Comment le passage du papier à l’écran amène-t-il à se décentrer de l’écrit pour donner plus d’importance à l’oral ? peut-on mettre les nouveaux outils au service d’un véritable travail en classe de la parole et des compétences liées ? Comment s’approprier les œuvres par la voix pour les habiter plus intimement ? Qu’en est-il de la rhétorique et de l’amitié si les réseaux sociaux remplacent la conversation ? Existe-t-il une grammaire de l’oral qu’il faudrait enseigner ? … Autant de questions que le 5ème Rendez-vous des Lettres s’est efforcé d’aborder les 17-18-19 novembre 2014 à Paris, à la BnF et au lycée Jean Zay. Tout au long du séminaire, enseignants, cadres pédagogiques, chercheurs, artistes … ont partagé réflexions et expériences pour inviter, dans une Ecole reconfigurée par la culture numérique, à reconsidérer la place, les modalités et les enjeux de l’oral
Une chance pour les apprentissages : le numérique
Pour Catherine Becchetti-Bizot, directrice du numérique pour l’éducation, ce « moment d’intelligence collective » qu’est le Rendez-vous des lettres peut aider à éclairer les « métamorphoses » en cours pour « faire du numérique le lieu au sein duquel l’Ecole doit repenser sa mission d’instruction et d’éducation ». Comme axe de gouvernance, c’est l’entrée par les apprentissages qui a été privilégiée, plutôt que l’entrée par les outils et les équipements, même si la question est importante comme en témoigne le plan numérique récemment annoncé. Le numérique modifie en effet nos manières d’apprendre et d’enseigner, notre façon de faire advenir le sens, y compris par la parole. Il convient, insiste Catherine Becchetti-Bizot, de libérer l’étude des œuvres d’un certain formalisme et d’engager les élèves dans des activités plus créatives et sensibles. Le caractère multimodal des nouveaux supports est un enrichissement possible pour la littérature et la création. Le numérique ouvre des possibilités nouvelles, en particulier pour susciter le plaisir d’apprendre chez les élèves : il multiplie les possibilités d’expression, d’écoute, d’échange, de création. Il offre une « nouvelle manière d’enregistrer le monde ». Mais cela implique de ne pas laisser les élèves seuls face aux outils : il faut leur apprendre à les maîtriser pour qu’ils n’en soient pas des consommateurs béats. D’où la nécessité d’une véritable éducation aux médias : aucun enseignant d’aucune discipline ne doit négliger cette nouvelle responsabilité qui incombe à l’Ecole. C’est la condition pour que les supposés « natifs du numérique » ne deviennent pas, tristement, dans les faits des « orphelins du numérique ».
Une chance pour les lettres : l’oral
Paul Raucy, inspecteur général de l’Éducation nationale, doyen du groupe des Lettres, place d’emblée son intervention et le colloque sous l’égide de Jean-Jacques Rousseau. Pour l’auteur de l’ « Essai sur l’origine des langues, l’écriture est une forme dégradée de la parole : elle fixe la langue mais l’altère. La parole, nous enseigne-t-il, a partie liée avec les émotions, qu’elle en naisse ou les exprime. Selon Paul Raucy, le recours plus fréquent à la parole dans les classes peut alors faire qu’ « on s’apprivoise mieux les uns les autres » tandis que « les travaux qui sollicitent une incorporation par la diction peuvent aider à sortir de l’indifférence bruyante ou mutique ». L’oralisation permet de donner une dimension plus sensible à la lecture et un accès plus complet au sens : il convient d’aborder davantage les œuvres par la question des effets.
Le numérique facilite d’ailleurs un véritable travail de l’oral : en gardant la mémoire de ce qui jusqu’ici était éphémère, il ouvre la voie à des « brouillons de lecture » ; en suscitant activité et créativité, il rend possibles des « chefs-d’œuvre d’apprentis lecteurs ». Il convient de souligner la proximité entre parole et musique : il s’agit d’interpréter les textes comme on parle d’interpréter un personnage ou une partition, un travail de composition peut s’avérer aussi éclairant que la décomposition analytique, il faut « faire plutôt que défaire les œuvres ». Les productions le démontrent aisément : le numérique n’est pas dématérialisation, mais bien appropriation de la matérialité de la langue.
Nous sommes entrés, déplore Paul Raucy, « dans le malheur de la raison écrite », « nous avons perdu le lien entre la parole et la musique ». L’école d’ailleurs « n’arrange pas les choses » tant les activités orales y sont secondaires. Il est vrai que l’Ecole est d’emblée perçue comme le lieu de l’institution dans l’écrit : les enfants qui y entrent savent parler et viennent y apprendre à écrire. En réalité, des passerelles oral-écrit sont à construire, il faut éduquer à un oral tenu, complexe, maîtrisé, mais aussi s’interroger sur la pérennité des modèles rhétoriques d’antan. Sans doute la prééminence de l’écrit dans l’école tient-elle aussi à ce qu’il permet de conserver les traces et les œuvres du passé. Or les œuvres ne sont vives que si elles sont lues. Dès lors, appelle Paul Raucy, « que bruissent dans ces monuments des voix ! », « que les élèves entendent des voix ! » L’oralisation (lecture à voix haute, reformulation, paraphrase, adaptation…) a le pouvoir « d’effectuer les textes », de produire des « résonances d’une voix dans l’autre ». Il faut « cultiver la parole des élèves, dans tous les sens » : ainsi peut-être la parole des textes eux-mêmes ne restera pas lettre morte
A la recherche de la voix d’encre
Faut-il vraiment opposer l’écrit et l’oral ? Introduire même une hiérarchie au nom du sempiternel « verba volant, scripta manent” ? En réalité, ce sont peut-être les frontières qui s’envolent. Le caractère multimodal des instruments, des productions et des usages numériques permet de réunir l’oral et l’écrit sur les mêmes supports et dans les mêmes œuvres, de créer un continuum entre l’un et l’autre, d’archiver la parole. En facilitant l’enregistrement des lectures et des interprétations personnelles, les outils numériques semblent aussi ouvrir de nouvelles voies d’accès aux textes, rendre à la parole orale un rôle majeur dans la découverte et l’appropriation de la parole écrite des œuvres, revitaliser des « paroles gelées » à travers des voix nouvelles qui les feront retentir et vibrer. C’est que peut-être, comme le souligne l’auteur Valère Novarina, « l’oral est caché dans le livre » ? C’est que peut-être, comme le comédien Bruno de la Salle réanimant comme par magie des extraits de « L’Iliade » sur la scène de la BnF, la mission qui nous incombe est de réveiller les belles voix au texte dormant ?
Christophe Ronveaux, maître d’enseignement et de recherche à l’université de Genève, s’appuie sur un corpus d’adaptations sonores en ligne de la fable « Le loup et l’agneau » : un corpus très riche, mais avec stéréotypisation des voix pour représenter les rôles ou les humeurs des personnages. Il appelle à didactiser « la manducation de la parole » : les pauses respiratoires et la fréquence, et non « le ton », sont par exemple des objets à enseigner, il faut développer « des dispositifs d’écoute et de production, qui retardent la construction d’un sens global et le commentaire ». Jean Bellorini, dramaturge et metteur en scène, montre un extrait d’une représentation des « Paroles gelées ». L’oralisation doit selon lui rendre compte de l’intime de celui qui énonce. Il faut « aborder les œuvres avec la conscience de ce que la littérature est et l’inconscience de ce qu’elle peut devenir », se faire interprète du texte comme on l’est d’une langue étrangère.
Olivier Barbarant, inspecteur général de l’Éducation nationale, interroge la notion de voix littéraire : lire une œuvre, n’est-ce pas tenter de retrouver une parole et une voix dans l’écrit ? qu’est-ce qui, dans l’écriture, porte cette parole ? Le Rousseau du début des « Confessions » est convié pour nous éclairer, non celui du préambule (objet de « tant de contresens » !), mais celui qui au seuil du livre situe la source de son discours dans la mémoire d’une voix, en l’occurrence le « charme » inoubliable du « filet de voix douce » de la tante Suzon. L’écriture naîtrait-elle de ce désir de trouver ou retrouver une voix : de « transformer le deuil d’une voix en tissage d’une autre » ? De la même façon, Colette, dans « La maison Claudine », magnifie la voix première de sa mère pour en faire l’origine de son écriture. L’écriture chercherait-elle à « garder les inflexions de la voix-mère, dans une langue le plus souvent maternelle » ?
Pourtant, souligne Olivier Barbarant, il n’y a pas de rapport intrinsèque entre la voix de la personne et le style de l’écrivain. C’est ce qu’illustre Apollinaire lisant « Le Pont Mirabeau » : dans cette déclamation, on ne reconnaît rien de la modernité du poème. En réalité, la voix d’un auteur n’est pas la voix physiologique : la voix intérieure qu’il s’agit de faire surgir dans le texte a abandonné le corps, elle part des mots et s’exprime avec un matériau collectif. C’est la littérature qui convertit le langage en corps : elle constitue, selon l’expression de Barthes, un « langage tapissé de peau ». Il s’agit d’une voix indirecte, juste, musicale, d’une « voix retournée ». Telle serait l’ambition de la littérature : la « voix d’encre », pour reprendre les mots de Char.
« Le poème resplendit d’une voix à ce point charnelle qu’on l’entend saigner », écrivait Aragon. Tel est alors notre défi d’enseignants : amener les élèves à « entendre saigner cette voix » ! La littérature, insiste Olivier Barbarant, commence quand la phrase ou l’énoncé impose une autre modalité de lecture, plus lente : « la littérature, c’est ce qu’il faut entendre. » Dès lors, l’Ecole doit se faire « école des voix » : elle doit prendre au sérieux la vocalité des œuvres, retarder le commentaire pour faire l’expérience des textes. Par exemple, on peut travailler sur les enregistrements d’écrivains, pour comparer avec la « voix d’encre » et en saisir la singularité. Olivier Barbarant formule un vœu : que la voix de l’élève soit mise au service de la voix des textes qu’il s’agirait « non de recouvrir, mais de retrouver ». Cela suppose de prendre le temps d’entendre, de savoir s’arrêter sur un mot dans sa lecture, de prendre en considération le choix des mots et leurs effets. Par un travail sur la poétique des voix, « un sentiment vécu de la langue » peut alors advenir chez l’élève, qui devient « un locuteur conscient ». Il faut faire en sorte, conclut Olivier Barbarant, « que l’élève à l’écoute « des voix chères qui se sont tues » puisse habiter sa parole ».
De la musique avant toute chose ?
Qu’apportent à la parole la musique et le chant ? Les outils numériques facilitent le traitement de la parole, le montage des voix et de la musique : le travail d’illustration musicale ou la prise en compte de la dimension prosodique de la parole peuvent permettre une appréhension plus complète et plus sensible de la langue et des œuvres et développer la créativité des élèves.
En témoigne une remarquable activité pédagogique présentée par Étienne Gégout, professeur d’éducation musicale dans l’académie de Nancy-Metz : un travail d’oralisation avec accompagnement musical de lettres de Poilus. L’objectif est d’établir une relation entre lettre et musique pour exprimer une émotion et donner du sens. La tâche demandée aux élèves est de fournir un montage sonore et un document écrit dans lequel devront se trouver la lettre originale choisie et les passages sélectionnés pour la lecture (avec explications de ces choix), ainsi que la justification du choix de la musique et des effets de montage, c’est-à-dire les rapports établis entre le texte et la musique. « Je suis toujours très ému d’écouter mes élèves », dit Etienne Gégout faisant résonner dans la salle de la BnF plusieurs productions de ses élèves : émotion partagée, en particulier quand un collégien porté par un accompagnement musical de Craig Armstrong parvient à surmonter ses difficultés d’élocution, donner timbre, volume, rythme, souffle, inflexion, autrement dit corps et présence, émotion et sens, au soldat dont il lit la lettre. A l’instar de plusieurs activités présentées durant le séminaire, le projet montre d’ailleurs combien des techniques liées à la culture numérique du son paraissent transférables dans l’univers de l’écrit pour susciter de nouvelles manières de lire et de créer : le « mix » (de textes, de voix, de bruits, de musiques, d’images…) est une façon nouvelle et riche d’aborder les œuvres et le monde.
Henri de Rohan-Csermak, inspecteur général, et Mathias Auclair, conservateur de la bibliothèque-musée de l’Opéra, tracent un parcours dans l’histoire de la musique pour explorer précisément les liens entre le chanté et le parlé En témoigne une belle performance pédagogique réalisée par Fabrice Butlen, professeur de langues anciennes au lycée du Parc à Lyon, qui avec un élève vient « expliquer par le chant » un poème de Sapho, l’ode de la jalousie, et faire ainsi en musique la pédagogie de la poésie antique. En matière de grec ancien, la pratique de la chanson, souligne Charles Delattre, maître de conférences à l’université Paris Ouest-Nanterre, permet de se concentrer sur la question des longues et brèves, qui enfin peuvent s’entendre, de faire accéder à ce à quoi la langue française en elle-même ne donne pas accès, sans qu’importe alors la vérité archéologique. Un acte pédagogique de faussaire est même envisageable, comme celui de demander aux étudiants de composer des mélodies qui permettent de s’approprier la langue. Nathalie Piégay, professeure à l’université Denis Diderot, propose une approche d’Aragon, poète le plus mis en musique : la chanson, démontre-t-elle, manipule le texte original, en change le centre de gravité sémantique, ce dont témoignent par exemple des titres modifiés ou encore certains choix musicaux, mélodiques, rythmiques, vocaux. La chanson, insiste-t-elle, a sorti la poésie du livre et dépossédé l’auteur de son texte : c’est un moyen de faire accéder les élèves à la poésie, y compris à ce qui peut échapper au poème lui-même.
La question de la fidélité est aussi posée à sa façon, théâtrale, par Benjamin Lazar, metteur en scène et comédien, qui fait le choix dans ses interprétations de restituer la prononciation originelle de la langue de Rabelais ou de La Fontaine. Le fait de dire le texte, souligne-t-il, est une façon de mieux le comprendre. La « prononciation » permet d’éclairer « l’invention » et la « disposition » pour reprendre les catégories de la rhétorique, très importantes au 17ème siècle. Dans le jeu naturaliste, explique Benjamin Lazar, le corps est le reflet des émotions, mais on peut avoir « un corps rhétorique » qui indique des éléments du texte, tisse des relations entre l’interprète et le texte, dise ce qu’il pense du texte. D’ailleurs « le geste précède le texte ». Il existe un lien très fort entre vision et audition : il s’agit de « trouver un chemin gestuel et spatial dans le texte écrit sur la page ». Le plaisir, partagé parfois avec des élèves, est d’appréhender une langue à la fois nôtre et différente, en particulier dans sa prononciation. On accède ainsi à l’émotion première du langage : quand le son se transforme en sens, comme le découvre ébahi le bourgeois gentilhomme. Benjamin Lazar illustre ses propos par une interprétation magistrale, sur la scène de la BnF, des « animaux malades de la peste » : le travail oral de la langue ainsi mené rend magnifiquement compte de la musicalité, de la théâtralité et du plaisir de la fable. L’actualisation du texte par la voix prend ici l’étonnant détour d’un retour au passé, de retrouvailles heureuses avec la lointaine musique d’une langue d’autant plus vive qu’elle nous raconte son histoire..
Parole intime, parole publique
En inventant de nouveaux espaces d’échanges, internet entraînerait-il une perte de substance de la parole intime d’une part, une dégradation de la parole publique d’autre part ? Le psychanalyste Serge Tisseron, s’attache à réfuter les discours simplistes qu’animent la méconnaissance et/ou la peur de la modernité et/ou de la jeunesse. A Jacques Lacan, il emprunte le mot « extimité » pour lui donner un nouveau sens : l’intime est ce qu’on garde pour soi, l’intimité est ce qu’on peut partager avec quelques-uns, l’extimité désigne le processus par lequel nous rendons publics certains aspects de notre personnalité afin de les faire valider par autrui (ce qu’il ne faut évidemment pas assimiler à la perversion qu’est l’exhibitionnisme). L’extimité des adolescents se manifeste bien évidemment sur les réseaux sociaux, mais aussi sur certains jeux vidéo (auxquels on joue en réseau et qui intègrent des espaces de parole), les blogs, les « tutos » très en vogue… Ceux-ci démontrent combien la parole sur internet est désormais inséparable d’une présence corporelle : nous sommes entrés dans une « culture théâtrale généralisée. » Quelles conséquences pour l’enseignement ? Serge Tisseron fait l’éloge des débats et controverses. Il faut veiller à la construction logique et rationnelle du discours, mais aussi apprendre à mobiliser les émotions, encourager la capacité d’empathie (par exemple inviter les élèves à imaginer les émotions des personnages dont ils parlent et éventuellement à dire s’ils éprouveraient les mêmes) : il faut « changer la perspective émotionnelle ». Beaucoup d’élèves, fait remarquer Serge Tisseron, n’arrivent pas à trouver de l’intérêt à un texte parce qu’ils n’y trouvent pas d’émotions : « mais c’est à eux de les apporter et cela peut se faire par l’oralité ».
Anne Vibert, inspectrice générale de l’éducation nationale, confronte la parole publique aux « contraintes numériques » : de nouveaux formats pour l’éloquence sont-ils en train de s’inventer ? à l’ère du règne de la forme courte quelle place en particulier pour des discours élaborés ? faut-il opposer le passé de la parole au présent de la communication ? Il y a, selon Anne Vibert, nécessité de relancer un enseignement de la rhétorique : la vogue des concours d’éloquence témoigne du besoin de répondre aux « insuffisances de l’enseignement de la parole publique ». Le numérique peut nous y aider dans la mesure où il met en ligne et à notre disposition un ensemble de discours et en rend sinon encore accessible du moins possible une anthologie. Peut-on trouver des formes d’éloquence propres à l’ère numérique ? Anne Vibert en explore quelques voies comme les webvidéos d’humoristes, les « 50 conseils pour bien youtuber », des blog-vidéos de journalistes comme celui de Christophe Barbier… Selon les statistiques, l’internaute décroche si la durée dépasse 3 minutes. D’où la nécessité d’aider à fixer une attention flottante par les procédés adaptés. Commencent ainsi à apparaître dans la sphère publique des vidéos enrichies comme celle produite par l’équipe de Manuel Valls lors de son discours d’investiture à l’Assemblée nationale. Les conférences TED paraissent aussi intéressantes à analyser, y compris avec des élèves, pour mettre en évidence leur rhétorique propre, l’importance qu’y prend le corps du conférencier, la prédominance du storytelling au détriment de l’argumentation, le centrage sur l’ethos de l’orateur. Le modèle n’en est pas un, mais il invite, démontre Anne Vibert, à diversifier les types de prise de parole et les formes rhétoriques, pour les mettre au service d’idées qui valent d’être défendues. On ajoutera que si la rhétorique est importante parce qu’il s’agit d’une pragmatique, il n’est sans doute pas d’espace plus adapté pour son enseignement aujourd’hui que le web, en particulier les réseaux sociaux, la où toute parole doit être pensée en fonction de son destinataire.
Enseigner l’oral ?
Peut-on considérer l’oral non seulement comme un support, mais comme un objet d’enseignement ? Il peut apparaitre à l’école comme un « un objet introuvable, présent à la fois partout et nulle part » : sa place est inscrite dans les programmes, mais on ne parvient pas à en construire un véritable enseignement, ni à définir une progression dans les acquisitions.
Viviane Bouysse, inspectrice générale de l’Éducation nationale, apporte éclairages et réflexions sur l’enseignement de l’oral à l’école maternelle. Contrairement à l’écrit, l’oral, rappelle-t-elle, précède l’école. La difficulté est alors de prendre en compte les écarts considérables entre les apprentissages familiaux et les compétences de langage des uns et des autres. Cela explique pour beaucoup les difficultés scolaires des élèves : nous ne réussissons pas à « faire avancer ceux qui étaient le plus loin ». Enseignants, nous avons d’ailleurs comme naturalisé quelque chose des usages du langage que nous avons avec nos propres enfants, dans des modèles de « familles relationnelles », celles dans lesquelles on utilise chaque jour le langage. Or ce sont bien ces usages qui façonnent le rapport à la langue des enfants. L’objectif le plus compliqué, c’est de faire accéder à l’oral scriptural, à l’oral litteracié, à l’oral explicité et structuré, au « parler comme un livre », celui dont nous avons précisément besoin pour les échanges dans la classe. Des écarts par exemple peuvent se creuser quant à « l’intuition syntaxique dans la langue » : ce qui permet de faire des anticipations et des hypothèses quand on commence une phrase. Ils écrivent comme ils parlent, déplorent certains enseignants ? Parce qu’on ne leur à pas appris à parler comme on écrit, répond Viviane Bouysse. Dès lors, la langue est encore étrangère à certains quand ils entrent à l’école élémentaire.
Que faire ? Viviane Bouysse préconise « une pédagogie des situations » : un ancrage des échanges langagiers dans des situations qui soient riches en enjeux de communication, comme dans la pédagogie actionnelle souvent mise en œuvre dans l’apprentissage des langues étrangères. Elle souligne aussi l’importance des interactions maître-élève, élève-maître, élève-élève, susceptibles de faire vivre une « pédagogie des conversations » autre que le simple question-réponse. S’impose aussi la nécessité d’une « pédagogie de l’enrichissement du langage par le maître » : faire entendre les mots nouveaux, pratiquer le « surlignage à l’oral », favoriser les reformulations, ce qui suppose attention et capacité d’ajustement, nourrir la langue par des récits, racontés, puis lus, inciter à la mémorisation pour intérioriser les textes et les formes écrites. Parmi les difficultés, il y a la maîtrise des gestes professionnels par les enseignants ainsi que le nombre des élèves dans la classe. Il convient de créer des dispositifs d’organisation en petits groupes pour développer le plus possible les interactions : « La quantité est condition de la qualité ». Viviane Bouysse appelle à distinguer d’une pratique spontanée un véritable travail de l’oral, ce qui suppose une intention volontaire dirigée sur ce qu’on est en train de faire. Il en est un signe tangible : dans un tel dispositif, les enfants « se redressent ».
Paul Cappeau, professeur à l’université de Poitiers, montre combien dans les manuels il est essentiellement question des caractéristiques négatives de la langue orale par rapport à l’écrit : le français parlé est dévalorisé, notre imaginaire serait-il oralophobe ? L’écrit, révisé, est présenté comme bien maîtrisé et correct grammaticalement ; l’oral, en cours d’élaboration, est vu comme nécessairement fautif et approximatif. Précisément, les conditions d’élaboration sont à prendre en compte ! On méconnaît d’ailleurs le fait que tous les tâtonnements sont des moyens que le locuteur utilise pour ajuster son expression : un travail de la langue qui devrait être non stigmatisé mais apprécié en tant que tel. Si nous hésitons à l’oral, c’est que nous n’avons pas accès d’emblée au bon mot, à la bonne expression, c’est que nous souhaitons être précis, prudents dans nos formulations. Il faut, selon Paul Cappeau, considérer la relation écrit-oral comme un continuum, penser même que l’oral peut servir à améliorer l’écrit.
Y a-t- il une grammaire de l’oral ? Lors des erreurs, sous l’apparent désordre, il y a de la régularité et de l’organisation : « je le le vois » n’est guère une forme orale, « je le je le vois » en est une, structurée. Il y a beaucoup plus de verbes à l’oral et de noms à l’écrit, fait remarquer Paul Cappeau, ce qui explique par exemple pourquoi il est difficile d’écouter Le Monde lu à haute voix. À l’oral, on peut alléger la syntaxe, utiliser des procédures de juxtaposition que le destinataire saura interpréter, employer des procédés (séries, répétitions…) souvent chassés de l’écrit et pourtant si utiles. A l’oral, souligne encore Paul Cappeau, il y a moins de formes verbales utilisées qu’à l’écrit : on peut dès lors définir ce qu’il est plus ou moins important de travailler. Il convient de réfléchir à « pourquoi on fait de la grammaire avec les élèves »…
Pour Bruno Maurer, professeur à l’université de Montpellier III, il y a effectivement à l’oral des opérations de réécriture qui ne sont pas forcément des scories. Ce qui est essentiel dans l’oralité, c’est la dimension de production d’identité : dans une interaction orale avec quelqu’un, on est sans cesse en train de dire qui on est et qui il est pour nous. L’oral pour l’oral est donc aussi très important. On y apprend à dire je, à se faire reconnaître comme membre d’un groupe. Toutes les familles ne sont pas équipées également dans les compétences langagières : il faut faire comprendre aux enfants qu’ils doivent enrichir leur rapport à l’oral. Pour Bruno Maurer aussi, il faut enseigner une grammaire de l’oral. Il rappelle ce témoignage d’un élève décrocheur : « Pour que je reste, il aurait fallu déjà à la base que j’apprenne plein de choses qu’on ne m’a jamais apprises. Déjà au collège, dès que je suis rentré en 6ème, j’aurais dû apprendre à pas parler mal au copain (…), j’aurais aimé apprendre à bien me comporter, à bien parler, tout ça (…). On a appris le français, on ne m’a jamais appris à bien parler le français. »
Selon Bruno Maurer, il faut didactiser pour que les élèves deviennent conscients de leur rapport à l’oral. La mauvaise piste, c’est celle des registres de langue, d’un modèle de comportement langagier « bourgeois » et stigmatisant. La bonne piste, comme il s’agit d’envisager avant tout les enjeux pragmatiques de l’oral, c’est la politesse comme stratégie de communication : « ne pas perdre la face et respecter la face de l’autre ». Ce sont des actes de parole qui sont à travailler : ordre, demande, avertissement, offre, promesse, compliment, expression d’admiration, de désir ou de colère, critique, remerciement, excuse… Ils mettent en jeu dans la langue la conflictualité ou la consensualité. Du primaire au lycée, Bruno Maurer propose une programmation des objectifs, des supports, des activités.
Christian Mendivé, IA-DAASEN de Guyane, approche la question de l’enseignement de l’oral sous l’angle du français langue étrangère et du français langue seconde. Certains phénomènes lui semblent importants à enseigner : les éléments d’organisation du rythme des énoncés, les différentes formes d’intonation, les différentes formes de gestualité (non pas les gestes, mais ce qui contribue au sens), l’habileté à adapter le bon registre de langue en fonction de la situation relationnelle, la capacité à mobiliser des stratégies pour interpréter l’implicite et lever les malentendus. Le caractère instable de l’oral, souligne-t-il, le rend difficile à enseigner. Le français langue seconde et le français langue étrangère livrent à tous des pistes pédagogiques : travailler les compétences de réception, utiliser des documents authentiques sonores, privilégier le questionnement ouvert, favoriser un apprentissage de la grammaire en contexte.
Quand les élèves parleront
Le 5ème Rendez-vous des Lettres illustre par quelques exemples édifiants les vertus pédagogiques du travail de l’oral à l’Ecole et du travail de l’Ecole par l’oral.
Joëlle Jean, chef du service pédagogique à l’AEFE, présente le concours « Ambassadeurs en herbe » qui cherche à « passer de la francophonie scolaire à une francophilie pérenne » et à « transmettre les valeurs de la France et de son école ». 82 établissements et environ 5000 élèves y participent. Il s’agit de pratiquer le français comme langue vivante, non comme une langue académique, et en lien avec celle des pays hôtes. Le projet cherche à accorder de la considération à la langue des élèves en exigeant d’eux de la dignité : une « langue digne » et un « corps digne ». Sont ainsi soigneusement préparés et menés des débats citoyens, des joutes oratoires, avec des temps de parole longs en français et courts dans la langue du pays hôte. On observe, selon Joëlle Jean, une modification du rapport au corps, une mise en jeu par l’éloquence de l’extimité. Un des effets constatés est instructif : les élèves ont trouvé extraordinaire de découvrir que le rôle des enseignants était de les faire réussir, non de les évaluer.
Jean-Yves Bouton présente des expériences de webradio menées dans l’académie de Montpellier. Les intérêts sont multiples : apport de compétences techniques, sociales par le travail en équipe, linguistiques (notamment dans le tissage opéré entre écrit et oral), introduction de savoirs, pratiques et compétences extrascolaires (notamment dans le choix libre et responsable des sujets), apprentissage de l’autonomie par la construction progressive d’un projet (en interaction avec un professionnel), mise en relation entre les apprentissages scolaires et une pratique professionnelle, développement d’une capacité à se projeter dans l’avenir, modification du rapport à l’école…. Isabelle Albertini, de l’académie de Nice, et Daniel Rigal, de l’académie de Toulouse, rendent compte de « concours d’éloquence » : il s’agit de vérifier que la langue est quelque chose de vivant et que l’étude des textes littéraires permet d’aiguiser ses propres outils. Le projet qui utilise certains outils numériques d’écriture collaborative ou d’enregistrement favorise aussi une libération de la parole pour des élèves timides. Lélia Le Bras et Danielle Minier présentent un savoureux court-métrage remarquablement conçu, écrit, joué et réalisé par des élèves du lycée professionnel Albert Chassagne à Paimboeuf dans l’académie de Nantes : en lien avec une action qui chaque année touche les élèves de CAP d’une quinzaine d’établissements, « Le petit garage » démontre combien la créativité et l’humour constituent de riches moyens pour améliorer les compétences langagières des élèves et valoriser ceux que le système tend à marginaliser, combien « donner de la voix » aide à « trouver sa voie ».
Caroline Tellier, professeure de lettres au collège de Wingles dans le bassin minier du Pas-de-Calais, narre un magnifique projet pédagogique mené avec ses élèves : plusieurs déambulations, réelles ou virtuelles, littéraires et numériques, les invitent à se réapproprier la ville, géographiquement, historiquement, poétiquement, à réfléchir à ce qui en constitue l’identité, à reconstruire aussi dans un pays en crise une estime de soi. Le travail comprend différentes étapes, inclut des supports variés, met en œuvre des tâches diverses : lecture d’un poème de Rolande Causse sur les noms de rues, réalisation de capsules sonores intégrées à Google Street View, approche de Zola, lectures publiques, recherches et rencontres autour du patois et de la langue orale, exploration de photographies de Raymond Depardon, reportages-vidéos dans la ville pour s’approprier la rhétorique de la présentation journalistique, QRcodes placés dans les rues pour que toute la ville soit associée au travail des collégiens… Par la pratique vivante de la langue, le projet conduit à repenser l’espace et le lien que les élèves entretiennent avec lui.
Faire de l’Ecole le lieu d’un exercice de la parole, autrement dit de l’apprentissage d’un difficile métier : celui de vivre ? Peut-être fallait-il aller jusqu’au pays des terrils pour découvrir des enseignants et des élèves ainsi à l’ouvrage, faisant résonner à nos oreilles la si vitale, si vigoureuse invitation de Valère Novarina : « Nous les parlants, nous creusons la langue, qui est notre terre. »
Jean-Michel Le Baut
(Consultez aussi l’article sur les ateliers du PNF)
Le site du séminaire
Brochure pédagogique : enseigner l’oral à l’heure numérique
Le site de Serge Tisseron
Un ouvrage de Bruno Maurer
Le court métrage lycée professionnel « Le petit garage »
Les « Ambassadeurs en herbe »
Le concours d’éloquence