Ask.fm est un réseau social encore peu connu des adultes et dès lors très investi par les jeunes. Le principe en est simple : on y répond à des questions posées par des interlocuteurs anonymes (sauf s’ils choisissent de s’identifier) et portant souvent sur des sujets intimes (amitié, amour, sexualité…). Le succès rencontré par le réseau chez les ados confronte l’éducateur adulte à ses responsabilités. En la matière, deux attitudes dominent : l’indifférence, qui confine à l’aveuglement face à des pratiques numériques potentiellement dangereuses ; la diabolisation, qui produit d’inefficaces discours moralisateurs, descendants, répressifs. Ces deux attitudes conduisent dans la plupart des établissements à un « Couvrez ce sein que je ne saurais voir » : un filtrage par lequel le système se protège hypocritement. Ne serait-il pas plus pertinent de travailler à la protection des élèves eux-mêmes : de mener en classe une éducation active aux médias qui conduise par la pratique réflexive aux bons usages d’internet ? En voici deux exemples : un travail d’investigation sur Ask mené en lycée professionnel à Rumilly, un travail de création via Ask mené en 1ère L à Brest autour des « Liaisons dangereuses ».
Questions glanées sur divers comptes Ask.fm d’adolescents
« Quelle est la chose que tu refuses de partager? »
« Les personnes qui comptent le plus pour toi au collège ? »
« Quels sont tes projets pour demain ? »
« Je te dis des noms et tu me dis si tu les trouves beaux… »
« C’est qui t’as meilleure amie, Paloma ou Romane ? »
« Tu peux poster une photo de toi ? »
« Comment trouver le vrai amour? »
« Quand est-ce que tu vas arrêter de faire ton hypocrite avec Lucie qui te déteste ? »
« Quelle chanson te donne envie de danser ? »
« Es-tu hétéro, homo ou bi ?»
« Combien de fois par jour te regardes-tu dans le miroir? »
« Y a des meufs du lycée que tu trouves belles ? »
« Quel est l’objet le plus intéressant dans ta chambre ? »
…
Enquête sur un site qui interroge
En Haute-Savoie, à Rumilly, au Lycée professionnel Porte des Alpes, Anne-Nicole Cariot a réalisé une expérimentation dans deux classes : des Terminales Bac pro Charpente et menuiserie, des CAP 1ère année Canalisateurs. Les élèves sont invités à mener des investigations sur le site lui-même : ses origines (qui l’a créé ? d’où la société est-elle originaire ? où sont situés les serveurs ? quel droit s’applique alors en cas de litige ?), sa place sur le net (en quelle position est-il référencé par les différents moteurs de recherche ? pourquoi ?), les polémiques qui lui sont liées (quels problèmes pose-t-il ?). Les élèves enquêteurs apprennent ainsi que le site d’interrogatoires a été fondé le 16 juin 2010 en Lettonie. Pour pouvoir obtenir des informations sur le domaine et la localisation des serveurs, pour pouvoir ainsi connaître la législation applicable à l’utilisation des informations personnelles, ils se penchent sur le fonctionnement d’une adresse internet (URL) : ils découvrent que le TLD « .fm » est réservé à la Micronésie : des États fédérés dans les Iles Carolines, au sud-ouest de l’Océan Pacifique, garantissant une fiscalité avantageuse, un anonymat relatif et une législation limitée sur la protection de données…
Le réseau fait l’objet de nombreuses controverses, dont les élèves prennent conscience en explorant les pages en ligne qui lui sont consacrées : cyber-harcèlement, messages haineux anonymes, absence de système efficace de rapport de messages offensants, absence de tracement de leurs auteurs, absence de contrôle parental… Selon l’article qu’ils parcourent sur l’encyclopédie Wikipédia, aucun commentaire n’a jamais été supprimé du site, y compris les « menaces explicites », contrairement à ce que laisse supposer le prétendu système de modération… Des articles relaient de tragiques faits divers, notamment des suicides d’adolescents victimes de cyber-harcèlement, même si certains sont sans doute plus complexes qu’il n’y paraît : une adolescente de 14 ans, s’est donné la mort en Angleterre en août 2013, l’enquête de police a montré qu’elle s’était envoyée à elle-même les messages d’insultes. Les campagnes d’opinion menées contre le site sont aussi mises en lumière : des annonceurs et sponsors comme eBay ou McDonald’s ont retiré tout partenariat avec Ask.fm, le Premier Ministre britannique David Cameron a appelé au boycott des sites favorisant le cyber-harcèlement.
Sont encore analysées par les élèves les modalités de fonctionnement du site, particulièrement la phraséologie de la page expliquant les conditions d’utilisation : « Je voulais, explique l’enseignante, qu’ils prennent conscience de la place accordée aux « conditions et politiques » sur le site ainsi qu’au particularisme du langage employé, bien éloigné de celui utilisé chez Google. » Les élèves explorent aussi la façon dont Vikidia, l’encyclopédie participative des 8-13 ans, présente Ask.fm, un site officiellement interdit aux moins de 13 ans. Retient leur attention la phrase « Le but de ce jeu est d’avoir le plus de fans » : « Cette notion de « jeu » enlève tout caractère préventif à l’explication et dédramatise le sujet. Elle laisse à penser que l’on ne doit pas s’inquiéter de l’utilisation de ce site par un jeune public »…
Des Liaisons dangereuses sur Ask ?
Dans le Finistère, à Brest, au lycée de l’Iroise, les premières L ont mené une expérience d’utilisation créative du réseau dans le cadre de leur projet pédagogique « i-voix ». Il s’agit d’aborder de façon originale un objet d’étude au programme (« Le roman et ses personnages : visions de l’homme et du monde ») et une œuvre en cours d’étude (« Les Liaisons dangereuses », de Choderlos de Laclos). Pour faire vivre leur lecture personnelle de l’œuvre, les élèves sont invités à créer un compte Ask pour le personnage de leur choix et à l’y interviewer. Le travail articule étude littéraire et éducation aux médias, deux finalités de l’enseignement du français qui loin de s’opposer peuvent être poursuivies simultanément.
A travers cette interview Ask, les élèves ont été stimulées dans leur lecture d’un roman qui peut a priori leur apparaître long et complexe. Ils rendent compte bien entendu de leur connaissance de l’œuvre et de leurs réflexions sur le personnage choisi : sont ainsi attendus, et souvent donnés, des informations sur son identité exacte, des éclairages sur ses relations avec les autres personnages, des références à des épisodes précis du roman, des citations exactes et/ou transformées des lettres écrites par Laclos, surtout des éclairages sur la personnalité, les traits de caractères, les sentiments, les pensées, les valeurs … Les élèves ainsi incorporent, donc s’approprient, un point de vue sur le monde ou un projet de vie, ils explorent de l’intérieur une psychologie ou une idéologie, ils tissent en collaboration avec l’auteur le « texte du lecteur ». Le jeu de rôles favorise aussi le « plaisir du texte » : celui, romanesque, de l’identification ; celui, pédagogique, de l’écriture ; celui, numérique, de l’avatar. En témoigne l’humour souvent présent dans les réalisations des élèves qui goûtent particulièrement la dimension parodique de l’expérience.
A travers cette interview Ask, les élèves sont parallèlement conviés à une « pratique réflexive » d’internet. Il s’est avéré qu’une majorité de la classe connaissait le réseau et qu’une minorité y avait déjà un compte personnel. L’activité a permis de faire émerger les dérives potentielles, notamment l’exhibition de sa vie privée et le cyber-harcèlement. Elle a éclairé le fonctionnement du site en permettant à chacun de comprendre que tout ce qu’on y écrit est public et peut être lu par n’importe quel internaute, pas seulement par ceux qui y ont un compte. Elle a débouché sur une invitation à la prudence (en utilisant par exemple certaines précautions techniques qui permettent de ne pas recevoir des questions d’anonymes ou de bloquer un utilisateur indélicat) et à la réflexion (dans toute activité scolaire de publication en ligne, il s’agit de faire prendre conscience aux élèves que tout ce qu’ils publient a un destinataire, connu ou inconnu, et doit être pensé en tant que tel). Le site Ask peut devenir un terrible jeu de massacre ? c’est ce qu’éclaire à sa façon un élève, lucide : sous l’avatar Prévan, personnage du roman, il se venge de la marquise de Merteuil en publiant une « photo » d’elle « affreusement défigurée » par « sa petite vérole »…
De la culture du livre à la civilisation de l’écran, de l’épistolaire aux réseaux sociaux, de Laclos à Ask.fm, les « liaisons dangereuses » ne le sont sans doute pas davantage aujourd’hui qu’hier. Encore faut-il prendre conscience qu’elles peuvent l’être. Encore faut-il éclairer à la lumière de la littérature et/ou de la toile la complexité des relations humaines : amitié, désir, rivalité, séduction, manipulation, volonté de puissance… Encore faut-il donner aux élèves, potentiels Vicomte de Valmont ou Cécile Volanges du 21ème siècle, la capacité de comprendre ce qui se joue sur les réseaux sociaux et comment cela se joue.
On rappellera à ce sujet les passionnantes analyses sur Ask de la sociologue Joëlle Menrath qui démontre combien l’adolescent goûte de tels sites parce qu’il y mène expérimentation et construction de soi. « Dans cette version numérique du jeu « Action ou Vérité », matinée des standards de la télé réalité, de nouveaux marivaudages s’expérimentent, où l’intimité de chacun se dessine sous les yeux d’un public choisi. ». Dans ce « petit laboratoire moral », à l’écart des adultes, des normes se fabriquent par l’expérience des transgressions (« l’obscénité ne doit pas empêcher d’être respectueux »), l’intimité est une conquête (« c’est sous les regards de leurs pairs que les adolescents définissent, chemin faisant, ce qui ne les regarde pas ») et la honte se met au service de l’individuation (« sorte de rappel à l’ordre narcissique, qui préviendrait à la fois contre des fantasmes de toute-puissance et contre l’effondrement »).
En se glissant dans la peau des héros de Laclos via Ask.fm, les lycéens d’i-voix se délivrent et nous délivrent aussi une leçon. Tout ce que nous laissons sur la toile est une projection de nous-mêmes, en partie vraie et en partie imaginaire. Dans ce gigantesque espace d’autofiction qu’est le web, toute personne a désormais la possibilité de se métamorphoser en personnage. C’est dire si la mission de l’École en matière d’éducation aux médias est essentielle : il s’agit bien d’aider les adolescents à construire et fortifier une identité en devenir, de leur permettre d’explorer leurs virtualités, de leur donner la possibilité et le désir de s’inventer au mieux.
Jean-Michel Le Baut
Enquête d’élèves sur Ask.fm
http://www.ac-grenoble.fr/mission-tice/Delegation_academique_au_num[…]
Un personnage de Laclos, Cécile Volanges, sur Ask.fm
Un personnage de Laclos, Prévan, sur Ask.fm et sur le blog i-voix
http://www.i-voix.net/2014/06/interview-internet-les-liaisons-dang[…]
Les analyses de Joëlle Menrath
http://www.fftelecoms.org/articles/askfm-le-reseau-social-que-les-adul[…]
Fiches pratiques d’utilisation via NetPublic
http://www.netpublic.fr/2013/12/ask-fm-fiches-pratiques-pour-les-adolesc[…]
La revue Lire au collège
http://cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2014/06/03062014Article635[…]
Une fiche pédagogique sur le portail romand d’éducation aux médias
http://www.google.fr/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&so[…]
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