On a coutume d’entendre dans de nombreuses présentations et échanges sur le numérique dans le monde scolaire des propos comme « ce n’est qu’un outil ». On comprend qu’à la suite de cette affirmation se trouve l’idée que l’usager est maître l’outil, qu’il l’a « à sa main ». A partir des travaux de Pierre Rabardel (Les hommes et les technologies. Approche cognitive des instruments contemporains, Armand Colin, 1995), en particulier, nous savons qu’un outil n’est pas qu’un outil, c’est d’abord un instrument. La différence ne saute pas aux yeux dans la vie courante et pourtant quand on y regarde de près, on peut comprendre l’importance d’un tel aphorisme.
L’enseignant qui déclare que « l’informatique, la tablette, le TBI, ce ne sont que des outils » confirme-t-il (elle) le sentiment de domination, de conscience et de pilotage, parfois traduit par l’idée de la maîtrise inscrite dans l’idée de l’esprit critique ? En d’autres termes, nous pensons trop souvent que nous sommes à l’abri des manipulations possibles, que nous détectons les pièges et que nous savons les éviter, l’emploi de l’expression « ce n’est qu’un outil » renforçant cette idée. En utilisant le terme « outil », dans le domaine du numérique, au lieu d’appareil, objet, machine, on désigne de manière générique un ensemble assez hétéroclite d’objet matériels et/ou logiciels, cela évite d’entrer dans les détails (certains chercheurs utilisent ce terme dans le même sens). Or dans le cas du numérique on peut parfois parler d’artefact, d’instrument ou encore de dispositif. Cette question de termes n’est pas anodine, elle est même significative de notre relation au monde technique. L’affordance considérée en ergonomie comme « la capacité d’un objet ou d’une caractéristique à suggérer sa propre utilisation », doit être définie aussi par le fait que la conception d’un objet, en particulier dans le domaine des TIC, voit s’incorporer des intentions humaines sous forme d’algorithmes, d’interfaces, de câblages, etc. L’objet n’est donc pas un simple objet, mais c’est bien un instrument, dans la mesure où son utilisation est largement dirigée, imposée par sa forme, sa nature, son fonctionnement même.
Pour illustrer cette première partie, on peut comparer une tablette avec un ordinateur portable mais plus encore un rétroprojecteur, un vidéoprojecteur et un tableau blanc interactif. Ces comparaisons vont permettre de dégager des différences de potentiels d’usage prévus et/ou prescrits. Et en allant plus loin dans l’investigation des instruments, on peut essayer aussi de comparer des moteurs de recherche ou encore des réseaux sociaux entre eux. Ce qui est commun à tous ces « objets », ces instruments, c’est qu’ils imposent à l’usager des comportements. On peut oser la comparaison avec les instruments de musique qui ne sont pas non plus de simples outils. Ce qui est commun, donc, à tous les instruments, c’est que les concepteurs ont transféré à l’objet fabriqué un ensemble de caractéristiques qui vont permettre ou non certains usages. Car c’est bien là le problème pour l’utilisateur : est-ce que l’instrument correspond à mon besoin ?
Les promoteurs des « objets techniques », des instruments, tentent de convaincre les utilisateurs en leur vantant tout ce qu’ils pourront faire avec. Chacun de nous a déjà fait l’expérience d’un achat « raté » qui a terminé au fond d’un placard à cause de l’écart entre ce qu’il était supposé faire et ce que l’utilisateur peut réellement en faire. Les machines qui arrivent dans les établissements illustrent souvent ce problème, d’autant plus que les utilisateurs (les enseignants ET les élèves) sont rarement associés à ces choix. Du coup, une fois arrivées dans les classes, on leur demande de les utiliser puisqu’on leur a acheté. C’est alors que survient la phase d’ajustement. Chacun se demande comment faire avec les contraintes de l’objet technique que l’on impose dans l’espace de travail. Pour ceux qui ont lu le livre L’établi de Robert Linhart, la compréhension sera aisée. Le remplacement d’un instrument par un autre s’y révèle une catastrophe pour cause d’intentions divergentes entre concepteurs.
L’usage parfois décalé de certains instruments nous alerte sur ce point. On me l’impose, et j’essaie de l’utiliser. Mais les contraintes sont telles que je ne peux utiliser réellement ce pourquoi il m’est présenté. L’exemple des fonctionnalités non utilisés d’un traitement de texte ou d’un TBI illustre ce point. J’ai un instrument de travail qui peut faire beaucoup de choses, mais je n’en ai pas l’usage ou l’accès aux fonctions dont j’ai besoin se révèle trop difficile.
Si l’on regarde l’histoire du développement de l’informatique dans le monde scolaire, on remarque que les contraintes qu’ont imposées ces installations sont souvent à l’origine du faible usage ou de mésusages. La salle informatique, qu’il faut réserver et dont les machines sont parfois hétérogènes ou défaillantes, est souvent évoquée. Les chariots mobiles, qui finalement ne sont pas toujours aussi mobiles que cela, et parfois leurs caisses lourdes à transporter, là aussi à réserver. Avec l’arrivée des appareils plus légers, tablettes, netbook, de nouvelles contraintes sont apparues. Outre les contraintes ergonomiques, de choix de système d’exploitation divergents, il faut de plus en plus souvent un réseau sans fil très performants car les applications sont de plus en plus souvent en ligne. L’utilisation des machines personnelles à l’école renverse le problème en renvoyant aux spécialistes de l’informatique leur insertion dans le réseau de l’établissement, tout en garantissant la sécurité.
Pour finir sur les contraintes, il faut bien sûr parler de l’identification (code d’accès, mot de passe). C’est un des points les plus « fragiles » pour les usagers. La multiplication de ces « portes » et de leurs codes amène à de nombreuses difficultés. Il faut parler ensuite des ENT et autres environnements fermés qui ont leurs propres logiques, ergonomie, services, fonctionnalités. Passer d’un établissement à l’autre permet de s’en apercevoir. Du coup l’écart avec des pratiques personnelles hors ENT amène certains enseignants à préférer les services grands publics aux services proposés dans l’établissement.
On pourra rejeter la faute sur les uns (les concepteurs) ou les autres (les usagers) cela importe peu. Le fait est que le déploiement du numérique en éducation s’accompagne d’un certain nombre de contraintes. Sommes-nous prêts d’un côté à les utiliser tels qu’ils sont, ou, d’un autre côté, à les modifier pour qu’ils s’adaptent aux usagers. Méthodes AGILE et autre UX Design nous laissent penser que les usagers sont pris en compte. Bien souvent c’est difficile, voire impossible. En fait il semble que ce soit autour d’un équilibre constamment redéfini, mais pour lequel, au final, ce sont les concepteurs qui ont le dernier mot sur les instruments et les usagers sur les usages réels…
Bruno Devauchelle