« C’est je crois une révolution culturelle qu’il faut à l’Ecole » : ainsi parle Luc Dall’Armellina, tout à la fois enseignant (en ESPE, à l’Université de Cergy-Pontoise), artiste (auteur de poésie numérique) et penseur (docteur en sciences de l’information et de la communication). Au moment où s’annonce un énième plan gouvernemental, il parait nécessaire de rappeler combien la question du numérique a cessé d’être seulement matérielle et technique : le défi n’est plus celui de la place du numérique à l’Ecole, mais bel et bien de la place de l’Ecole dans le numérique, autrement dit de sa capacité à reconsidérer et reconstruire, à l’aune des mutations en cours, ses finalités, ses méthodes, son fonctionnement. Cela suppose une prise de conscience, et peut-être un difficile travail de deuil : « Nous quittons à grande vitesse la culture de l’imprimé, qui a été celle du régime de l’auteur, des éditeurs, des prescripteurs, des savoirs disciplinaires ». Cela implique une lucidité, promesse d’un réveil : « le numérique a le potentiel de révolutionner toutes nos façons d’être au monde, de le modifier et de le penser » ; d’autres façons de lire, d’écrire ou de se relier aux autres sont actuellement en train de s’inventer ; incontestablement d’autres façons d’apprendre sont à explorer, d’urgence. C’est le sens du Manifeste « Ce pas qui nous élève », un appel au sursaut lancé par Luc Dall’Armellina et ses coauteurs : l’Education nationale l’entendra-t-elle ?
Votre texte se veut un « manifeste », terme fort aux connotations à la fois politiques et artistiques : pourquoi vous semble-t-il nécessaire aujourd’hui de lancer un tel appel ? à qui est-il destiné ?
Oui, le manifeste dans sa tradition artistique est un cri, une harangue, un appel à l’utopie active, incarnée, c’est là sa dimension politique qui nous engage tous. En ce sens, c’est un acte de résistance. C’est un acte de langage performatif, il produit l’événement qu’il désigne, un peu d’ailleurs comme le fait le texte d’un programme informatique !
Il nous est destiné, à nous tous, même si je pense qu’il s’adresse plus particulièrement à celles et ceux qui décident aujourd’hui de ce qu’il convient de faire ou pas en termes de pédagogie – à l’école (dans toutes sortes d’écoles) – car nous y formons aujourd’hui les citoyens des soixante années qui viennent.
Ce qui a motivé l’écriture de ce texte d’appel, c’est qu’avant ces 3 dernières années passées dans une ESPE (Ecole Supérieure du Professorat et de l’Education) comme formateur d’enseignants et chercheur (Arts) au laboratoire EMA, j’ai enseigné 12 années le design des hypermédias à l’Ecole Supérieure d’Arts et de Design de Grenoble-Valence.
L’école (comme l’université) me semblent anesthésiées par trente ans de plans successifs pour y faire entrer le numérique, comme s’il s’agissait d’une technique à assimiler (vision largement relayée par l’approche des TICEs). Si c’était le cas, nous le saurions.
Ce que mon expérience d’enseignant en école d’Arts m’a appris, c’est qu’en matière de numérique, c’est d’arts et manières de faire qu’il s’agit essentiellement. Il s’agit bien sûr de savoir (tout de même) un peu de choses sur le numérique, mais plus que tout, il importe de les expérimenter et de les partager avec d’autres. Ce qui rencontre bien la pédagogie des Ecoles Supérieures d’Art et de Design fait encore échec à l’Ecole et à l’Université, qui ne savent pas aborder ce domaine autrement que par les savoirs, importants certes, mais qui envisagés seuls restent stériles.
Tous les savoirs sont aujourd’hui disponibles en ligne. Un premier enjeu de la formation au numérique consiste à pouvoir y accéder, à repérer, authentifier, évaluer les plus pertinentes des ressources, et à les utiliser, à les faire fructifier, puis à les améliorer. Il faut aujourd’hui développer des compétences nouvelles pour s’adapter, pour anticiper même cette relation à l’information : identifier, relier, classer, questionner, coopérer, collaborer, expérimenter, créer, inventer. Ces compétences essentielles à la culture numérique contemporaine sont, il faut bien le dire, encore minorées à l’école comme à l’université, qui réalisent encore des évaluations individuelles de savoirs mais ne se préoccupent pas des capacités à collaborer et à inventer de chacun.e de leurs étudiant.e.s.
Ce qu’il faut souhaiter à l’école aujourd’hui, c’est qu’elle impose moins de directives par le haut et qu’elle sache repérer et valoriser ce qui s’expérimente avec succès dans les écoles par les équipes d’enseignants. C’est qu’elle modifie ses attendus, transforme ses méthodes d’évaluations, change radicalement son rapport aux savoirs et à l’expérimentation, individuelle et collective. C’est qu’elle valorise et fasse un enjeu central d’être un lieu d’échanges collectifs, de mutualisations, de collaborations. C’est je crois une révolution culturelle qu’il faut à l’école, à commencer parce qu’elle ne parvient pas à rendre heureux d’y aller 79% des enfants de 11, 13 et 15 ans. (1)
En quoi le numérique selon vous modifie-t-il non seulement nos « outils » et nos « usages », mais notre culture à part entière ?
Il me paraît intéressant d’aborder le numérique par une anthropologie des techniques (2) , moins centrée sur la seule technique – en voie de naturalisation – que par ses effets sur nous, car il est (au moins) :
– un dispositif généralisé de modélisation : Quoi que l’on fasse avec un ordinateur, le programme qu’on utilise (ou qu’on écrit), est un modèle plus ou moins précis d’un aspect de notre monde ou d’une représentation de nos actions sur lui. Nos régimes de croyances s’en voient transformés, car on ne croit plus tant ce qu’on a appris que ce qu’on a expérimenté .(3)
– un miroir cognitif qui révolutionne nos rapports à la mémoire, aux temps, aux connaissances, à l’expérimentation, aux savoirs, aux relations inter-humaines. L’ordinateur peut constituer un excellent répétiteur, ce qui permet à l’enseignant de se situer ailleurs, là où sa singularité et ses compétences restent sans concurrence.
– un supraconnecteur relationnel (comme il y a des supraconducteurs) qui nous permet de tisser des liens à travers les réseaux dit sociaux et de démultiplier nos capacités à réfléchir, élaborer, créer ensemble (comme cela se pratique dans les cultures internationales du logiciel libre ou des fab-lab).
– un milieu (ré)créatif pour l’écriture qui – devenue numérique – est aussi devenue méta-écriture : à la fois calculée (ce qu’on peut lire d’un site web par exemple) et calculante (la programmation qui en permet et en génère l’affichage). Il y a aujourd’hui une grande vitalité des arts numériques, de la littérature et de la poésie numérique, elles aussi fédérées en réseaux internationaux ‘4).
Avec ces quelques caractéristiques rapidement énoncées, on pressent combien le numérique a le potentiel de révolutionner toutes nos façons d’être au monde, de le modifier et de le penser. Pas un domaine d’activité ne lui échappe, pas un domaine non plus qui ne soit affecté par lui : arts, sciences, santé, industrie, finance, savoirs, recherche, design, culture, pédagogie, politique. Quand une technologie s’infiltre partout dans nos vies et change à ce point nos modalités relationnelles (entre nous et à travers nos réseaux), altère nos arts et manières de faire (en tous ces domaines cités), on peut je crois, dire qu’elle relève d’une anthropologie, qu’elle façonne notre culture d’un bout à l’autre, du technique jusqu’au sensible.
Qu’est-ce que selon vous le numérique est plus particulièrement en train de changer dans la lecture et l’écriture ?
Je crois que le numérique démultiplie la variété de nos lectures : en genres, en quantité, en qualité, car les textes sont infiniment plus accessibles qu’ils ne l’étaient sur papier. Une liseuse contient toute une bibliothèque alors qu’elle a le format d’un seul livre ! Ce qui nous pose d’ailleurs quantité de problèmes d’ergonomie, de lecture aussi (5).
En genre car je peux passer sur ma tablette d’une lecture de fil de nouvelles instantanées de Twitter à un article de quotidien en français, à un article scientifique en anglais, à un roman de ma bibliothèque, au blog d’un ami.
En quantité car celle des textes numériques accessibles aujourd’hui est tout simplement innombrable… En qualité car tous ces écrits n’ont ni la même temporalité d’énonciation, ni ne procèdent de la même économie attentionnelle. Les Tweets sont contraints à 140 caractères, et le plus souvent écrits dans l’urgence de la vitesse des flux. Les articles scientifiques ou les romans sont plutôt issus d’un temps long fait d’échanges, de maturation. Leurs lectures sont elles-mêmes très différenciées.
Il me semble important que la formation scolaire soit le temps de la découverte et de l’expérimentation de ces différents types de lectures et d’écritures, seul et en collectif. C’est devenu dans mon travail d’écritures et de performance, une question centrale : comment résister aux flux d’écritures qui nous submergent ? Et bien en écrivant par exemple ! Car c’est une façon de suspendre le temps, de voir, de trier, de penser, de flâner, de chercher, de bredouiller, de parler !
De nouveaux outils d’écriture sont apparus, comme FramaPad , (6) qui permet d’écrire un texte à plusieurs mains. C’est toujours un grand moment de le pratiquer en ateliers : l’intelligence collective cesse d’être un concept abstrait pour prendre une forme esthétique et politique. Le voisinage d’un « tchat » aux côtés du texte qu’on écrit collectivement, permet aux participants d’échanger sur ce qu’ils écrivent ensemble. En faisant cela, on expérimente non seulement l’écriture, mais aussi la façon dont chacun avance sa proposition parmi celle des autres, comment elle s’y insère, on se répartit aussi différentes tâches pour mener à bien l’écriture collective (relecture, orthographe, cohérence, etc.). Ecrire dans cet espace devient une expérience dans laquelle l’enjeu est que chaque singularité existe tout en formant un dessein commun.
Sans doute avec le numérique, l’image romantique de l’Auteur est-elle malmenée. Un nouvel auteur est né, pragmatique, guetteur, surfeur, connecteur, inventif, car les flux sont rapides et nombreux et il existe de nombreux dispositifs pour les capter. Un nouvel auteur qui a fait l’expérience raffermissante de métisser sa singularité à d’autres, et ce faisant, a mesuré combien l’intelligence non seulement se partage, mais combien elle augmente chacun de ceux qui la partagent.
Alain Giffard nous alerte sur les risques de ce qu’il appelle une « catastrophe cognitive » .(7) Selon lui, la pratique de la lecture numérique se développe aujourd’hui entre deux tensions inouïes : le « retrait des puissances publiques, et l’essor des industries de la lecture », tensions qui créeraient l’espace des « lectures industrielles » (8) . La lecture numérique peut se décrire à travers 7 activités : la navigation, le marquage, la copie, la prospection, l’annotation, la mémoire et la publication. Pratiquée sur les réseaux, dans et à travers des dispositifs de présentation (navigateurs) et d’orientation automatisés (moteurs de recherche), notre lecture devient « industrielle » parce que ce que nous lisons est aussi le produit de calculs, d’algorithmes, opérateurs d’une politique industrielle de capture de notre attention, de nos gestes, de nos mémoires, de nos annotations, de nos habitudes. Alain Giffard voit la lecture numérique comme poison ET comme contre poison (soit la double nature du pharmakon de Bernard Stiegler). Elle permet en effet, à la fois le partage collaboratif et l’élaboration d’un sens critique ET présente également un risque d’asservissement à l’industrie culturelle. Qui en effet, juge de la pertinence des réponses de Google à nos questions ? Le moteur de recherche nous en propose tant, selon ses propres critères, en consultant nos habitudes à notre insu, qu’elles nous conviennent de toute façon.
Ce lieu des « tensions inouïes » qu’évoque Alain Giffard est précisément l’endroit que l’école devrait urgemment investir : en rendant les élèves informés, critiques, créatifs, autonomes vis à vis de tout type d’information qu’il sont amenés à rencontrer (et à éditer) sur les réseaux, y compris à l’aide de leurs téléphones portables.
Une approche technologique (de type TICEs) ne peut pas répondre seule à ce problème, qui devrait faire l’objet d’une approche transversale, en humanités numériques : art + technologie + philosophie + histoire + lettres. L’école a besoin de se doter d’une politique exigeante et structurée d’éducation à l’image et aux médias, de la maternelle à l’université.
Ce lieu des « tensions inouïes » est encore celui de la citoyenneté, de l’éthique, du vivre ensemble, et ne peut rester vacant sans causer de graves dommages au pacte républicain. L’école même si elle doit je crois s’y engager, ne peut porter seule cette responsabilité qui doit être celle de tous les ministères, de toutes les institutions, et de tous les citoyens.
Quelles vous semblent devoir être les conséquences de ces mutations sur l’Ecole, son organisation (structurelle ou disciplinaire), les pratiques pédagogiques à mettre en œuvre ?
Les conséquences de ces mutations sont nombreuses et surtout radicales, profondes. Nous quittons à grande vitesse la culture de l’imprimé, qui a été celle du régime de l’auteur, des éditeurs, des prescripteurs, des savoirs disciplinaires. Le numérique a chamboulé les processus d’écritures en musique (home studio), en design (fab-lab), en littérature (plate-formes blogs) depuis vingt ans déjà, et on a vu l’avènement du lecteur (reader), puis de ce qu’on a appelé « l’amateur » ou le « pro-am ». C’est l’idée que sur le réseau, c’est une foule innombrable de spécialistes-amateurs qui posent les fondations d’une nouvelle culture. Ainsi, les rédacteurs de la wikipédia ou les développeurs des logiciels libres sont-ils souvent les meilleurs spécialistes des sujets qu’ils traitent, rendant – par leur engagement gratuit et volontaire – l’encyclopédie libre et ouverte ou le navigateur Firefox (par exemple) chaque jour plus fiable, précis, exigeant, ouvert. Un trait marquant je crois de ce glissement de la culture imprimée à celle numérique, c’est la fin de l’hégémonie des spécialités.
L’univers numérique se fonde sur nos langages : langue, nombre, code (9). C’est sur cette hybridation que repose la puissance de calcul et de modélisation des ordinateurs, d’internet. Chercher à comprendre les puissances de ce nouvel âge de l’écriture demande d’expérimenter et de s’interroger avec les outils de la linguistique, de la littérature, des mathématiques, de la sémiologie, des arts, de l’histoire, de la philosophie. C’est le champ naissant des humanités numériques. Le numérique, par ses fondations langagières, est peut-être avant tout une technologie du lien. Ce qu’il change le plus profondément, c’est les modalités de nos rapports les uns aux autres, et de plus en plus, indépendamment des distances.
Nous quittons peu à peu un monde structuré par des relations hiérarchiques, verticales, pour nous avancer – encore à tâtons – dans un autre, collaboratif, horizontal, à l’image du réseau réticulaire d’Internet. Il est inconcevable que la pédagogie, lieu de pratiques d’échanges et de transmission, n’en soit pas fondamentalement transformée, renouvelée(10) . François Taddei a écrit dix recommandations aux étudiants, enseignants, parents, aux établissements, aux ministères, aux recteurs, etc. dans son rapport 2009 pour l’OCDE (11) en matière de pédagogie et d’enseignement, de la maternelle à l’université. Il serait urgent qu’il soit entendu car ce qu’il propose porte exactement sur nos capacités d’adaptation à cette mutation contemporaine.
La bonne nouvelle, c’est que cette mutation a besoin – en même temps – de nos créativités, de nos sensibilités et de nos intelligences. La difficulté, c’est de dépasser la conception encore étroite qu’avait jusqu’ici développé l’école (comme institution) de sa mission et de ses méthodes. Il va lui falloir apprendre à donner toute sa place au sensible et à la créativité.
Le défi est plus complexe qu’il n’y paraît, car c’est en premier lieu les enseignants qu’il faudrait former autrement au numérique : par des pratiques collaboratives d’une part (en réseaux sociaux et en présence), par des pratiques d’écritures numériques d’autre part : langages (informatique), analyse des images (sémiologie), écritures créatives (littérature), création et gestion de plate-forme web (design éditorial).
Le CRI (12) dirigé par François Taddei a développé une pédagogie originale à travers la formation des enfants par la recherche, avec « Les Savanturiers » (13) . Un centre de recherche universitaire en biologie qui associe des enfants de classes maternelles à ses travaux et imagine avec eux des protocoles d’observation et de recherche : quelle belle idée ! Cette pédagogie est elle-même très « connectée » puisque les enfants dans les classes, utilisent les ressources d’Internet pour échanger, communiquer entre écoles partenaires et avec les chercheurs.
Je crois que l’école (et la formation d’enseignants) devrait s’inspirer de telles expériences, et accompagner les étudiants vers les enjeux de cette nouvelle ère : s’ouvrir aux pratiques des arts, avec des artistes, aux pratiques scientifiques, avec des scientifiques, aux pratiques d’écritures, avec des écrivains, en toute chose, devenir créatif, inventif, et pas seulement un être de savoirs. Les enseignants pourraient ainsi aisément dépasser la seule fonction de faire apprendre, pour devenir des accompagnateurs, des tuteurs, des expérimentateurs, des entraîneurs aux pratiques coopératives et collaboratives, ils pourraient devenir et inventer, eux aussi, leurs propres façons de faire, en toute autonomie.
L’institution école est je crois face à une mutation majeure, qui suppose pour la réussir, d’opérer une véritable révolution. Si elle ne le peut pas, cette dynamique de transformation se jouera ailleurs, dans d’autres lieux, d’autres réseaux. Reste à savoir si le pacte républicain que l’école porte depuis sa création y survivra.
Dans cette civilisation de l’écran qui succède à celle du livre, comment voyez-vous en particulier l’apprentissage de la littérature ?
La littérature elle aussi s’est vue déplacée, bousculée par les pratiques des réseaux numériques. J’ai eu la chance de participer ces 3 dernières années aux ateliers d’écritures créatives organisés par Patrick Souchon de la DAAC (direction de l’action artistique et culturelle) (14) de Versailles, ouverts aux enseignants de l’académie. Les ateliers y sont animés par des écrivains affiliés à la Maison des écrivains. On y retrouve un certain nombre d’auteurs des éditions Publie.net, particulièrement cette année où l’accent était mis sur l’écriture numérique avec Pierre Ménard, Anne Savelli, Joachim Séné, Cécile Portier.
Quelle expérience que d’entrer dans la pratique accompagnée d’une écriture personnelle ! En appui toujours sur des images, des peintures, des sculptures au musée du Louvre, ou des vidéos et installations au Grand Palais. Nous avons été à chaque fois comme piqués, en début de séance, par la lecture de fragments choisis par ces écrivains, parmi leurs auteurs favoris. Ecrire, chacun à notre façon, avec ou sans pause, d’un jet ou par petites phrases, sur papier ou sur ardoise. Puis lire nos textes à tour de rôle, encore frais, pas encore reprisés. L’émotion de ces lectures et ce qui circule entre nous à ce moment là est une expérience irremplaçable.
Entre les séances, nous avons peu à peu mis en ligne nos textes, avec nos images, entré des mots-clés, avec le sentiment qu’une petite communauté naissait, que nos habitudes du mercredi allaient nous devenir nécessaires. De cette expérience on peut voir et lire un site web (15), organisé par Joachim Séné et les autres écrivains. Un salon de lecture, avec tous nos textes-images reliés selon les thèmes des ateliers, avec aussi les « journaux » tenus durant l’année par les écrivains accompagnants. Cette édition sans éditeur témoigne pour moi du fait qu’une communauté sur le réseau se donne les outils et les pouvoirs dont elle a besoin. Elle peut le faire parce que le réseau et ses techniques sont libres et partageables.
La littérature appartient à ceux qui la font et à ceux qui l’aiment et la lisent, que ce soit en livre, sur tablettes ou sur le web. La passion de la littérature est affranchie des supports. La difficulté semble en ce moment venir du repositionnement difficile des éditeurs de livres imprimés : bien peu d’entre eux parviennent à se lancer avec succès dans l’aventure numérique avec une pensée neuve.
Je ne suis pas enseignant en littérature, je l’aborde en praticien, en auteur. J’imagine que si je l’étais, c’est ainsi que je voudrais travailler : en articulant des lectures choisies, des moments d’histoire, des rencontres avec des écrivains, des éditeurs, des bibliothécaires, et des ateliers d’écritures créatives, en classe, mais aussi dans la rue, au musée, au café, dans les trains, là où la vie se laisse attraper. Des écrivains comme François Bon (16) ou Pierre Ménard (17) ont donné de beaux outils aux enseignants comme aux auteurs qui animent des ateliers.
Votre manifeste, par sa fabrication même, met en œuvre les valeurs qu’il défend, notamment parce qu’il relève d’une écriture collaborative : pouvez-vous expliquer comment s’est opéré ce travail, quels enseignements vous tirez de cette expérience, en quoi elle est emblématique des nouvelles démarches que vous appelez de vos vœux ?
A l’origine de ce manifeste, il y a une frustration et un désir. La frustration de n’avoir pas comme je le souhaitais, creusé la question que je posais dans mon article « Pratiques d’écritures créatives en humanités numériques : Déplacements, transformations ou mutations ? » pour le livre collectif du laboratoire EMA (déjà cité) « Ecole et mutation – reconfigurations, résistances, émergences », paru en juin 2014 aux éditions De Boeck. Un article scientifique entre dans un jeu de contraintes qui ne me permettait pas de dire ce que je voulais, comme je le voulais sur le sujet.
Le désir, lui est né quelque part entre cette frustration, la dynamique des ateliers d’écritures créatives que j’ai suivis à la DAAC Versailles depuis 2011 et ma pratique d’écritures numériques en performances. J’ai donc commencé à écrire le manifeste, en parallèle de l’article, parce que seule cette forme me semblait possible. Une inscription à la craie, sur un mur de Paris 8 il y a dix ans, me revenait à l’esprit : « fais le pas qui t’élève ». Entre performance artistique, revendication sociale, utopie politique, le manifeste invite à suspendre le temps, à imaginer, à rêver.
En septembre 2013 j’ai rencontré Philippe Aigrain à la BNF, où je faisais une lecture de « flu » (18), durant « Chercher le texte » édition française de l’Electronic Literature Organization 2013 (19). Nous nous connaissions seulement à travers nos cercles Twitter sans nous être encore rencontrés. Il m’a beaucoup éclairé sur les rapports entre écriture numérique créative et philosophie du libre (20).
J’ai commencé à écrire ce texte-manifeste sur sa plate-forme co-ment.com. Il a été mon premier lecteur augmentateur, car je ne me sentais ni totalement en capacité ni totalement en droit d’écrire ce texte tout seul. Il me semblait qu’il ne pouvait exister que depuis un petit groupe, une communauté, même dispersée, mais plurielle, polyphonique. J’ai contacté quelques personnes dont je pensais qu’ils pouvaient d’une manière ou d’une autre, lire et augmenter mon texte de leurs annotations : commentaires, questions, suggestions ou propositions.
Tous n’ont pas utilisé la plate-forme d’annotation co-ment.com pour augmenter le manifeste. Certains l’ont fait par mail, d’autres par téléphone, d’autres en présence, mais peu importe, le texte s’étayait à plusieurs voix, par des questions, des oppositions, des remarques, des suggestions, des propositions. C’est grâce à cette dynamique que j’ai pu l’amener, après 26 discussions en ligne, à sa 81ème et actuelle version. Après l’introduction, le texte est divisé en 9 sections : écrire, penser, coopérer, expérimenter, résister, lire, apprendre, devenir, construire. Aujourd’hui, l’adresse web du texte sur la plate-forme co-ment est toujours active (21). J’en ai toutefois réalisé une mise en page au format .pdf, plus lisible sur écran ou tablette ou papier et dans une version bilingue français-anglais (22) .
C’est au milieu du gué environ, que j’ai consulté mes annotateurs sur le terme dans lequel ils se reconnaissaient le mieux pour qualifier leur participation. Après échanges, nous avons opté pour annotations-augmentations. J’aime beaucoup l’idée que dépasser la lecture, c’est annoter, et qu’annoter c’est écrire, c’est augmenter. Merci à eux.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Ce pas qui nous élève – pour des écritures numériques créatives, un manifeste, de Luc Dall’Armellina, annoté et augmenté par Philippe Aigrain, Jean-Michel Le Baut, Annie Abrahams, Emmanuel Guez, Antoine Moreau, Jacques Rodet, Julien Longhi, Pierre Fourny, Stephan Hyronde.
Le manifeste
Ce texte est né parallèlement à l’écriture du texte « Pratiques d’écritures créatives en humanités numériques : déplacements, transformations ou mutations ? » chapitre du livre « École et mutation : Processus, expériences, enjeux » Collection Perspectives en éducation et formation, éd. De Boeck 2014. Il a fait l’objet d’une conférence à l’ELO (electronic literature organization) à Milwaukee University (WI-E.U) en juin 2014.
Notes :
1 Enquête OCDE 2009 : http://www.oecd.org/fr/social/famille/44361091.pdf (graphique 2.19, p. 63)
2 André Leroi-Gourhan, “Le geste et la parole”, 2 vol., Paris, Albin Michel, 1964. Voir aussi : Bruno Latour, “Aramis ou l’amour des techniques”, Paris, La Découverte, 1992
3 Jean-Louis Weissberg, “Présences à distance – Pourquoi nous ne croyons plus dans la télévision ? “ L’Harmattan, Paris, 1999. Voir aussi : http://www.multitudes.net/author/Weissberg-Jean-Louis/
4 ELMCIP http://elmcip.net Electronic Literature as a Model of Creativity and Innovation in Practice (ELMCIP) is a collaborative research project funded by Humanities in the European Research Area (HERA) JRP for Creativity and Innovation. Voir aussi : Electronic Literature Organization. To facilitate and promote the writing, publishing, and reading of literature in electronic media : http://eliterature.org
5 Jean-Noel Lafargue, Des livres, des lecteurs, des lectures http://hyperbate.fr/dernier/?p=31255
6 Framapad : http://framapad.org
7 Alain Giffard : Lecture numérique, lectures industrielles : contrôle de l’attention et catastrophe cognitive – Théâtre National de La Colline – 17 mai 2008 – http://arsindustrialis.org/le-numérique-dans-léconomie-et-la-cognition-de-lattention-0
8 Ars Industrialis (glossaire : écriture industrielle) : http://arsindustrialis.org/lecture-industrielle
9 Clarisse Herrenschmidt, Les trois écritures : Langue, nombre, éd. Gallimard, coll. Bib. des Idées, 2007
10 C’est là le sujet d’un livre que nous avons écrit avec mes collègues du laboratoire EMA de l’Institut d’Education de l’Université de Cergy-Pontoise : Martine Meskel-Cresta, Jean-François Nordmann, Philippe Bongrand, Catherine Boré, Séverine Colinet, Marie-Laure Elalouf (dir.), “Ecole et mutation – reconfigurations, résistances, émergences », Editions De Boeck, Coll. Perspectives en éducation et formation – 2014 http://superieur.deboeck.com/titres/130957/ecole-et-mutation.html
11 Le rapport « Former des constructeurs de savoirs collaboratifs et créatifs : un défi majeur pour l’éducation du 21ème siècle » de François Taddei pour l’OCDE 2009 : http://cri-paris.org/wp-content/uploads/OCDE-francois-taddei-FR-fev2009.pdf
12 Centre de Recherche Interdisciplinaire (François Taddéi) : http://cri-paris.org
13 Les Savanturiers – CRI (Ange Ansour) : http://les-savanturiers.cri-paris.org
14 DAAC Versailles (formations proposées) : http://www.ac-versailles.fr/public/jcms/p1_35159/les-formations-proposees-par-la-daac#titre10
15 Voir : http://relire.net/louvre-ouvert/
16 François Bon, Tous les mots sont adultes, méthode pour l’atelier d’écriture – Fayard, 2000 – Édition revue et augmentée en 2005.
17 Pierre Ménard, Comment écrire au quotidien : 365 ateliers d’écriture, publie.net, 2010. Voir aussi : http://blog.librairiedialogues.fr/2011/01/25/4-questions-a-pierre-menard-auteur-de-l’ouvrage-«-comment-ecrire-au-quotidien-»/
18 Luc Dall’Armellina, “flu” performance : http://lucdall.free.fr/disposit/flu.html
19 ELO 2013 – http://chercherletexte.org/fr/performance/flu/
20 Philippe Aigrain, « Cause commune » : http://paigrain.debatpublic.net/?page_id=160
21 http://lucdall.free.fr/co_ment.html
22 Luc Dall’Armellina et al. “Ce pas qui nous élève / A step that takes us upward” http://lucdall.free.fr/publicat/manifeste.html