« Le cadre théorique et les outils élaborés par André Ouzoulias offrent une alternative à la progression classique ». Rémi Brissiaud s’appuie sur les travaux d’A Ouzoulias pour pointer un problème des nouveaux programmes de maternelle. Pour lui, il faut renoncer à considérer la découverte du principe alphabétique comme un attendu de fin de cycle.
André Ouzoulias nous a quittés il y a un peu moins d’un an. J’écrivais alors que le meilleur hommage qu’il sera possible de lui rendre, indépendamment du souvenir de sa personne pour ceux qui ont eu la chance de le connaitre, consistera à s’intéresser aux futurs développements de ce qu’il a initié. Or, les professeurs des écoles viennent d’être consultés sur le projet de programme maternelle et une synthèse de cette consultation est en ligne sur le site eduscol (1). Il faut se réjouir qu’un grand nombre de ses idées aient été portées par les professeurs des écoles. Deux points qu’il aurait jugé extrêmement positifs doivent être soulignés : d’une part que les enseignants se réjouissent de la préconisation d’une entrée dans l’écrit qui s’effectue par une mise en relation oral/lecture/« production d’écrit » et pas seulement oral/lecture et, d’autre part, le souci exprimé par des enseignants de prendre d’emblée en compte l’orthographe lorsqu’ils soulignent le risque « qu’encourager les enfants à écrire de manière phonétique engendre des difficultés ultérieures ».
L’une de ses idées forces, cependant, ne se retrouve pas de façon directe dans cette synthèse : alors que le projet considère la « découverte du principe alphabétique » comme un attendu de fin de cycle, cela n’a pas semblé susciter de réaction énergique de la part des enseignants, à moins qu’il faille interpréter ainsi les nombreuses réactions qui regrettent que le projet n’ait pas rompu avec l’élémentarisation de l’école maternelle. En fait, nous allons voir que c’est très vraisemblablement le cas.
Rappelons-nous ce qu’écrivait André Ouzoulias à propos du principe alphabétique il y a tout juste un an (2): « … à partir des programmes de 2002, on a incité les enseignants de maternelle à faire isoler avec leurs élèves, avant la fin de la GS, les principaux phonèmes (voyelles et consonnes), et même, avec les programmes de 2008, à « découvrir le principe alphabétique » en établissant « les premières correspondances entre lettres et sons ». La première des choses à dire, c’est que, à l’expérience, dans les deux cas, la barre a été mise trop haut et qu’il faut rompre avec ces progressions. »
La découverte du principe alphabétique : un attendu de fin de cycle raisonnable ?
Le fait que certains enseignants soient d’accord avec la présence de cet attendu en fin de cycle maternelle résulte vraisemblablement d’un malentendu : ils minorent la complexité de cette découverte en l’interprétant comme une première approche limitée. Or, découvrir un principe, en psychologie cognitive, renvoie à une compréhension approfondie, à une sorte d’euréka, qui permet de saisir la façon dont un système fonctionne, compréhension qui se produit dans un temps plutôt bref.
Le projet de programme prend évidemment soin de préciser que la connaissance du principe alphabétique diffère de la maîtrise de l’ensemble du code, c’est-à-dire de l’ensemble des correspondances graphèmes-phonèmes. Il s’agirait donc « seulement » que les enfants sachent comment le système graphophonologique fonctionne. Malheureusement, nous allons voir qu’il s’agit d’en comprendre le fonctionnement à un niveau inaccessible à la plupart des enfants de maternelle.
Le moment de la découverte du principe alphabétique ou quand « la mayonnaise de la lecture prend »
Peut-on imaginer qu’un tel phénomène de découverte d’un principe soit resté inaperçu aux générations de pédagogues qui nous ont précédés ? En général, une personne n’est pas dans le même état psychologique avant et après la découverte d’un tel principe et les enseignants devraient le remarquer. C’est évidemment le cas et lorsqu’on parle avec des enseignants de CP expérimentés, ils témoignent effectivement du fait qu’ils ont l’intuition que tel ou tel de leurs élèves vient de « démarrer » dans la lecture. Un tel usage du mot « démarrer » mérite qu’on y réfléchisse parce qu’au CP, cela fait longtemps que l’enfant a commencé cet apprentissage. Ils disent également souvent : « Ça y est, la mayonnaise de la lecture a pris ». Quel est ce moment qu’ils ressentent comme un démarrage ou qu’ils décrivent en utilisant la métaphore de la formation d’une émulsion ? C’est celui de la découverte du principe alphabétique. Il convient d’insister : il s’agit la plupart du temps d’enseignants du CP, on n’est pas à l’école maternelle ! Est-il raisonnable d’espérer que, chez la quasi-totalité des enfants, la « mayonnaise de la lecture » prenne dès la GS ?
À la source de cette préconisation, un ouvrage de l’ONL en 1998
Pour être sûr que c’est bien ce moment où la « mayonnaise de la lecture prend » que désigne l’expression « découvrir le principe alphabétique », revenons aux sources, c’est-à-dire au premier texte pédagogique institutionnel qui utilisait cette expression, il y a 16 ans. Il s’agit d’un ouvrage (3) publié par un organisme qui s’appelait l’Observatoire national de la lecture (ONL). Présentons la façon dont son auteur principal, José Morais, présente la découverte du principe alphabétique (pages 76-77) : « Le problème, se demandent certains maîtres et beaucoup de parents, est de savoir comment faire, concrètement pour que l’enfant découvre le principe alphabétique[…/…] À titre d’illustration de ces entraînements, voyons le type d’opérations qui peuvent être réalisées sur deux consonnes et deux voyelles : P, F, A, I. Admettons que l’on fasse connaître à l’enfant les lettres A et I (à la fois leur forme et leur nom respectifs). La présentation de PA permet d’attirer l’attention de l’enfant sur la différence de son (et d’articulation) en A et PA ainsi que sur le fait que PA contient A mais aussi une autre lettre juste avant A, lettre qui est responsable du fait que PA ne se prononce par [a] mais [pa]. Une démonstration similaire peut être faite à propos de I et PI. Après quoi, l’attention de l’enfant peut être attirée sur le fait que la même lettre (même son, même articulation) se trouve avant A dans PA et avant I dans PI (comme dans le nom de son grand-père, PA-PI).
Vient ensuite le moment d’introduire la deuxième consonne, F, à travers par exemple un travail sur le nom d’une souris appelée FA. La comparaison entre A, PA et FA mettra en évidence le fait que le son consonantique initial, lorsqu’il existe, peut être différent et s’écrit dès lors, au moyen d’une lettre différente. Un premier test de la compréhension du principe alphabétique peut alors avoir lieu : comment lire le nom (FI) de la petite sœur de la souris FA ? Le maître peut exploiter deux types de relations A-I, FA-F… et PA-FA, PI-F… »
Ce qui est mis en gras dans ce texte l’est de notre fait, pour bien montrer que l’entraînement préconisé vise effectivement la découverte du principe alphabétique. La plupart des enseignants, lorsqu’on leur présente cet extrait, situent sans aucune hésitation ce travail au CP, quand ils ne disent pas qu’ils préfèrent obtenir le même résultat par d’autres moyens. C’est la raison pour laquelle on peut penser que l’accord de certains enseignants avec l’attendu de fin de cycle : « découvrir le principe alphabétique » est un malentendu. Est-il raisonnable de viser la découverte du principe alphabétique à l’école maternelle ? En utilisant cette expression, de fait, les programmes antérieurs ont avancé d’un an l’apprentissage de la lecture. Aujourd’hui, alors que l’on prétend aller contre l’élémentarisation de l’école maternelle, cela serait-il cohérent de conserver un tel attendu de fin de cycle ?
Pourquoi il est difficile de découvrir le principe alphabétique
Dans la page suivante du livre de l’ONL (page 78), figure un sous-titre : « Les difficultés éventuelles » dont la section correspondante commence ainsi : « Certains enfants peuvent présenter une capacité de discrimination des paires phonétiques minimales (/b/-/p/, etc.) ou une mémoire phonologique peu développée pour les exigences de l’activité mentale de réflexion sur les constituants phonémiques de la parole. » Et, quelques lignes plus bas : « De manière générale, il est important de savoir que les processus de perception et de production de la parole ne sont pas encore définitivement fixés à l’âge où l’enfant entame l’apprentissage de la lecture : des changements continuent à se manifester dans le poids relatif des indices segmentaux (comme l’explosion dans les consonnes explosives et la friction dans les consonnes fricatives) et des indices acoustiques de coarticulation des phonèmes. » Un conseil est donné : « Pour certains (des enfants en difficulté) le fait d’attirer leur attention sur les gestes articulatoires qui leur permettent de produire les différents sons de la parole peut être très utile ».
Ainsi, les pédagogues informés auront remarqué que José Morais, immédiatement après avoir conseillé l’activité pédagogique de la souris FA et sa petite sœur FI afin que les enfants découvrent le principe alphabétique, oriente les pédagogues dont les élèves seraient en difficulté vers les travaux d’orthophonistes comme Suzanne Boreil-Maisonny qui ont étudié la prise de conscience de l’articulation comme aide à l’apprentissage de la lecture. Est-il raisonnable de retenir un attendu de fin d’école maternelle dont il est évident qu’il conduit à une multiplication des prises en charge orthophonique trop précoces parce que ne donnant pas aux enfants le temps de développer leur perception de la parole ?
Essayons de préciser cette difficulté de perception de la parole ainsi que ses enjeux pédagogiques. Elle résulte du fait que les consonnes ne sont pas des unités sonores mais des unités d’articulation : elles ne sonnent pas, elles con-sonnent, c’est-à-dire modifie la sonorité de la vocalique qui les suit ou les précède. Pour les plus cachées d’entre les consonnes, les occlusives : [p], [t], [k], [b], [d], [g]…, l’adulte croit les entendre parce qu’il les a conceptualisées mais l’enfant qui n’a pas cette compréhension du principe alphabétique et dont les processus de perception et de production de la parole ne sont pas définitivement fixés, lui, ne les entend pas. Il commencera très vraisemblablement à les entendre quand la « mayonnaise de la lecture » aura pris, c’est-à-dire quand il aura découvert le principe alphabétique.
Quelles conséquences pédagogiques peut-on tirer de ces considérations ? Tout d’abord, à l’école maternelle, les enseignants et leurs élèves n’entendent pas la parole à l’identique, leur univers sonore partagé se limite aux syllabes et, à un niveau plus fin, aux vocaliques des syllabes (le [a] de pa, le [ɔ̃] de pon…). Il suffit de se reporter aux conditions de la découverte du principe alphabétique décrites par José Morais pour l’ONL pour s’apercevoir qu’un enseignant de maternelle qui veut à tout prix que ses élèves découvrent le principe alphabétique, se place nécessairement dans un univers sonore qu’il ne partage pas avec un très grand nombre d’entre eux et l’on assiste à des phénomènes inquiétants. Tel enseignant par exemple, qui dit que « roue » commence par [r] parce que lorsqu’on prononce ce mot, on entendrait [rrrrrru] et tel enfant qui est effaré de ne pas entendre un rugissement de lion au début de [ru] alors qu’il serait censé l’entendre : d’ailleurs, d’autres enfants, eux, l’entendent. Tel autre élève confronté à la même situation avec le mot « chat » et qui, alors que le maître fait sonner le [ʃ] initial, met le doigt sur la bouche croyant que l’enseignant est en train de lui dire « chut », etc.
En cas d’univers sonore non partagé, un grand nombre d’enfants sont très vite insécurisés. Si l’on vise une école maternelle bienveillante, il est difficile de maintenir l’attendu de découverte du principe alphabétique en de fin de cycle. Pour autant, cela ne signifie pas que le travail de la graphophonologie ne doit pas être une préoccupation des enseignants de maternelle.
Quel travail de la graphophonologie en maternelle ?
La façon la plus simple de répondre à cette question consiste d’une part à renvoyer aux écrits d’André Ouzoulias et d’autre part à inviter le lecteur à visionner un petit film que Patrick Picard, du Centre Alain Savary, a tourné en fin de GS dans la REP+ des Mureaux (classe de Monique Rioual) (4). Ce film donne une idée de ce qu’il est possible d’obtenir en production d’écrit lorsque les enseignants de maternelle s’inspirent des travaux d’André Ouzoulias (et, en amont, de ceux de Danielle de Keyzer et Célestin Freinet). Mais il faut faire attention à l’effet d’éblouissement que peut produite ce film : il semble tellement naturel à ces enfants d’écrire qu’on pourrait penser qu’ils maîtrisent le principe alphabétique. Il n’en est rien et une excellente grille d’analyse de ce document audiovisuel consiste d’ailleurs à le visionner en se posant la question : comment font ces enfants, quelles aides l’enseignante leur apporte-t-elle, pour qu’ils puissent écrire ainsi alors qu’ils ne maîtrisent pas le principe alphabétique ?
La réponse en termes d’aides disponibles réside dans le fait que les enfants bénéficient d’un moment collectif d’élaboration de leur projet d’écriture (dans le film, c’est le moment « Kirikou »), qu’ils bénéficient de la présence de nombreux « textes matrices » : pour la plupart, ce sont des écrits antérieurs qui résultent d’activités ayant une forte charge affective. Ils bénéficient aussi d’un travail avec des étiquettes qui aide les enfants à isoler l’unité que constitue le mot (au-dessus de la syllabe, l’unité sonore naturelle est en effet le « groupe de souffle » ou clause alors que le mot, lui, n’est pas une unité naturelle), ils bénéficient enfin de dialogues avec l’enseignante qui se situent toujours dans l’univers sonore partagé entre des enfants d’âge maternel et un adulte : les syllabes et les vocaliques des syllabes. Mais comment l’enseignante et les enfants parlent-ils des consonnes ? Ils en parlent en utilisant leur nom, la lettre l, la lettre m… sans essayer de les faire sonner.
Dans le film, par exemple, lorsqu’un enfant est interrogé sur la façon dont on écrit [la] dans « la case », il répond : « un l et un a », il ne cherche pas à faire sonner le l parce que jamais on ne l’a incité à le faire. Plus loin dans le film, il s’agit d’écrire [ɔ̃] dans « ils ont ». La maîtresse signale que le son correspondant est présent dans « cochon » et dans « maison », mots qui ont déjà été écrits, les enfants repèrent les lettres correspondantes (cela est facilité du fait qu’il s’agit de la rime, ce qui implique que les lettres correspondantes se situent en fin de mot). Là encore les enfants disent les lettres par leur nom : un o et un n, heureusement parce que dans [ɔ̃], aucune de ces deux lettres ne sonne. Résumons : l’enseignant, et les enfants à sa suite, ne phonétisent que les voyelles simples ou complexes, ils ne cherchent évidemment pas à faire sonner les lettres servant à former ces voyelles complexe, mais ils ne cherchent pas non plus à faire sonner les consonnes dans les structures CV (Consonne-Voyelle) pour une autre raison : elles ne font pas partie de l’univers sonore partagé des enfants et de l’enseignant.
Développer le plaisir d’écrire et permettre à tous les enfants de progresser en dialoguant avec eux au sein d’un univers sonore partagé
Ce que montre remarquablement le film tourné dans la classe de Monique Rioual, c’est le plaisir d’écrire de ses élèves. C’est d’ailleurs ce qu’elle souligne en premier dans la petite interview qui suit. Et si ce plaisir émerge, c’est parce que les enfants écrivent en toute sécurité, sans être inquiétés du fait qu’on leur demande d’entendre ce qu’ils n’entendent pas.
Ainsi, le travail sur la graphophonologie proposé par André Ouzoulias n’est pas concerné par les deux limitations que souligne l’ONL comme étant sources de difficultés chez certains enfants au CP et chez un très grand nombre d’entre eux à l’école maternelle : la discrimination des paires phonétiques minimales (/b/-/p/, etc.) et la mémoire phonologique peu développée. En effet, lorsque les enfants apprennent la graphophonologie au niveau de la syllabe, à aucun moment ils ne sont obligés d’essayer de faire sonner des consonnes occlusives qui ne sonnent pas vraiment et, donc, la première difficulté (discrimination des paire phonétiques minimales) n’est pas abordée frontalement. Concernant la seconde difficulté (mémoire phonologique peu développée), les unités graphophonologiques utilisées sont de plus grande taille (celle de la syllabe) et moins nombreuses : la mémoire les traite plus facilement.
Si la première difficulté n’est pas abordée frontalement, la progression préconisée par André Ouzoulias ne lui tourne pas le dos ; elle l’aborde indirectement et de manière personnalisée. Il suffit en effet de regarder le petit film tourné aux Mureaux pour s’apercevoir qu’il n’y a aucun empêchement à l’utilisation par les enfants de la fusion de phonèmes pour écrire dès que cette fusion devient possible pour tel ou tel élève. Dans le film, par exemple, une élève avancée retrouve l’écriture de « il » parce qu’elle a analysé [il] en [i] et [l]. L’enseignante non seulement l’accepte mais elle le suscite pour deux raisons. D’une part la juxtaposition du nom des lettres i et l, n’est pas très éloignée de la fusion des phonèmes correspondants, [i] et [l]. Une telle fusion des phonèmes est plus facilement accessible à partir du nom des lettres qu’avec les lettres b et a, par exemple. D’autre part, l’enseignante sait qu’elle peut solliciter ainsi cette enfant alors qu’avec un autre, elle l’aurait renvoyé à un texte référent sur lequel est écrit « il est dans la rue », par exemple. À un autre moment du film, un enfant veut écrire « rencontre » et elle le sollicite en lui demandant la première lettre de ce mot. Elle n’aurait pas fait de même avec d’autres enfants et elle n’oblige aucun des autres enfants à entendre un rugissement de lion qui n’existe pas.
Il devient de plus en plus évident qu’une telle démarche est cohérente avec les résultats des recherches scientifiques disponibles
Proposons cette devinette : qui a écrit « un grand nombre des déficits phonologiques pourraient, en fait, être une conséquence plutôt qu’une cause des différences dans la connaissance de l’écrit chez les enfants » (5)? Plusieurs personnes à qui cette devinette a été proposée, ont répondu André Ouzoulias, évidemment. Et pourtant l’extrait précédent provient d’un article très récent de Stanislas Dehaene (juin 2014) .(6)
La recherche scientifique s’intéresse de plus en plus au lien de causalité qui va d’une première connaissance de l’écrit vers la capacité à analyser finement l’oral, notamment les syllabes dont les consonnes sont des occlusives : [p], [t], [k], [b], [d], [g]… Ce serait parce que l’enfant utilise les lettres M et T pour écrire MOTO dans un contexte où il sait lire ce mot, qu’il en viendrait sur le long terme à accéder au phonème [t] (occlusive) et non l’inverse. C’est très exactement le point de vue théorique qu’André Ouzoulias a utilisé.
Ainsi, le cadre théorique et les outils élaborés par André Ouzoulias offrent une alternative à la progression classique qui va d’une analyse de l’oral s’effectuant au niveau le plus fin possible, celui des phonèmes, vers la production d’écrit à partir de ce qui est ainsi entendu. Ce cadre théorique et ces outils créent la possibilité de rédiger un programme ambitieux qui prend le progrès en graphophonologie au sérieux tout en permettant à tous les enfants de progresser parce qu’il recommande de parler avec les enfants au sein d’un univers sonore partagé. Une condition s’impose donc : renoncer, comme André Ouzoulias le recommandait, à considérer la découverte du principe alphabétique comme un attendu de fin de cycle. Pour la plupart des élèves, la « mayonnaise de la lecture » ne prend qu’à l’école élémentaire et vouloir qu’il en soit autrement dans une approche qui n’est pas personnalisée, ne peut conduire qu’à un sentiment d’échec chez de nombreux enfants dès ce niveau de la scolarité. C’est incompatible avec le projet de « donner envie aux enfants d’aller à l’Ecole pour apprendre, grandir » (projet de programme).
Mettre l’école maternelle à l’abri de toute tentative de l’instrumentaliser à des fins politiciennes
Dans la synthèse de la consultation sur le projet maternelle, le domaine de la préparation à la lecture et à la production d’écrit apparaît comme le moins consensuel, de nombreux enseignants ayant exprimé le regret que le projet de programme ne rompe pas plus avec l’élémentarisation de l’école maternelle résultant des programmes antérieurs. D’après la synthèse, les enseignants l’ont exprimé de façon générale, sans se référer à une analyse précise de tel ou tel point du projet (sauf concernant l’écriture cursive). Cela s’explique vraisemblablement parce que, faute de formation, les enseignants de maternelle maîtrisent insuffisamment ce que les psychologues cognitivistes appellent le principe alphabétique.
Si la découverte de ce principe restait dans les attendus du programme définitif, il faudrait déplorer ce malentendu tant il est vrai qu’il n’existe pas d’enseignant de maternelle expérimenté qui souhaite être contraint par un tel attendu de fin de cycle.
Ajoutons que dans le temps long de l’école, le programme maternelle 2015 a pour vocation de mettre la maternelle à l’abri de toute tentative future d’instrumentaliser l’école à des fins politiciennes, comme Robien a tenté de le faire en 2006. Si un tel attendu de fin de cycle demeure, l’école française n’en serait nullement à l’abri et le pire est qu’une telle tentative pourrait se faire au nom du respect du programme 2015, en se référant à cet attendu.
Rémi Brissiaud
Chercheur au Laboratoire Paragraphe, EA 349 (Université Paris 8)
Équipe « Compréhension, Raisonnement et Acquisition de Connaissances »
Membre du conseil scientifique de l’AGEEM
Notes :
1 http://eduscol.education.fr/consultations-2014-2015/events/programmes-de-lecole-maternelle/
2 Ouzoulias, A. (2014) Lecture Ecriture – Quatre chantiers prioritaires pour la réussite. Paris : Retz
3 « Apprendre à lire », co-édité par Odile Jacob et le Centre National de Documentation Pédagogique . Ce livre reprenait de larges extraits de « L’art de lire », un ouvrage publié en 1994 chez Odile Jacob par José Morais, grand psychologue de la lecture.
Observatoire National de la Lecture (1998) Apprendre à lire. Paris : Editions Odile Jacob et CNDP.
4 Apprendre à lire et écrire en éducation prioritatien. Films mis en ligne dans la rubrique « éducation prioritaitre » du site du Centre Alain Savary (IFE) http://centre-alain-savary.ens-lyon.fr/CAS/education-prioritaire/ressources/theme-1-perspectives-pedagogiques-et-educatives/apprendre-a-lire-et-ecrire-en-education-prioritaire
5 « many of the observed phonological deficits could, in fact, be a consequence rather than a cause of early differences in literacy »
6 Dehaene, S. (2014) Reading in the Brain Revised and Extended : Response to Comments. Mind & Language, Vol. 29, N°3, June 2014, pp. 320-335.
Ce numéro de la revue Mind & Language est consacré à un débat autour de l’ouvrage de Stanislas Dehaene : Les neurones de la lecture (en anglais : Reading in the Brain). Il commence par une critique sans ménagement de l’ouvrage par plusieurs spécialistes du domaine dont les deux plus importants sont Max Coltheart et Anne Castles. Cette dernière souligne l’existence du lien causal allant d’une certaine expérience de l’écrit vers la compétence à analyser finement l’oral (au niveau des phonèmes). Stanislas Dehaene fait part de son accord avec l’existence d’un tel lien, soulignant même que les résultats de ses dernières recherches vont tout à fait dans ce sens.