Le triangle pédagogique est devenu un instrument « classique » de ceux qui s’intéressent à la pédagogie. En articulant les trois « sujets » de l’apprentissage formel, l’enseignant, l’élève et les savoirs, et en analysant leurs relations, Jean Houssaye nous a fourni une grille de lecture de l’acte pédagogique, mais plus globalement de l’acte éducatif. Dans son ouvrage « Ecole et vie Active, Résister ou s’adapter » (Delachaux et Niestlé 1987) il pose la question complémentaire esquissée dans sa thèse à propos du triangle pédagogique, celle de la relation entre le monde scolaire et la vie active. Pourtant dans le modèle du triangle pédagogique, le cercle dans lequel s’inscrit ce triangle est dénommé par Jean Houssaye « l’institution » (cf. le triangle pédagogique, les différentes facettes de la pédagogie, ESF 2014) et non pas la société. On peut penser que si la place de l’institution est bien autour du triangle, il reste alors à définir la relation de ce cercle avec le reste de la société. En d’autres termes le cercle de l’institution n’est-il pas en train de s’estomper, comme l’auteur le suggère dans les dernières lignes de son ouvrage sur les relations entre l’école et la vie active ? Plus encore, est-ce que le numérique n’est pas en train de nous amener à repenser, non pas le triangle lui-même mais plutôt ce qui l’entoure ?
Si nous vous proposons cette approche c’est que le numérique, bien loin d’être dans le cercle, est d’abord autour, dans la vie sociale. Malgré de nombreux efforts de travaux voulant redéfinir le triangle pédagogique en lui adjoignant les technologies (au centre parfois mais en tétraèdre comme Richard Faerber, en sommet supplémentaire comme le propose Joseph Rézeau etc…) on s’aperçoit que la réalité de l’enseignement scolaire, contenue dans le cercle de l’institution, ne peut réellement donner de place aux technologies. D’ailleurs on peut analyser cela de la manière suivante. L’apparition de technologies intellectuelles nouvelles dans le champ de l’enseignement serait porteuse de changements pédagogiques a-t-on l’habitude d’entendre, en particulier dans la bouche des promoteurs de ces technologies (cf. rapport Fourgous, par exemple). Cette conception constamment répétée depuis plusieurs siècles n’est pourtant jamais vérifiée : « Faire de l’informatique à l’école ne modifie pas la question pédagogique et peut-être intégré dans toutes les tendances éducatives,.. (J. Houssaye, Ecole et vie active p.219). A la lecture de ce constat, certains ont essayé d’enrichir le triangle pédagogique pour y placer les nouveautés technologiques. Mais, comme l’écrit J Houssaye, on peut constater la limite du triangle pédagogique et créer des modèles dérivés, mais à chaque fois on revient sur le triangle fondamental et aussi au cercle institutionnel qui l’entoure. Cependant, la théorie de l’activité et en particulier le modèle d’Engeström insistent sur la notion de contexte tout en privilégiant une analyse en triangle, mais appliqué à l’activité à l’innovation, au changement et pas à la pédagogie.
Si d’un côté le contexte social interroge l’institution (comment celle-ci peut donner une place aux TIC ?) un autre aspect prend de plus en plus d’importance qui concerne chacun des sommets du triangle pédagogique : l’enseignant dans son usage des technologies modifie sa relation aux savoirs et aux élèves; l’élève fait de même dans son rapport aux savoirs et à l’enseignant; quant aux savoirs ils sont enrichis, modifiés, transformés. Pour le dire autrement, le cercle de l’institution ne protégeant plus chacune des composantes de l’acte pédagogique, on peut s’interroger sur l’avenir de l’institution aux frontières désormais poreuses d’une part, et d’autre part sur le modèle pédagogique qui émergerait alors. Les acteurs de la pédagogie seraient-ils en train de sortir du cercle institutionnel ? « Mais n’est-ce pas renoncer en quelque sorte à l’école que de vouloir la fonder sur la fonction d’adaptation à l’école ? (Dernière phrase du livre Ecole et Vie Active de Jean Houssaye, p.220)
La question du développement « d’une école à l’ère du numérique » est d’abord celle, fondamentale, de la finalité de l’école en regard du contexte social. Nul ne s’y trompe et les analyses récentes des fractures d’usage du numérique confirment le fait que la maîtrise des usages des technologies de l’information et de la communication est un facteur supplémentaire de réussite de l’intégration sociale. Les familles et les jeunes ont donc investi dans ces machines avec, entre autres, le secret espoir de rester en phase avec les attentes de la société. Le monde scolaire, quant à lui, n’a pas su, voulu, pu mettre à profit cette opportunité pour se reconfigurer. Seules des politiques en amont (équipement, formation, logiciels, maintenance) ont été développées. Or aujourd’hui force est de constater que le cercle institutionnel n’a pas bougé. Ces politiques en amont se sont arrêtées à ce cercle. Pendant ce temps, d’autres mouvements se sont développés en direction des usagers, directement, s’affranchissant des médiateurs habituels que sont l’institution scolaire et d’autres structures d’encadrement qui n’ont pu que constater les évolutions comportementales.
Dans la classe, les terminaux personnels numériques connectés s’invitent chaque jour un peu plus, en particulier dans les poches des élèves. Les enseignants sont devenus d’importants consommateurs de numérique à titre personnel. La multiplication des « projets tablettes » est le témoin que quelque chose change, mais comme on ne sait pas quoi et que le cercle institutionnel résiste, les pédagogies traditionnelles reprennent leur place. L’oeuvre de Jean Houssaye, dans ce domaine doit nous alerter. D’une part il nous montre que les technologies, par elles-mêmes, ne changent rien à la pédagogie. D’autre part il nous montre que toutes les pédagogies peuvent faire leur bonheur de ces technologies (on retrouve dans le livre de Ghislain Dominé d’ailleurs, de beaux exemples). En dissociant les deux pour l’analyse, le numérique et la pédagogie, on s’aperçoit que toute tentative de réconciliation ne peut se faire au sein du cercle de l’institution, mais bien dans l’éclatement de celle-ci. Le danger ce serait que cet éclatement se fasse en dehors de toute réflexion collective et surtout de toute prise de conscience individuelle. L’éducation (et pas uniquement l’enseignement) est à interroger. Au triangle « enseignant, élèves, savoir » encadré par l’institution pourrait de substituer le triangle « jeune, adulte, information », encadré par le marché (ou tout autre force de domination sociale).
Bruno Devauchelle