Avant les cerises, l’Education nationale vit la saison des manuels. Ils arrivent tout frais des imprimeries de la Vendée ou du Limousin. Ils se veulent tous plus enjôleurs les uns que les autres. Il y a quelques années, on les trouvait lestés de CD-Rom censés faire la différence avec le livre du voisin. Aujourd’hui, ils sont presque bruts, pas de disque ni promesses alléchantes. De l’écolo compatibilité. Des livres durables, en somme, moins légers que ne l’avait exigé une certaine Ségolène Royal, éphémère sous-ministre soucieuse des colonnes de vertébrales d’écoliers.
Lorsqu’on tape sur un moteur de recherche un libellé de leçon (« L’enjeu énergétique »), on a sur internet autant de liens que lorsqu’on tape « Restaurant à New York ». Les cours, les recettes des devoirs et les ficelles des examens sont tous là, à portée de clic. Au point que dans les mairies et Conseils généraux qui les paient, on se demande à quoi servent les manuels. Eternel débat.
Je jette mon dévolu sur le manuel de seconde. Mouliné au développement durable. L’expression fait figure de mantra. A toutes les sauces, à toutes les pages, le DD est là. Comme une scie qui va et vient. Les villes et le DD. Les agricultures et le DD. L’énergie et le DD. L’eau et le DD. Les littoraux et le DD. On rira dans quelques années de cette orgie de DD. Mais en attendant, il va falloir mettre dans le crâne des ados l’idéologie du DD. Il y a quinze ans de cela, les manuels est taggués de chorèmes, venus tout droit d’une Maison de la géographie décentralisée à Montpellier qui disparut au mitan des années 1990.
Un collègue japonais de passage feuillette le manuel. Parle-t-on du Japon dans notre vieux pays ? Bingo ! Quatre pages. Mais quatre pages sur… Fukushima. Et dans le genre géographie gore, ce n’est pas mal du tout. Je dois m’excuser auprès du collègue, il est furieux. Il fulmine et prépare une double-page vengeresse sur la vie politique en France dans les prochains manuels au Japon : ce sera le Front national aux élections européennes et des photos de DSK enchaîné à New York et Jean-François Copé entrant au palais de justice. J’ai beau expliquer que la « puissance » du Japon, troisième économie mondiale, est traitée joyeusement en terminale, rien n’y fait. Je n’ose pas lui montrer ce qui est écrit sur son « pays vieillissant » en tête du manuel… J’ai même caché le manuel pour ne pas lui laisser voir les migrants climatiques de Tuvalu ou les habitants du Nunavut mieux traités que les déplacés atomiques de Fukushima.
Cela dit, on apprend plein de choses dans un manuel, avant d’enseigner un programme. Sur Masdar (Emirats arabes unis) dont le beau projet de ville estampillée DD presqu’enterré, on a de jolies maquettes qui pourraient rejoindre les rêves des « starchitectes » (deux pages) de New York.
J’ai la chance de tester les études de cas avec mes étudiants candidats au Capes. Des étudiants solides, sérieux mais (hélas ?) historiens de formation. Le défi énergétique d’une puissance émergente comme l’Inde, cas passionnant à enseigner à de jeunes Français de 15 ans, juxtapose des photos de corvée de bois, de villes « by night », des circonvolutions sur les défaillances des systèmes de distribution électriques, un projet de reconversion d’une centrale thermique, une pincée d’éoliennes destinées à montrer la pollution visuelle et ses ravages dans les PED… Dans ce fatras que Gotlib aurait appelé rubrique-à-brac-géographic, les apprentis pataugent, ne savent pas où donner de la tête. Que faire des « potentiels énergétiques de l’Inde » ? Je comprends mieux pourquoi après les exposés, les apprentis font la queue à la machine à café et tirent sur leur tige comme des sapeurs.
Puisqu’on ne touchera pas à la forteresse des manuels à moins que les politiques, un jour, ceux qui paient, les collectivités territoriales fassent la grève du manuel. Tous sur Internet, les jeunes ! Laissez tomber ces valises pleines de sornettes qui demandent des droits de reproduction photographique aux mêmes agences que Direct Matin ou Direct Soir ! Allez sur la toile, à la rencontre des enseignants innovants qu’on a dégoté durant ces derniers week ends au Café pédagogique. Dans leur coin, ils inventent une nouvelle manière de transmettre. On se demande ce qu’ils font des manuels payés par les collectivités. Sans doute rien ou presque. Nos manuels certifiés DD résisteraient-ils à l’épreuve redoutable du boycottage ?
Gilles Fumey est professeur de géographie à l’université Paris-Sorbonne (ESPE et Master alimentation). Il publiera avec des collègues universitaires à l’automne 2014 l’Atlas global aux éditions Les Arènes.