Voici une fine comédie qui, sous couvert de légèreté, abat bien des préjugés. Imaginez plutôt la comédienne Isabelle Huppert en épouse rêveuse d’un mari paisible et éleveur de bovins en Normandie. A partir de cette hypothèse fictionnelle improbable, le cinéaste Marc Fitoussi nous confronte à un couple, apparemment sans histoire, dans un moment charnière de son existence. L’exploitation agricole moderne tourne, les enfants devenus grands quittent le cocon familial et l’enlisement de la vie conjugale menace jusqu’au départ soudain de la femme fantasque pour Paris. Le réalisateur déploie alors tout son talent pour retourner comme un gant situations convenues, stéréotypes et images de cartes postales. Et il transforme « La ritournelle » en jeux de miroirs sur une réalité sociale en mutation, révélant l’intimité des sentiments au sein d’un couple en devenir et sa façon de vivre l’amour dans la durée.
Coup de folie en plein champ
Brigitte (Isabelle Huppert) a beau savoir donner un coup de main à son époux pour lustrer le poil d’une vache avant un concours ou pour aider une bête en train de vêler, le fonctionnement de l’entreprise agricole, l’entretien de la belle chaumière normande et le charme des verts pâturages du Pays de Caux ne suffisent plus à son bonheur. Une ritournelle (‘La vie est belle’ chantée par Sacha Distel) entendue dans un supermarché, le jeune beau et brun voisin l’attirant dans une fête arrosée…et sa décision est prise : prétextant la consultation d’un allergologue au sujet d’une plaque d’eczéma sur la poitrine, elle annonce sa décision de passer deux jours à Paris, sous le regard, étonné mais compréhensif, de Xavier (Jean-Pierre Darroussin), son mari. En quelques séquences, le récit évite déjà les pièges tendus sur sa route. Pas de chronique du monde rural mais une vision caustique sans méchanceté d’un entrepreneur bovin fier de sa réussite au point de présenter ses plus beaux spécimens à des concours et de s’y faire photographier en compagnie de sa femme aux côtés du « vainqueur ». Pas de vaudeville non plus, tant il paraît évident que Brigitte ne prémédite pas, à travers cette fugue à Paris, adultère et trahison. Elle semble plutôt emportée par « un coup de folie », une envie-sans doute non formulée-de se confronter à ses propres fantasmes, loin de la routine conjugale et rurale.
Les mystères de Paris
Sans dévoiler le détail des aventures de l’imprévisible normande à Paris, force est de noter la même constante fantasque. Le « beau brun » attentionné, retrouvé dans la capitale où il est vendeur de vêtements d’une marque américaine, se meut assez vite en garçon à fuir par tous les moyens ; le voisin de chambre à l’hôtel – dentiste danois en congrès, marié et père de famille- déborde, en revanche, d’imagination, de délicatesse et d’attention pour transformer les quelques heures de promenade parisienne en une rencontre pétillante et sentimentale. On redoute la romance à l’eau de rose. Pourtant le grand jeu de séduction (voyage dans la grande roue déclenchant vertige et maux de cœur chez l’intrépide, dîner luxueux agrémenté de numéros de cabaret…) nous entraîne dans le sillage romanesque d’une héroïne touchée par les émotions nouvelles révélées ainsi à elle-même. Nous comprenons même que l’étreinte nocturne a eu un effet bénéfique sur la fameuse plaque d’eczéma (au sujet de laquelle l’infidèle n’a jamais pris rendez-vous avec un médecin)… Bref, tandis que Brigitte renoue avec la joie de vivre, Xavier s’inquiète, monte à Paris, aperçoit de loin son épouse rieuse en compagnie du danois aux cheveux gris et croit avoir tout perdu. Là encore, la fiction bouscule les clichés. Fragilisé par cette découverte, le mari au regard triste entame une déambulation vagabonde jusqu’au musée d’Orsay où il s’attarde devant un tableau champêtre représentant une « bergère » (le surnom donné à sa femme depuis leur première rencontre). Et, pour la première fois, il rend visite au fils mal aimé qui a choisi d’apprendre le métier d’acrobate. Sous le petit chapiteau de répétition, le père s’assied et regarde sans ciller le numéro, aérien, plein de grâce, exécuté par son fils. Des applaudissements fusent, un sourire s’esquisse avec la promesse d’une autre visite. Et peut-être pour le premier un autre rapport à la paternité.
Maladie d’amour et Mer morte
Le décentrage de notre regard vers Xavier induit une bifurcation nouvelle : de l’aventure romanesque vécue par une femme éprise de fantaisie au séisme intérieur d’un « terrien » aux assises solides. En un mouvement empathique, la caméra accompagne le chemin de l’homme blessé partant à la reconquête de sa femme. Passant rapidement sur les étapes obligées d’une probable renaissance de la vie en commun, le réalisateur choisit de clore provisoirement cette séduisante comédie de l’amour conjugal par une séquence paradoxale centrée sur le voyage du couple en vacances à la Mer morte, un séjour initié par Xavier pour la plus grande joie de Brigitte. Après s’être mutuellement enduits de boue (connue pour son pouvoir de guérison des eczémas chroniques), ils plongent dans la Mer morte et, la tête hors de l’eau, ils demeurent ainsi longtemps, immobiles.
Isabelle Huppert (qui a déjà travaillé avec le cinéaste en 2010 pour « Copacabana ») souligne l’originalité, à ses yeux, de la démarche : « Marc Fitoussi s’intéresse à des personnages plutôt en creux, radiographiant à travers eux une réalité sociale sans pour autant appuyer cette esquisse […]. Mine de rien, dans la discrétion et les non-dits, « La ritournelle » questionne l’amour au quotidien, la conjugalité à l’épreuve du temps et dessine des voies poétiques pour échapper au renoncement. Ce n’est pas si courant.
Samra Bonvoisin
« La ritournelle », film de Marc Fitoussi-sortie en salles le 11 juin 2014