qu’ils ont développé autour des « ateliers philo » comme des « heures de vie de classe ». Bien loin des caricatures qui en sont faites et qui présentent parfois ces dispositifs comme d’aimables bavardages, c’est la mise en œuvre du « sursis à l’acte », fondateur pour « apprendre à penser », et de la construction de projets, essentielle pour que chacun accède à une responsabilité au sein d’un ensemble solidaire. Pour que chacun ait une place : car – nous le savons bien et l’observons tous les jours –, ce sont ceux à qui l’on n’a pas donné de place qui veulent prendre toute la place et font voler en éclats bien des intentions générales et généreuses ! Comme l’a superbement expliqué Francis Imbert, c’est dans ces rituels de construction du collectif que « la voix se détache du cri », que « l’enfant hors-la-loi se libère du masque qui le brûle (…) parce qu’il dispose d’un lieu d’interpellation – d’appel et de partage de paroles – et peut, à la différence de Narcisse, se séparer des images dans lesquelles il se pétrifiait et se consumait » (5).
Évidemment, la mise en place de tels « rituels de construction du collectif » requiert des conditions pédagogiques rigoureuses : régularité, effectivité sur la longue durée, préparation minutieuse, organisation matérielle facilitante, mise en place de rôles aux fonctions définies (occupés de manière tournante), protocole strict de prise parole, présence d’une mémoire collective écrite qui sert de lien et de référence, engagement d’un enseignant qui n’hésite pas à prendre ses responsabilités quand le dispositif dérape ou qu’une menace apparaît… (6). Ce n’est pas simple, mais sans cela, je crains que les appels à la vertu citoyenne – aussi pathétiques soient-ils – ne restent lettre morte !
Mobilisons nous donc, à l’École, pour les valeurs de la République : « Liberté – Égalité – Fraternité ». Assumons sereinement la nécessité de construire des rituels forts et formateurs. Avec la part inévitable de contraintes qu’ils comportent. Mais avec, en ligne de mire, ce principe pédagogique fondateur : « Les belles contraintes sont celles qui permettent l’émergence de la pensée et de la liberté ».
Philippe Meirieu
Les chroniques de Philippe Meirieu
Notes
(1) Voir la chronique d’Eveline Charmeux sur son blog : « Sur des obligations et des menaces de sanction, on ne peut rien construire » : http://www.charmeux.fr/blog/index.php?2015/01/24/258-sur-des-obligations-et-des-menaces-on-ne-peut-rien-construire
(2) Voir sur le site de l’Association française Janusz Korczak : http://korczak.fr/m2enfants/tribunal/code-tribunal-korczak1.html
(3) Sur les rituels de construction de l’attention, voir mon article : « A l’école, offrir du temps pour la pensée » : http://www.meirieu.com/ARTICLES/esprit-attention.pdf
(4) Voir le site du Collectif pour l’éducation artistique et culturelle, « Pour l’éducation, par l’art » : http://www.educationparlart.com
(5) Voir Francis Imbert, Médiations, institutions et loi dans la classe, Paris, ESF éditeur, 1994.
(6) Voir, sur ces question, mon ouvrage Frankenstein pédagogue, Paris, ESF, 1996, en particulier, pages 110 et suivantes : http://www.meirieu.com/LIVRES/li_fp.htm