Dans le domaine de l’éducation, la France apparait souvent en mauvaise position dans les classements internationaux, en particulier dans le domaine du numérique. Mais si l’on prend soin de distinguer les niveaux d’enseignement et de séparer la question des équipements et celle des usages, la situation se présente de façon plus nuancée : au primaire, les niveaux d’équipement et d’usage sont inégaux et globalement insuffisants, au secondaire, les niveaux d’équipements sont satisfaisants mais les usages décevants. On retrouve diverses manifestations de ce constat dans les rapports commandés par les ministères au cours des dernières années, dans la communication officielle des pouvoirs publics mais aussi dans l’opinion publique et les médias : l’école française rechigne à entrer dans l’ère du numérique, elle est en retard sur ses voisins. Ces analyses justifient la persistance de certaines attitudes : volontarisme des politiques publiques d’équipement, pression maintenue sur les équipes éducatives pour qu’elles s’emparent du numérique, critiques récurrentes adressées au monde de l’éducation pour sa résistance au changement.
Deux enquêtes
L’étude comparative réalisée par European Schoolnet en 2013 (Survey of Schools – ICT in Education) confirme partiellement ces constats. En matière d’équipement, la France se situe dans le haut du tableau au lycée, au milieu au collège et dans le bas du tableau au primaire. En matière d’usages, plus difficiles à mesurer, l’étude montre que la France se situe dans la moyenne pour les usages par les professeurs en classe mais en dessous pour les élèves, notamment dans le secondaire où nous trainons au fond du classement.
L’enquête PROFETIC réalisée depuis 2011 par le ministère de l’Education nationale vise à mesurer, en quantité et en qualité, les usages du numérique par les professeurs de l’enseignement secondaire. La lecture des résultats et leur interprétation ne sont pas faciles : le questionnaire traite tout à la fois des usages, de la formation, des équipements, des services d’assistance, de la perception de l’utilité du numérique, des freins aux usages… Les résultats publiés pour l’année 2014, bien qu’ils attestent d’une évolution favorable, ont donné lieu à des commentaires mitigés dont les plus critiques soulignent que moins de la moitié des professeurs intègrent le numérique de façon régulière dans leur pratique (en progression néanmoins de 10% par rapport à 2012) et 8% seulement le feraient de façon « intégrée et quotidienne ».
A ces approches surplombantes qui visent à dresser un constat global et à dessiner une image d’ensemble, peuvent être opposées des démarches plus remontantes qui partent du terrain ou plutôt des terrains que sont les établissements.
Enquête dans les lycées d’une région
Au cours de l’année scolaire 2013-2014, un questionnaire a été adressé à l’ensemble des usagers des équipements et des services numériques des lycées d’une région. Cette enquête, réalisée par le cabinet Education & Territoires, s’inscrivait dans le cadre de l’évaluation de la politique régionale d’équipement numérique des lycées.
A la différence de l’enquête PROFETIC qui mêle collèges et lycées, celle-ci ne concerne que les lycées. Elle a été menée en mai et juin 2014 auprès des équipes de direction, des personnels enseignants et non enseignants, des élèves et des familles dans l’ensemble des lycées publics de la région concernée.
Place du numérique dans le lycée
Nous reprenons ici deux résultats qui ont retenu notre attention car ils contredisent certains des constats évoqués plus haut.
Le premier concerne la place qu’occupe le numérique dans l’établissement. Les personnes interrogées étaient invitées à choisir entre 5 réponses, depuis « fortement présent » jusqu’à « peu présent ». Les réponses mettent en évidence des perceptions très proches chez les enseignants et les lycéens, alors que celles des parents et des personnels de direction s’en écartent sensiblement.
Perception des professeurs et des lycéens concernant la place qu’occupe le numérique dans leur lycée
La convergence des réponses des deux groupes (l’écart de perception ne dépasse pas 5%) mérite d’être soulignée. Les membres de la communauté éducative qui connaissent le mieux les équipements du lycée puisqu’ils en ont un usage quotidien apprécient de la même façon la place du numérique dans leur lycée. Si l’on agrège les appréciations notées 3, 4 et 5, on aboutit à ce constat synthétique : environ 80% des professeurs et des élèves considèrent que le numérique occupe une place importante dans leur lycée.
Il reste bien sûr à interpréter ce résultat : comment comprendre « une place importante » ? Nous pouvons faire à ce sujet deux hypothèses. La première est que la coïncidence des réponses des élèves et des professeurs est très probablement le signe d’une interprétation commune. La deuxième est que cette interprétation intègre, très probablement encore, deux considérations, l’une sur la présence physique du numérique (l’équipement), l’autre sur son usage : des équipements numériques sont présents et ils sont utilisés. Bien entendu, cette interprétation peut être contestée, c’est pourquoi nous l’avons présentée comme étant « très probable ».
Fréquence des usages
Pour renforcer notre interprétation concernant la perception des enseignants et des élèves sur l’importance du numérique dans leur établissement, nous avons demandé explicitement aux enseignants de quantifier leurs usages du numérique dans le lycée. Mais contrairement au principe retenu par la plupart des enquêtes, en particulier par l’enquête PROFETIC, nous avons choisi de ne pas fixer arbitrairement les seuils de fréquence (une fois par jour, par semaine, tous les cours, un cours sur deux, etc.). Nous avons proposé trois seuils de fréquence qui sont, pour deux d’entre eux, relatifs : jamais, parfois, souvent.
Ce choix se justifie de plusieurs manières, nous y reviendrons à la fin de l’article. Notre attention se porte sur la part prise par le numérique dans la pratique de l’enseignant. Or, chaque enseignant est seul à même de qualifier cette part puisqu’elle dépend en grande partie de facteurs personnels, ceux liés à la démarche pédagogique qu’il ou elle applique notamment.
Pour équilibrer le caractère subjectif de cette mesure de fréquence, nous avons choisi de spécifier précisément différents types d’équipements, sept au total. Les réponses obtenues sont représentées ci-dessous.
Fréquence d’utilisation des équipements numériques par les professeurs dans le lycée
Ces réponses appellent quelques commentaires immédiats.
– L’équipement numérique le plus fréquemment utilisé par les professeurs est le vidéoprojecteur. Seulement 9% des enseignants ne l’utilisent jamais.
– Le lecteur-enregistreur MP3 est surtout utilisé par les professeurs de langues ce qui explique que 84% des répondants indiquent ne jamais l’utiliser.
– Le TBI/VPI est, après le lecteur-enregistreur MP3, l’équipement le moins utilisé : 69% des répondants déclarent ne jamais l’utiliser. Deux causes peuvent l’expliquer : une disponibilité limitée de cet équipement dans les lycées mais également un problème de maitrise de l’outil, les deux causes semblant ici s’additionner.
– Les ordinateurs de la salle informatique, sont nettement plus utilisés que les TBI. Pourtant, l’outil n’est pas plus simple d’usage pour l’enseignant. La disponibilité de l’équipement joue sans doute un rôle mais peut-être également la préférence pour un dispositif qui permet à chaque élève de développer une activité autonome sur un poste de travail.
– Une forte proportion d’enseignants affirme utiliser souvent un ordinateur personnel en cours (66%). Cela peut traduire, de façon négative, une insatisfaction vis-à-vis des ordinateurs mis à leur disposition dans les salles de classe, mais plus probablement et de façon positive, ce choix peut révéler la préférence des enseignants pour un équipement grâce auquel les ressources numériques préparées au domicile sont immédiatement exploitables en classe.
On constate donc que les professeurs utilisent les 7 équipements répertoriés dans le questionnaire de façons variées et avec des niveaux de fréquence eux aussi variés. Pour nous permettre de produire une vue d’ensemble de ces utilisations, nous avons construit un indicateur synthétique à partir du principe suivant :
– Une réponse «jamais » vaut 0 ;
– Une réponse « parfois » vaut 0,5 ;
– Une réponse «souvent » vaut 1.
Avec ce principe, le score minimal est 0 (cas d’un professeur n’utilisant aucun équipement) et le score maximal 7 (cas d’un professeur utilisant souvent tous les équipements).
Avec ce genre d’indicateur, la distribution des réponses se présente souvent sous la forme d’une courbe en cloche : les réponses extrêmes (professeurs non utilisateurs et professeurs hyper-utilisateurs) étant naturellement les plus rares. Le graphique suivant correspond aux réponses fournies par les 315 enseignants ayant répondu à la totalité des questions.
Répartition de 315 enseignants selon leur fréquence d’utilisation des équipements numériques
On retrouve bien la forme en cloche attendue avec 2 enseignants en position extrême, l’un utilisateur de rien, l’autre de tout, souvent (il s’agit d’un professeur de langues).
La moyenne des réponses s’établit à 3,5 ce qui peut être considéré comme un score élevé. Il est celui par exemple d’un enseignant qui utiliserait souvent 3 équipements et parfois un 4e. Ou bien souvent 2 équipements et parfois 3. On notera en particulier que le groupe le plus nombreux est celui des enseignants utilisant 3 équipements souvent et 2 parfois (score 4), que plus de la moitié des enseignants utilisent souvent au moins 3 types d’équipements différents et que plus de plus de 90% utilisent souvent au moins 2 équipements différents.
Contribution à une révision des représentations
Cette enquête nous invite à réviser le jugement négatif généralement porté sur les usages du numérique dans les lycées. Dans ceux de la région concernée par l’enquête, le niveau d’équipement et le niveau d’usage nous apparaissent comme satisfaisants. Ils le sont du moins sur la base des principes que nous avons retenus pour réaliser cette mesure et qui reposent sur la prise en compte de la perception de leurs besoins par les professeurs eux-mêmes.
Cette remise en cause est importante pour notre système éducatif, mais elle l’est surtout pour les collectivités territoriales et leurs administrés qui financent l’équipement des établissements et s’entendent souvent dire que leurs investissements seraient inutiles ou inefficaces. Ce que nous avons observé dans cette région est, de ce point de vue, rassurant et ce ne serait pas une hypothèse très risquée d’étendre ce constat à d’autres régions, peut-être même à toutes.
Comment expliquer ce que nous avons tendance à considérer comme un biais de jugement persistant sur la place du numérique dans le système éducatif français ? Le masochisme national, le goût français pour le dénigrement de soi-même ? Peut-être cela joue-t-il un rôle mais l’explication ne suffit pas. Nous préférons y voir le signe de deux tendances : d’une part une volonté de normalisation qui imprègne notre perception de ce que doit être l’éducation « à la française », d’autre part la confusion entre la pénétration des usages du numérique et la transformation des pratiques pédagogiques, ces deux tendances se nourrissant l’une l’autre.
Le numérique se voit attribué dans l’éducation un rôle, peut-être même une mission, qui se présente de façon composite : adaptation au monde tel qu’il est, réponse aux attentes et aux pratiques des jeunes, rénovation des contenus et des pratiques de la transmission. Or, pour la mise en œuvre de cette mission, les responsables institutionnels de l’éducation ont pris l’habitude de s’appuyer sur une norme qui consiste par exemple à fixer un objectif stratégique ambitieux (faire entrer l’école dans l’ère du numérique) et à estimer la situation du moment par son écart à l’objectif stratégique : de combien l’école est-elle entrée dans l’ère du numérique ?… A cette aune, le constat ne peut être que décevant, comme le sont les performances des élèves lorsqu’elles sont confrontées aux exigences formulées par les programmes ou même par les référentiels de compétences.
Pour notre étude, nous nous sommes écartés de cette approche. Nous avons centré l’enquête sur les établissements et laissé les enseignants qualifier eux-mêmes leurs usages. L’image obtenue n’est pas la même. Quant à savoir laquelle des deux est la plus proche de la réalité, nous nous tenons prêts à en discuter.
La deuxième tendance qui explique le constat négatif porté sur la pénétration du numérique dans l’éducation en France tient à la confusion entre ce que les enseignants font du numérique et ce qu’on voudrait qu’ils en fassent. Que le numérique soit utilisé (ce dont notre enquête témoigne) ne suffit pas ; il faudrait aussi qu’il entraîne une modification des pratiques pédagogiques. Quoi que l’on pense de cette injonction et de ce qui la justifie, nous souhaitons souligner ici qu’il nous semblerait, sur le plan méthodologique, prudent de bien séparer ces deux exigences. Nous avons démontré que les équipements numériques des lycées de cette région étaient utilisés. Une autre enquête pourrait être conduite concernant l’effet de ces usages sur les pratiques pédagogiques. Mais dans la mesure où le numérique n’est qu’un facteur, parmi beaucoup d’autres, susceptible d’expliquer les évolutions des pratiques, il nous paraitrait risqué de n’aborder cette question qu’à travers une enquête sur le numérique. Il est en effet peu probable que le numérique soit la cause principale de l’évolution des pratiques pédagogiques. Et il est tout autant improbable que la contribution du numérique à ces évolutions puisse être isolée facilement, qui plus est par un questionnaire national. Pour en avoir le cœur net sur cette importante question, il faudrait s’y prendre autrement : rapprocher le regard du terrain et cesser d’observer le numérique éducatif à travers une lunette elle-même numérique.
Serge POUTS-LAJUS, avec Marjorie NORBIS
Education & Territoires