L’autonomie de l’enseignant (loi d’orientation de 1989) puis la liberté pédagogique (loi d’orientation de 2005) sont les deux noms d’un pilier essentiel du métier. Malheureusement des lectures divergentes de cette reconnaissance officielle d’une « liberté » qui est en débat depuis la révolution française (Condorcet 5 mémoires sur l’instruction publique) amène à de nombreuses incompréhension de cette profession. Nous nous contenterons ici de montrer qu’elle est une nécessité absolue dès lors que les technologies, récentes ou anciennes, prennent une place de plus en plus importante dans la salle de classe. La preuve en est l’idée que le manuel scolaire était à l’origine un manuel de l’enseignant destiné à formater l’action de celui-ci, sorte de livre de catéchisme pédagogique et didactique.
Le déploiement des appareils numériques reliés à Internet, à la suite du développement de toutes les possibilités de reprographie présentes massivement dans les établissements depuis le début des années 1970, a transféré à l’enseignant la possibilité de plus en plus grande de créer lui-même des supports pour son enseignement. Ce transfert a rapidement intéressé certains mais aussi rebuté d’autres. Nous avons tous eu l’occasion de voir ces réalisations de supports numérique de grande qualité réalisé par des enseignants passionnés. Ces supports nécessitent un investissement en temps et en moyens, le plus souvent, qui est très éloigné de ce que la plupart des enseignants peuvent donner dans le cadre de leur travail. Malgré de nombreuses initiatives, il reste un long chemin à parcourir pour transformer (si cela est pertinent) des enseignants en leur permettant d’intégrer ces compétences d’ingénierie.
De quoi parle-t-on quand on parle d’ingénierie : de conception, de réalisation, de mise en oeuvre et d’évaluation. Ces quatre piliers de l’ingénierie méritent qu’on les interroge en regard du métier d’enseignant.
– Concevoir un cours, c’est aller de l’analyse du besoin jusqu’à la rédaction avancée du projet de cours. Or l’enseignant est contraint dès le début de son travail par un cadre formel constitué par les programmes, l’organisation scolaire (temps, lieux, élèves, collègues, voire niveaux…). Quelle partie est imposée, quelle partie est à concevoir ? A cette possibilité de marge de manoeuvre, s’ajoute la propre culture de l’enseignant, des enseignants. On n’efface pas d’un trait de plume une forme culturelle établie sur, au moins deux siècles d’expérience marquée par l’usage de produits pré-fabriqués par des éditeurs et recommandés par la hiérarchie. Un enseignant peut-il devenir un concepteur de manuels scolaires ? La question se pose au regard des pratiques d’associations enseignante et de certains éditeurs qui associe les enseignants à leur instance de conception.
– Réaliser ce que l’on a conçu c’est évidemment la phase concrète de fabrication du produit. Dans le monde enseignant, cela peut se traduire de plusieurs manières : soit il s’agit d’une réalisation complète d’un cours (type EAO par exemple) soit il s’agit de concevoir quelques supports spécifiques. La technicité liée au multimédia à complexifier ce travail, mais dans le même temps les logiciels et matériels permettant d’en concevoir sont de plus en plus facile à utiliser comme on peut le voir au travers des productions avec certaines applications pour tablette. Mais ces produits sont souvent « localisés », tant sur le plan technique que sur le plan pédagogique, ils sont contextualisés. Cela signifie qu’ils sont peu diffusables. D’ailleurs la mise en ligne de nombreux « scénarios pédagogiques » ne se traduit pas des usages nombreux et tels quels.
– La mise en oeuvre d’un produit est la phase la plus captivante, car c’est celle dans laquelle on observe les effets du produit réalisé. Que ce soit un dispositif, un cours, un support, passer à la mise en oeuvre c’est vérifier la pertinence des hypothèses faites dans la phase de conception. Toutefois, cela amène parfois à des déceptions : tant de travail pour un désintérêt des élèves ! En fait il est très difficile d’isoler le produit du contexte dans lequel il s’insère. Plusieurs facteurs peuvent rendre un produit utile ou pas selon les contextes.
L’évaluation se situe à plusieurs niveaux : qualité du produit, qualité de l’utilisation, qualité du résultat de l’utilisation. L’enseignant est en constante évaluation de ses produits, mais souvent de manière implicite tout au long de la séance de cours, en particulier au travers de l’activité des élèves. Mais l’évaluation elle se fait dès le début de la conception et elle se termine bien longtemps après la mise en oeuvre. Evaluer un produit, c’est donc s’engager dans un processus dans lequel on reconnait ses limites de concepteurs et pour lequel on accepte l’idée qu’il sera amélioré.
La possibilité de créer des livres numériques, des supports numériques, des produits audio, visuels etc… est de plus en plus à portée de clic de chaque enseignant. Penser qu’il suffit d’avoir la compétence technique pour tout faire est vain, dans la plupart des cas. Soit on accepte la modestie du produit, soit on le fait élaborer par des spécialistes en équipe. Les pratiques de montage avec le photocopieur ont montré que les enseignants souhaitent pouvoir personnaliser les supports en les concevant eux-mêmes. Dès lors que l’on entre dans le monde du numérique multimédia interactif, on peut rapidement se heurter à de réelles difficultés si l’on veut avoir un produit suffisamment élaboré. Contrairement à des grosses structures, comme en disposent certaines universités, les établissements scolaires n’ont pas les moyens d’apporter aux enseignants les accompagnements suffisants pour réaliser leurs propres produits. C’est pour cela que ceux qui veulent le faire s’adressent à des structures externes qui sont capables de les accompagner. Mais ces structures peuvent être tentée de proposer une conception déjà faite (à l’instar de logiciels auteurs), et ainsi de contraindre l’enseignant à se couler dans un moule avec lequel il n’est pas complètement d’accord, renonçant ainsi à la part de conception, et donc à une partie de sa liberté.
Il y a encore du chemin à parcourir, mais plusieurs exemples nous montrent que, sans aller jusqu’à des produits diffusables, nombre d’enseignants commencent à proposer des productions qui vont pourvoir, comme on le voit avec la Khan academy, peupler des supports qui rejoindront des bibliothèques partagées encore à créer. Souhaitons que cette possibilité soit ouverte rapidement et avec les outils ad hoc pour que l’on puisse voir évoluer le rapport qu’entretiennent les enseignants avec les supports numériques.
Bruno Devauchelle