De quoi les sujets du baccalauréat sont-ils le miroir ? Des attentes des correcteurs quant aux compétences acquises par les candidats ? ou de la façon dont une discipline se regarde elle-même, cherche à se montrer aux autres, révèle ses ambitions et ses failles ? Les sujets de l’épreuve anticipée de français au bac 2014 sont de ce point de vue édifiants : qu’il s’agisse de portraits en séries technologiques, de regards de personnages en L ou de la poésie amoureuse en ES-S, les corpus proposés étaient très académiques, les problématiques soulevées, tout à fait classiques, les travaux demandés, souvent fort scolaires. Des sujets heureusement conformes ou tristement conformistes ? Un bac de français 2014 en apparence rassurant et/ou en réalité inquiétant ?
Séries technologiques : des personnages regardés
En séries technologiques, le corpus proposait de comparer quatre extraits de romans de Balzac (« Eugénie Grandet »), Hugo (« L’homme qui rit »), Cohen (« Mangeclous ») et Dugain (« La chambre des officiers »). Un ensemble à forte cohérence typologique et thématique, puisqu’il s’agit de quatre portraits de personnages ayant la laideur comme point commun. Le commentaire du texte de Cohen est très guidé : étudier « tout d’abord le portrait d’un personnage à la fois comique et repoussant », montrer « ensuite comment ce personnage hors norme prend une dimension mythique et légendaire ». Il n’est pas certain que la dissertation corresponde à d’authentiques expériences de lecteur : « À votre avis, la présence de personnages repoussants dans un roman nuit-elle ou contribue-t-elle à l’intérêt que l’on porte à sa lecture? » L’écriture d’invention, quelque peu dérangeante donc intéressante, convie les candidats à faire de l’intérieur d’un personnage l’expérience de la découverte de la laideur : imaginer la scène où le personnage-narrateur de Marc Dugain se découvre dans un miroir sa « gueule cassée ».
Série L : des personnages qui regardent
En L, les candidats ont aussi planché sur l’objet d’étude « Le personnage de roman, du 17ème siècle à nos jours ». Au programme, des textes pour la plupart canoniques de l’enseignement du français depuis quelques décennies : Fabrice emprisonné dans la citadelle de Parme (Stendhal, « Le Rouge et le Noir »), Emma à la fenêtre de son foyer et de sa mémoire (Flaubert, « Madame Bovary »), Gervaise en attente de Lantier dans sa chambre d’hôtel et en observation du « troupeau » de travailleurs parisiens (Zola, « L’Assommoir »), le narrateur à l’aube dans le train en quête d’un « petit pan » de ciel rose (Proust, « À l’ombre des jeunes filles en fleurs »). Le corpus est en lien direct avec la problématique posée par le programme : comment le romancier construit son personnage pour transmettre une vision du monde. Il frappe lui aussi par sa grande cohérence thématique : des personnages à la fenêtre. Le topos est d’ailleurs l’objet d’une question pertinente et claire : dans quelle mesure le regard que les personnages de ces textes portent sur le monde révèle-t-il leur état d’âme ? Question d’ailleurs si pertinente et claire qu’on est tenté de regretter qu’elle donne lieu à un travail noté seulement sur 4 points tant elle invite à des analyses sensibles et précises comme à des comparaisons éclairantes. Le commentaire porte sur le texte de Stendhal : un « standard » de « l’explication de texte » est choisi, au détriment du bel extrait de « La Recherche », sans doute plus original et plus intéressant à explorer, mais peut-être moins connu de nous, examinateurs… La dissertation pose une question qui ne se pose guère : « Attendez-vous essentiellement d´un roman qu’il vous plonge dans les pensées d’un personnage ? » Mais elle a le mérite d’être centrée sur le lecteur lui-même, donc sur le candidat, pour lui permettre d’envisager la diversité du genre romanesque, dans ses formes et dans ses enjeux.
L’écriture d’invention est ainsi formulée : « Posté à une fenêtre, vous observez un lieu de votre choix. En vous inspirant, par exemple, des procédés employés dans les textes du corpus, rédigez la description détaillée de ce paysage, de façon à ce qu’elle reflète vos états d’âme ». Forgé sur le topos du paysage miroir de soi, le sujet paraît a priori très intéressant dans la mesure où il invite le candidat à faire de la littérature non un simple objet scolaire, mais bien « le lieu et la formule » d’une confrontation sensible avec le monde. Puissent les lycéens, durant leur année de première et leur scolarité en général, avoir été préparés à cette belle aventure par une pratique régulière de l’écriture (re)créative ! Puissent les examinateurs valoriser autant qu’il se doit les compétences et appétences qu’ils manifesteront peut-être ici !
Séries ES-S: Victor Hugo, hélas ?
En série ES-S, c’est la poésie qui était « à l’honneur », sous une modalité qui oublie d’ailleurs quelque peu la problématique de l’objet d’étude telle qu’elle est formulée par le programme : « Écriture poétique et quête du sens ». Au menu, plus banalement : une invitation à aimer par Victor Hugo dans « Les Contemplations » (« Crépuscule »), des « vers à danser » de Louis Aragon (tirés du « Fou d’Elsa »), un discours poétique adressé par Claude Roy à « la mieux connue des inconnues » (extrait d’ « À la lisière du temps »). La question de synthèse apparaît très générale, très ouverte, sans doute trop vaste à l’usage : « Comment s’exprime le sentiment amoureux dans les trois textes du corpus ? » Le texte à commenter est, ici encore, le plus patrimonial et le moins singulier : celui de Victor Hugo (« hélas », aurait ajouté Gide). La dissertation, ici aussi, a le mérite de partir de l’expérience du lecteur, mais elle peut gêner certains candidats qui ne seraient pas habitués à des plans non dialectiques ou ne se sentiraient pas en phase avec les présupposés du sujet : « D’où provient selon vous l’émotion que l’on ressent à la lecture d’un texte poétique ? »
L’écriture d’invention est ainsi formulée : « Un article paru dans une revue littéraire reproche aux poètes de privilégier des thèmes sérieux et graves. Vous répondrez à cet article par une lettre destinée au courrier des lecteurs de cette revue. Votre réponse comportera des arguments qui s’appuieront sur les textes du corpus, sur ceux que vous avez étudiés en classe et sur vos lectures personnelles ». Le sujet paraît ici quelque peu artificiel et vain. La situation d’écriture est invraisemblable : quel candidat en 2014 a déjà lu une revue littéraire ? lequel serait ainsi susceptible d’écrire au « courrier des lecteurs » pour argumenter sur la poésie ? le ferions-nous nous-mêmes? Il n’y a guère ici de codes d’écriture dont le candidat pourrait manifester l’appropriation et/ou oser la transgression : il n’y a rien de littéraire dans la facture du texte attendu et l’épistolaire n’est pas au programme. Le sujet, purement argumentatif, est une dissertation déguisée : en témoignent les consignes qui l’accompagnent. Comme le corpus caresse lui-même dans le sens du poil les stéréotypes qui associent le genre (la poésie) à un registre (le lyrisme) et à un thème (l’amour), on peut craindre que le sujet ne soit pour les candidats une triste invitation aux clichés.
La consigne transmise aux candidats durant l’épreuve pour préserver son anonymat est d’ailleurs tristement emblématique : « N’écrivez pas votre nom au bas de la lettre que vous devez rédiger ». Autrement dit : soyez le plus impersonnel possible ? entrez dans le moule ?
Réaction d’une enseignante
« À la lecture des sujets, chaque enseignant réagit en fonctions de ce qu’il a pu mettre en place durant l’année dans ses classes pour soupirer, ou pas, de soulagement : faisable ? piégeant ? compréhensible ? Pas d’angoisse particulière donc cette année á la lecture des sujets des ES-S. Le lyrisme amoureux, Victor Hugo, la poésie, émotion et gravité : mes élèves devraient avoir de quoi faire, d’autant que c’est à peu de chose près très exactement les représentations qu’ils avaient de la poésie avant même de l’avoir abordée en tant qu’objet d’étude ! À quel registre l’associent-ils ? Au lyrisme. À quel poète ? À Victor Hugo. À quel thème ? L’amour. Donc « tout va bien » !…
Une fois cette première réaction passée, on lit de plus près, on interroge les sujets : un commentaire tiré des « Contemplations », œuvre phare du romantisme, mouvement privilégié par le programme de seconde : pourquoi ? N’aurait-il pas été plus judicieux et plus conforme à l’esprit du programme de première d’inviter les élèves à explorer le renouvellement de l’écriture poétique en commentant le texte de Claude Roy qui faisait aussi partie du corpus ? Une dissertation invitant à un plan thématique va-t-elle produire autre chose qu’un catalogue ou un plan fond / forme qui risque d’être sanctionné (et qu’est ce que j’aurais fait d’autre d’ailleurs à leur place ?) ? Quant au sujet d’invention, j’apprécie que le libellé soit assorti de précisions sur les attentes argumentatives. C’est selon moi un moyen efficace de rappeler aux élèves que ce type d’exercice d’écriture doit se nourrir des connaissances acquises durant l’année. Cependant les invite-t-il suffisamment à explorer leur créativité, leur inventivité, dans la mesure où la situation d’énonciation (factice) ne leur demande pas de quitter leur posture de lycéen ? Le chef de centre d’examen est d’ailleurs passé leur rappeler de ne surtout pas signer leur article … Donc finalement sentiment mitigé et bienveillance espérée ! »
Rien de nouveau sous le soleil ?
De quoi les sujets du baccalauréat sont-ils le miroir ? Assurément d’une difficulté persistante de notre discipline à repenser ses finalités, ses pratiques, son champ. Sans doute certains se réjouiront-ils que la littérature à l’Ecole soit à ce point scolaire. Mais s’agit-il de mettre en cases les gens et les genres (par des hiérarchisations, des classifications et des codifications surannées) ou bien de mettre les élèves en mouvement (par des pratiques émancipatrices de la lecture et de l’écriture) ? Pour reprendre la distinction de Barthes, faut-il privilégier les œuvres « lisibles », celles dont le sens est fermé par l’auteur (puis par l’enseignant, ajoutera-t-on) aux œuvres « scriptibles » (celles dont la signification, ouverte et plurielle, est à construire par le lecteur), et ce au risque de priver les élèves du « plaisir du texte » ? Faut-il maintenir tels quels des exercices (le « commentaire », la « dissertation ») qui ont subi « l’outrage des ans » et se retrouvent quelque peu exsangues, vidés sinon de leurs enjeux du moins de leur substance : de purs exercices de rhétorique scolaire, tant l’examinateur juge essentiellement la copie sur sa conformité avec des codes qui ont souvent perdu légitimité et vigueur ?
On le voit : les critiques ici formulées portent moins contre les sujets eux-mêmes que contre les modalités de l’épreuve, auxquelles ils se plient très bien. Faut-il avoir à ce point peur de « l’inconnue » qu’est aussi la littérature, autrement dit renoncer à aimer comme Claude Roy nous y invite dans un des textes proposés : « Les gens qu’on aime sont pareils à l’horizon / qui se dérobe quand on avance et qui recule quand on approche » ?
Bref, RAS, comme d’habitude. Rien de nouveau sous le soleil d’une refondation toujours espérée de la discipline.
Jean-Michel Le Baut
Le sujet L
Le sujet ES-S
Le sujet Séries technologiques