« Pensez-vous que la situation économique des enfants nés aujourd’hui sera meilleure, moins bonne ou identique à celle de votre génération? » Pour 73% des personnes interrogées dans le cadre de ce sondage réalisé par la Banque de France, la situation économique sera moins bonne pour les générations futures, seules 11% considèrent qu’elle sera meilleure. C’est par la présentation devenue traditionnelle des résultats d’un sondage sur les français et leur rapport à l’économie que les 7ème Journées de l’économie (JECO) se sont ouvertes le jeudi 13 novembre 2014. Cette enquête met en avant le pessimisme des français. On note ainsi que 56% des français pensent que la situation économique va se dégrader dans les douze prochains mois, soit une augmentation de 9 points de % entre octobre 2013 et octobre 2014.
Face à ce pessimisme ambiant, la problématique de ces journées de l’économie 2014 autour de l’avenir du progrès social est particulièrement pertinente.
Les journées de l’économie visent à démocratiser les sciences économiques en proposant librement et gratuitement un programme de conférences de qualité. Cette année, des économistes, mais aussi des responsables politiques, différents acteurs de l’économie (chefs d’entreprise, banquiers, responsables associatifs), des sociologues et des philosophes ont été invités à débattre de l’avenir du progès social, au cours d’une quarantaine de conférences abordant une grande partie des thèmes faisant l’actualité économique (ralentissement de la croissance, le renouveau de l’État providence, les défis climatiques, la montée des inégalités, l’état du commerce international, le rôle des économistes…). Des ateliers « off » sont également proposés sur des questions plus spécifiques s’adressant plus particulièrement aux étudiants, aux enseignants en sciences économiques et sociales ou à ceux d’ économie-gestion. On retrouve en ligne sur le site des journées de l’économie http://www.journeeseconomie.org/ un grand nombre de ressources, telles que des vidéos ou encore les supports documentaires des conférenciers.
Des réformes structurelles nécessaires ?
Lors de la conférence d’ouverture, à l’Opéra de Lyon, intitulée « Réfléchir de manière plus profonde aux réformes structurelles », quasiment tous les intervenants à la tribune se rejoignent sur la nécessité de réformer le marché du travail et la formation. Seuls Pierre-Marc Johnson (ancien premier ministre du Canada) et Jean-Marie Pernot (chercheur en science politique à l’IRES) se distinguent en répondant que la grande réforme à mener concerne le partage des revenus et la fiscalité.
Patrick Artus (économiste, NATIXIS) en s’appuyant sur des documents issus d’une récente d’une note de Natixis précise les éléments justifiant des réformes structurelles. Concernant le marché du travail, un des points marquant de son argumentation est le fait qu’en France, quand le chômage augmente, les salaires réels continuent d’augmenter, ce qui pénalise sérieusement le retour à l’emploi. D’autres réformes sont à mener dans la libéralisation de secteurs peu concurrentiels. En effet, lorsqu’on observe les taux marge par secteur d’activité, on constate qu’ils sont très différents d’un secteur à un autre(exemple : dans les transports les marges sont élevées du fait d’une faible concurrence). Patrick Artus prend aussi pour exemple la réforme de la fiscalité allemande, qui a consisté à substituer un impôt sur les entreprises à un impôt portant sur les ménages. Baisser les cotisations sociales supportées par les entreprise (pour réduire le coût du travail) et augmenter la TVA pour compenser la perte de recette fiscale serait pour le Chef économiste de la Banque Natixis une réforme souhaitable.
Cependant, les réformes entraînent souvent des coûts à court terme et les bénéfices ne s’observent que trop souvent à long terme. Par exemple, flexibiliser le marché du travail entraîne une baisse du pouvoir d’achat à court terme (ex : Allemagne) mais à long terme la situation s’améliore et permet de réduire le chômage. De plus, ces réformes structurelles (baisse du coût du travail, amélioration de la concurrence…) souvent désinflationnistes s’accompagnent aujourd’hui d’un risque de déflation. Enfin ces réformes doivent nécessairement être coordonnées entre les pays, au moins au niveau européen.
Pour Agnès Bénassy-Quéré (économiste, Présidente déléguée du Conseil d’Analyse Economique), il faut réformer l’apprentissage. En partant d’une analyse de la situation sur le marché du travail des séniors (qui s’améliore) et de celle des jeunes (qui se détériore), elle explique que l’un des facteurs bloquant au recrutement des jeunes est le coût du travail. Développer l’apprentissage permettrait ainsi de remplir un double objectif : baisser le coût du travail et participer à la formation de ces jeunes.
Globalement il apparaît que des réformes structurelles peuvent avoir des effets à court terme (exemple : Libéralisation sectorielle : ligne d’Auto-car, permis de conduire…) mais le plus souvent les effets s’observent à long terme (exemple : formation et productivité). Mais l’un des principal problème que rencontrent les réformes structurelles dans leur mise en place, est que « les pertes sont concentrées alors que les gains collectifs sont diffus » (exemple : réforme des taxis), cette particularité nuit considérablement aux réformes et à l’innovation.
Hervé Hellias, PDG de Mazars, apporte une vision de terrain sur les besoins des entreprises. Pour lui, si le CICE est une mesure positive, les entrepreneurs ont besoin de stabilité fiscale, et d’accompagnement dans leur développement à l’international. Jean-Marie Pernot, chercheur en science politique à l ‘IRES questionne les fins de l’économie. En s’appuyant sur des comparaisons internationales, en prenant pour exemple les réformes structurelles menées en Espagne, au Portugal, facilitant les licenciements, diminuant les dépenses de protection sociale comme le remboursement des frais de santé, J-M.Pernot s’inquiète quant aux sorts des populations tant ces réformes qualifiées de structurelles ont tendance à ignorer les peuples. Le regard du politiste se pose ensuite plus particulièrement sur les technologies de la réforme se demandant comment co-construire ces réformes, comment les rendre démocratiques et quelles formes le « dialogue social » doit-il prendre ?
Daniela Schwarzer (Institut allemand pour les affaires internationales et de sécurité, SWP) reprend l’exemple des réformes Schröder (marché du travail, aide social, baisse des cotisations sociales, hausse de la TVA) à un moment où l’Allemagne faisait figure d’homme malade de l’Europe, montrant ainsi l’efficacité des réformes. D. Schwarzer explique ensuite que si l’on présente souvent l’Europe et l’adhésion à l’Euro comme une source de contraintes pour les États-membres, il semble utile de présenter l’Europe aussi comme une source de solutions pour regagner de la croissance. L’Europe a des atouts, notamment en terme de débouchés pour les entreprises françaises avec son vaste marché.
A la question soulevée par J-M. Pernot sur ce que signifie réellement réduire le « dualisme du marché du travail », Patrick Artus et Agnès Bénassy-Quéré se risquent ainsi successivement à évoquer la réforme italienne de Mattéo Renzi du contrat unique avec des périodes d’essai de 3 ans, tout en expliquant qu’il faut réduire les CDD très court, favoriser des CDD plus long, voir même développer des « contrats de projet » et réfléchir, comme l’avait proposé il y a 10 ans le récent prix de la Banque de Suède, à une potentielle accession progressive aux protections sur le marché du travail…
Et si la croissance s’arrêtait…
Kevin O’Rourke et Patrick Artus présentent au cours de cette conférence deux analyses opposées. Pour l’économiste anglais, il n’y a pas de perte durable des innovations, les innovations apparaissent de manière irrégulière dans le temps et il n’existe à l’heure actuelle aucune tendance au ralentissement du rythme des innovations. Si la croissance ne revient pas dans la zone Euro, l’activité économique a en revanche repris aux États-Unis. C’est pour cette économiste, spécialiste de l’histoire des fluctuations économiques, la preuve qu’il s’agit en réalité de mauvais choix macro-économiques effectués en Europe plutôt qu’un ralentissement lié à des défaillances technologiques. Patrick Artus décrit ainsi un tout autre tableau. La décroissance de la productivité s’installe dans le temps, touche tous les secteurs et tous les pays. On assiste à un déclin universel des gains de productivité. Alors même si des innovations apparaissent, celles-ci n’ont pas ou peu d’impact sur la productivité. Les causes ne sont donc pas spécifiques à un pays. Pour le cas de la France, le scénario de croissance de long terme fixe un taux de croissance potentiel à 0,8%/an.
Cette conférence intitulait « si la croissance s’arrête, comment changer la société ? » invitait les intervenants à réfléchir aux différentes manières de s’organiser dans un monde où la croissance faible s’installe. Au final, peu de pistes ont été ouvertes. Clara Gaymard, Présidente de Général Electric France, s’est principalement contentée de critiquer l’analyse « décliniste » de l’économiste de Natixis en expliquant que le PIB est un instrument de mesure très limité intégrant mal les avancées liées aux nouvelles technologies. Jean Pisani-Ferry a quant à lui essayer de répondre à la question posée, en expliquant que l’État doit se préparer au scénario de croissance inférieur à 1% en « abaissant le point mort », ce qui signifie indexer le système de protection sociale sur le niveau de la croissance (exemple : Retraite par point). Enfin, dans l’optique où la croissance reviendrait, l’État doit chercher à donner de la crédibilité à un engagement écologique afin d’orienter les investissements vers des technologies et des énergies moins polluantes.
Accords de libre-échange : la grande polémique
Le commerce international a ralentit depuis la crise de 2008. Les exportations mondiales augmentent désormais d’environ 3%/an alors qu’auparavant elles approchaient les 6%/an. Pour Sébastien Jean, économiste au CEPII, l’OMC a échoué depuis le blocage de l’application sur l’accord de Bali. Une forte demande émerge pour que les règles de négociations évoluent. On observe ainsi progressivement le passage de négociations multilatérales à des négociations bilatérales. Pour Aurélie Trouvé, économiste, membre du comité scientifique d’ATTAC, l’OMC a favorisé les plus riches et fait aujourd’hui face à une forte critique citoyenne et est contestée par les pays émergents. Michel Fouquin s’interroge si il est possible d’appliquer les mêmes règles à des pays au niveau de développement différent. L’asie a notamment développé une stratégie de passager clandestin. La politique mercantiliste de la Chine a consisté à profiter du marché mondial de biens et services en devenant un grand pays exportateur, tout en protégeant son marché intérieur des importations étrangères. Une telle politique est acceptable pour des pays en développement, mais doit mener en théorie à une convergence vers des règles d’échanges communes.
Les intervenants sont ensuite invités à éclaircir le débat autour des négociations transatlantiques entre les États-Unis et l’Europe. Pour Sébastien Jean du CEPII, il ne faut pas céder à la paranoïa, ce traité doit permettre de favoriser les échanges entre ces deux grands marchés. Aurélie Trouvé rappelle en revanche que cet accord, qui concerne l’Europe et les États-Unis pesant à eux deux 1/3 des échanges commerciaux mondiaux, porte ainsi sur une réduction substantielle des droits de douanes (notamment dans le secteur agricole) et sur des mesures non-tarifaires (normes sociales, environnementales, sanitaires…) ouvrant ainsi potentiellement la porte aux OGM, par exemple… Il y a peu d’informations sur le sujet, les citoyens sont peu informés pouvant ainsi faire craindre quant à la signature d’un accord de libéralisation des échanges intégrant les volontés des grandes multinationales au détriment des intérêts des citoyens.
Inégalités : L’analyse de Thomas Piketty en débat
« Le Capital au XXIème siècle », récent ouvrage de Thomas Piketty est un best-seller comptant déjà plus de 500 000 ventes à travers le monde. Ce livre est remarquable en différents points:
– il présente de très nombreuses données sur les évolutions des inégalités : Au 18 eme et au 19eme siècle le patrimoine est fortement concentré, puis au 20eme siècle on observe une forte réduction des écarts, enfin la période récente, depuis le début des années 90, les écarts dans répartition des richesses se creusent à nouveau, plus particulièrement dans les pays anglo-saxons.
– Il fait appel à l’histoire et mobilise la littérature (Balzac) rendant sa lecture particulièrement intéressante
– il propose une loi économique conduisant à la concentration du patrimoine : r (taux de rendement du capital) supérieur à g (taux de croissance économique) : r>g
– Il effectue des recommandations politiques avec la mise en place d’un impôt mondial sur le capital.
En l’absence de Thomas Piketty, en Chine pour le lancement de cet ouvrage, cinq économistes sont invités à débattre de l’analyse de Piketty. C’est une conférence particulièrement intéressante qui a laissé voir au public un débat scientifique de haut niveau et bien documenté.
Chacun d’eux a loué le colossal travail fourni par Piketty. Mickael Forster (OCDE) revient notamment sur la forte augmentation des inégalités constaté depuis le début des années 2000, dans globalement tous les pays du monde, y compris dans des pays jugés habituellement égalitaires comme la Suède. C’est environ 20% de la croissance de long terme qui a été saisi par le top 1% dans de nombreux pays. Il faut pour Forster trouver des voies intermédiaires entre l’utopie utile de taxation mondiale du capital et la situation actuelle. La taxation des héritages, des successions doit se développer, si elle existe actuellement en France, elle n’est que trop peu présente dans les pays anglo-saxons. L’autre mesure réalisable serait d’harmoniser la taxation du capital et la taxation du travail. Les inégalités doivent devenir une réelle préoccupation des décideurs politiques, notamment s’il souhaite que la croissance reparte. En effet, l’augmentation des inégalités entraîne un ralentissement de la croissance voir une baisse dès lors que les revenus des plus modestes diminuent.
Etienne Wasmer discute la loi r>g, mais revient surtout la mesure du capital effectuée par Piketty et par le choix méthodologique consistant à surévaluer le poids de l’immobilier dans le capital (évaluation de l’immobilier au prix de marché). E. Wasmer nuance donc le discours sur l’augmentation des inégalités de patrimoine.
Pour Xavier Timbeau (OFCE), il convient de s’interroger si r>g est la cause de l’augmentation des inégalités ou la conséquence. Enfin François Bourguignon et Jean-Louis Gaffard apporteront aussi des critiques théoriques et des explications quant aux évolutions contemporaines des inégalités. François Bourguignon conclut sur le fait qu’il y a des raisons objectives d’être optimiste quant à la mise en place à plus ou moins long terme d’une taxation mondiale du capital en évoquant les accords de transparence des opérations bancaires pris dans le cadre du G20 et également ceux signés au sein de l’UE (dont le Luxembourg, la Suisse et Monaco sont signataires).
C’est quoi le bonheur ?
« Les indicateurs du bien-être : quelle utilité pour l’action politique ? » est le sujet sur lequel cinq économistes sont invités à échanger. Claudia Senik, spécialiste de l’économie du bonheur, explique qu’aujourd’hui de nombreux éléments subjectifs sont intégrés aux enquêtes. Pour autant, le PIB reste l’indicateur objectif. Ainsi, les mesures subjectives (indicateur de bien-être, de satisfaction individuelle, etc..) n’ont pas vocation à remplacer le PIB mais à le compléter.
Pour Alexandra Roulet, doctorante à Harvard, ces indicateurs n’ont aucune utilité pour l’action publique, du moins ils ne doivent pas en avoir directement. Par exemple, aujourd’hui dans les enquêtes de bien-être, de satisfaction personnelle, on observe que les femmes sont moins heureuses qu’il y a trente ans, et se disent moins heureuses que les hommes. Pourtant des mesures objectives montrent que la condition des femmes s’est améliorée sur cette même période (réduction des inégalités homme-femme notamment). On ne peut donc se fier à des mesures basées sur les préférences déclarées. Les indicateurs peuvent être utile mais de manière indirecte, ils doivent questionner, interrogée dès lors que l’on observe une montée du mal-être. Carlotta Balestra, analyste politique à l’OCDE rend compte des nombreux travaux menés par l’OCDE sur la mesure du bien-être. On retrouve par exemple en ligne une application permettant de construire ses propres indicateurs du mieux vivre : http://www.oecdbetterlifeindex.org/fr/
Les indicateurs de bien-être sont pour elle utiles car ils donnent de la visibilité aux citoyens sur l’action politique des dirigeants, de plus ils permettent d’orienter les décisions politiques vers une croissance inclusive. Carlotta Balestra montre ainsi que la croissance économique ne s’accompagne pas toujours d’une augmentation du bien-être (faible corrélation). Lucas Chancel expliquent que d’autres indicateurs que le PIB existent déjà (notamment en terme de développement durable) mais ils sont trop peu utilisés pour éclairer l’action politique. En prenant l’exemple du tableau de bord australien, des nouveaux indicateurs belges, et de la « roue du bonheur » en Grande-Bretagne, explique que de vrais efforts ont été fournis dans différents pays du monde, s’inspirant notamment des résultats de la commission Stiglitz, Fitoussi, Sen, alors que la France restait à l’heure actuelle plutôt timide à ce niveau. Enfin Yann Algan, présente des nouvelles méthodes pour objectiver le subjectif (tel que le bien-être ou le mal-être). La révolution du Big Data permet de collecter des données internet rattachées à des territoires. Ainsi, il est possible de mesurer le mal-être par exemple, en regardant le nombre de recherches web pour le mot « anti-dépresseur ». Ce type de mesure permet ainsi de réduire l’écart entre l’observable et le déclaré. Algan considère ainsi les indicateurs de bien-être comme utiles mais pour lui ils ne doivent pas être utilisés pour maximiser le bien-être, mais à l’inverse pour minimiser le mal-être.
Le renouveau de l’Etat-Providence
Au cours de cette conférence, Jean Pisani-Ferry rend compte de l’existence d’un certains consensus dans le monde autour de l’importance de l’Etat-Providence. En Europe notamment, les citoyens sont attachés au système de protection sociale qui présente une certaine efficacité en apportant une protection contre les risques de santé, de vieillesse ou de chômage. Cependant, pour cet économiste et à l’heure où les prévisions de croissance économique sont plutôt pessimistes, il convient de faire évoluer un système qui a été pensé à une autre époque. En prenant l’exemple des retraites, il montre que le système actuel ne s’adapte pas aux fluctuations économiques. Il propose ainsi de faire évoluer le système de retraite, en indexant notamment les pensions de retraite à l’évolution de la croissance économique. Enfin, il revient sur le débat « universalité VS condition de ressources » rouvert il y a peu par la réforme des allocations familiales. Il rappelle ainsi que l’universalité garantit l’adhésion collective au système.
Brigitte Dormont, économiste de la santé, revient sur l’histoire de la protection sociale et montre que les dépenses de protection sociale (revenus socialisés, production de soins…) en % du PIB ont augmenté entre 1959 et 2011, passant de 15% du PIB à 32% du PIB. Le système de protection est donc plus généreux. On observe que ces dépenses augmentent plus rapidement que le PIB, ainsi une réflexion au niveau européen est menée afin de limiter la progression de celles-ci. Il convient alors de distinguer différentes voies de mutation du système de protection sociale, entre celles qui recherchent des gains d’efficiences et celles qui renvoient à un changement de paradigme.
Sur la santé, il existe des dépenses inefficaces notamment celles concernant le remboursement de certains médicaments, qu’il est possible d’éviter (rembourser uniquement les génériques). Certaines dépenses ont des conséquences jugées absurdes. L’existence des complémentaires de santé par exemple favorise les dépassements d’honoraire des médecins. De même pour l’allocation logement qui a entraîné une augmentation des loyers les plus bas (contre-productif).
Dès lors que l’on cherche à réduire les dépenses publiques sans augmenter les impôts, les aides deviennent plus ciblés. On opère alors un changement de paradigme pour Brigitte Dormont, en passant d’un système d’assurance sociale à un système d’assistance sociale. Un tel changement pose problème et nuit à l’adhésion au système de protection sociale comme l’illustre le cas des retraites publiques en Grande Bretagne.
Le sociologue Nicolas Duvoux revient sur l’histoire des États-Providences en expliquant que c’est l’histoire d’une grande réussite. La pauvreté a reculé à mesure que les dépenses de protection sociale ont augmenté. Cependant la pauvreté a arrêté de baisser depuis les années 1990 et a commencé à augmenter depuis la crise.
Entre 1945, avec la création de la sécurité sociale et aujourd’hui les questions sociales ont évolué. En 1950, la pauvreté touche principalement les personnes âgées qui ont arrêté leur activité. Aujourd’hui, la pauvreté touche de plein fouet les jeunes, les actifs, les femmes et les étrangers. La précarité d’aujourd’hui des jeunes risque d’entraîner des situations précaires qui perdurent dans le temps. L’Etat-Providence s’est développé en s’appuyant sur deux principes:
– le plein-emploi
– une famille stable
Ces deux piliers au cours de la deuxième moité du XXeme siècle ont été destabilisé par la montée du chômage et la recomposition de la famille, obligeant à réfléchir à un nouveau modèle. Pour N.Duvoux, il faut éviter de tomber dans une dualisation de la protection sociale et essayer d’élargir les frontières du pensable. Il considère comme une urgence de prendre en compte la précarité des jeunes, en leur ouvrant par exemple le droit aux indemnités de chômage dès lors qu’ils rentrent sur le marché du travail (en finançant éventuellement une telle mesure en faisant cotiser les fonctionnaires à l’assurance chômage).
Eloi Laurent, économiste et spécialiste de la question écologique, revient sur le renouveau actuel de l’Etat-Providence au niveau mondial et évoque l’enjeu écologique. Pour lui on observe une convergence mondiale vers l’Etat-Providence (Chine, USA …), et notamment pour des raisons économiques. En Chine par exemple, la mise en place d’un système de protection sociale doit permettre de réduire les inégalités et de libérer la consommation. Face notamment au ralentissement de la demande extérieure, la Chine a intérêt à développer sa demande intérieure.
Pour Eloi Laurent, la mondialisation de l’Etat-Providence apparaît comme un paradoxe au moment même où en Europe, ce modèle est attaqué. En effet, l’Etat-Providence connaît en Europe trois types d’attaques:
– des attaques explicites: au nom de l’idéologie libéral, ce modèle serait un frein à la croissance. La commission européenne a construit un corpus doctrinal important condamnant la protection sociale;
– des attaques implicites: Le système de protection sociale se dégrade au fil de l’eau, le système part à la dérive;
– des attaques social-xénophobes: Seuls les nationaux devraient bénéficier des aides (ex: Cameron en GB)
L’Etat-Providence apparaît efficace au niveau économique et devra intégrer dans son renouveau l’enjeu écologique. Les crises écologiques (changement climatique, bio-diversité, éco-sytème) doivent être traitées comme des questions sociales. En effet, les dégradations de l’environnement, la pollution entraînent des coûts sanitaires. L’environnement et la santé sont donc profondément liés. Ainsi, pour limiter les dépenses de santé il est également possible de diminuer les activités polluantes.
Visions d’économistes et projets de société
La conférence de clôture à la Bourse du travail de Lyon questionne la vision des économistes sur les projets de société. Marie Duru Bellat, sociologue et Dominique Bourg, philosophe interrogent l’emprise des économistes sur la société. Le philosophe en mobilisant Claude Lefort et ses réflexions sur la société totalitaire dénonce la capacité du marché à réduire les modalités de jugement en une seule. Toute la pluralité de la société civile est absorbée aujourd’hui par le marché.
Pour Marie Duru Bellat, l’économie est un régime de réalité, au même titre que le religieux dans le passé, qui impacte fortement le cours des choses. « There is no alternative » de Tatcher illustre bien cette idée. Les règles de l’économie s’impose à la société et dominent aujourd’hui le politique. L’économie exerce un véritable diktat au point d’inscrire ses règles de fonctionnement dans les constitutions des démocraties contemporaines. Cette influence se retouve aussi dans les indicateurs orientant les décisions politiques. Les indicateurs (ex : le PIB) ne sont pas neutres et véhiculent une vision de société.
Martin Hirsch, Directeur des Hopitaux de Paris et ancien Ministre, a également pris part à cet échange en déclinant des valeurs qui lui paraissent nécessaires pour un projet de société. Il fait ainsi de la dignité (lutte contre la pauvreté), du progrès, et de la santé trois piliers d’un projet social. Chacun doit pouvoir selon ou malgré ses moyens satisfaire ses besoins. Si l’économie entretient parfois un rapport problématique avec ces valeurs, il se fait l’avocat de la science économique, en expliquant pourquoi il a fait ouvrir une chaire d’économie aux hopitaux de Paris. Les économistes permettent ainsi d’éclairer des choix publics et produisent ainsi des discours, des énoncés ayant une validité scientifique, fruits de démarches spécifiques et soumis à la critique d’une communauté de chercheurs. Pour lui, sans économiste, place à l’idéologie. En proposant des modèles, en testant différentes hypothèses ils apparaissent utiles pour l’action politique (réflexion sur le parcours de soins, sur le tiers-payant etc…) ?
Daniel Cohen, économiste, répond aux critiques sur les visions du monde véhiculées par les économistes, en montrant qu’à l’intérieur du champ de recherche en science économique, il existe une pluralité de courants théoriques. Alors, si le courant néo-classique domine ce champs pour autant à l’intérieur de celui-ci des opinions multiples peuvent émerger. Il prend ainsi l’exemple de la thèse de Gordon sur la fin de la croissance qui s’oppose aux théoriciens de la croissance endogène qui considèrent la croissance économique comme un processus auto-entretenu et potentiellement illimité. Il existe donc plusieurs voies, à condition de ne pas avoir une vision étriquée du monde social, d’où l’importance notamment de de créer des liens féconds avec les autres disicplines des sciences sociales. Pour Daniel Cohen, il ne faut pas confondre l’impérialisme de l’économie et l’impérialisme économique. Ce n’est, pour lui, pas directement les économistes qui sont en causes, si l’idée de progrès a pris la forme du progrès matériel au cours de l’histoire.
Gaël Giraud, économiste, invite à réfléchir à des alternatives à la production privée des richesses, en faisant référence notamment à Karl Polanyi ou à Elinor Olstrom, il montre la pertinence d’orienter l’économie vers la production de biens communs. Pour lui, l’économie circulaire, ou l’économie de l’usus font figures d’idées prometteuses pour éviter la privatisation totale. En reprenant un certains nombres d’éléments du récent livre de Steeve Keen, l’imposture économique, dont il a rédigé la préface de l’édition française, G. Giraud développe également une critique théorique des modèles d’équilibre néo-classique et explique que l’économie a intérêt à s’ouvrir aux autres sciences. Enfin Gaël Giraud s’interroge sur le grand projet qui anime notre société ? Le 19ème siècle s’est attaché à développer la science, mais les hommes aux 20eme siècle ont vu qu’elle pouvait mener aux pires atrocités. La deuxième moitié du 20eme siècle a été consacrée au maintien de la paix à travers la construction européenne. Mais aujourd’hui, la société de consommation apporte certes son lot de consolation avec la sortie fréquente d’un nouveau gadget technologique pour autant elle ne comble pas l’absence de grand projet politique commun. Gaël Giraud, en prenant des exemples d’initiatives locales, en appelle donc de ses vœux pour que la transition énergétique soit le projet commun du 21eme siècle.
Vincent Levrault
Enseignant de SES
CEPMO
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