L’horrible attentat commis contre Charlie-Hebdo interroge sans aucun doute le sens que chaque enseignant donne à son métier. Les réactions de nos élèves ont témoigné des mêmes stupéfaction et douleur que les nôtres : autant dire de valeurs partagées. Pourtant une impression de ratage quelque part subsiste : comment expliquer que sortent du système scolaire des jeunes capables d’actes aussi contraires à ses finalités ? comment admettre que dans certaines classes on ait pu entendre dès le lendemain de la tuerie sinon des justifications, du moins des circonstances atténuantes ? C’est bien entendu que certains considèreront toujours la raison comme un dangereux adversaire. C’est aussi que la société française, et l’Ecole avec elle, continue à exercer un terrible pouvoir d’exclusion et à susciter à son tour le rejet. Mais c’est sans doute qu’il reste une compétence à mieux enseigner : l’esprit de dérision, celui qu’incarne si bien Charlie-Hebdo, celui que d’aucuns assimilent à la France, celle de Villon, de Rabelais, de Voltaire ou de Desproges.
Le rire à l’Ecole doit être plus qu’un simple objet d’étude, comme il l’est trop souvent. On l’y envisage essentiellement dans sa dimension historique, qu’il s’agisse de l’histoire littéraire ou de l’histoire politique : la farce au Moyen-âge, la comédie classique au 17ème siècle, les caricatures de presse sous la Monarchie de juillet… Ou encore en vue de classifications didactiques : savoir distinguer le comique de mots, de gestes, de situation, de caractère, la parodie, l’humour, la satire… Combien de générations, au collège et au lycée, ont ainsi subi l’étude de comédies de Molière, dévitalisées parce que finalement trop scolarisées, parce que trop peu livrées aux élèves pour un réel travail d’appropriation et d’actualisation par le corps, la voix, l’intelligence, la sensibilité, parce qu’alors vidées de leur si présent pouvoir de nuisance et de luisance !
Le rire à l’Ecole reste à apprendre en tant que rapport au monde : pour sa capacité à développer une distance critique par rapport à la société ou à soi, à libérer de ce qui opprime et de ce qui oppresse. Cela invite peut-être à une remise en cause de certaines représentations : l’humour, loin de détourner des savoirs, ne suppose-t-il pas une fine connaissance de la langue, des codes culturels, de travers sociaux ou psychologiques ? l’élève « modèle » est-il l’enfant docile ou celui qui réussit à se révolter, jusque contre sa propre culture ? Cela suppose alors une autre pédagogie : où le rire, considéré comme exercice à part entière de l’intelligence, est exercé en tant que tel ; où le plaisir est pleinement associé au travail et à la connaissance ; où l’humour trouve une juste place comme facilitateur des relations humaines et des apprentissages scolaires ; où l’esprit critique et la créativité sont appelés à devenir des pratiques régulières ; où certaines capacités peu reconnues des élèves (par exemple la « tchatche », le second degré, le goût du dessin…) sont exploitées et valorisées ; où l’enseignant plutôt que de transmettre sa foi, de célébrer en chaire, d’enseigner la vénération, amène les élèves à réfléchir, à douter, à jouer avec les savoirs, alors devenus vivants. Car comment amener certains à désacraliser leur propre culture si nous sacralisons la nôtre ?
Quelques exemples, ici uniquement en français : activités théâtrales diverses, fantaisies poétiques, inventions grammaticales, joutes oratoires, magazines de presse parodiques autour de romans, transpositions ludiques, jubilatoires et formatrices (Candide au 21ème siècle, portrait balzacien d’un personnage de Molière, dialogue comique entre Voltaire et Rousseau, romans-photos de chevalerie…), jeux de rôles littéraires via les réseaux sociaux, fausses interviews d’écrivains ou de personnages, écritures et réécritures oulipiennes, articles et dessins satiriques pour journaux scolaires, déambulations numériques et ludiques dans l’art et la littérature, etc.
Le rire à l’Ecole reste à apprendre plutôt qu’à enseigner. « Pour ce que rire, comme l’écrivait Rabelais, est le propre de l’homme » : ou pour le moins le propre d’une éducation humaniste.
Jean-Michel Le Baut
Dans le Café :
Un magazine parodique autour de Rabelais :