Professeure de lettres-histoire au lycée des métiers Doriole de La Rochelle, Laurence Juin exploite depuis plusieurs années les intérêts pédagogiques du numérique, notamment sa capacité à impliquer l’élève dans la construction de ses savoirs en favorisant la collaboration et la mutualisation. Après avoir exploré en classe le désormais célèbre Twitter, elle s’est tournée vers Pinterest, un site qui conjugue réseau social et partage de photographies. Des activités diverses y sont conduites, avant, pendant ou après le cours. Elles permettent de mener une éducation aux bons usages d’internet, invitent les élèves à interagir au croisement de l’écrit et de l’image, construisent un espace de travail à la fois commun à la classe et ouvert sur le monde, aident à forger une culture et une mémoire partagées, un « musée imaginaire numérique ».
Vous avez longtemps exploré les intérêts pédagogiques de Twitter que vous semblez désormais délaisser pour Pinterest : pourquoi ce déplacement d’intérêt ?
Pour plusieurs raisons que je n’ai pas « programmées ». Les usages que nous faisons du numérique en classe évoluent et varient selon le groupe-classe : c’est l’outil qui s’adapte à nos besoins pédagogiques et non le contraire! Avec cette classe (bac pro gestion administration) que je suis pendant trois ans, j’avais besoin de renforcer la notion d’espace commun, de collaboration, de tutorat. Je souhaitais aussi renforcer l’analyse de l’image, la recherche documentaire et la production plus longue d’écrit : Pinterest répond à ces besoins plus que Twitter. J’avais aussi envie d’explorer d’autres outils avec l’impression d’avoir fait le tour de ce que Twitter peut offrir en pédagogie. Je fais rarement deux fois le même cours, j’avais aussi envie de varier les outils et les explorations pédagogiques ! Nous utilisons toujours tout de même Twitter pour des appels à contribution qui renvoient à Pinterest.
Pinterest mélange les concepts de réseau social et de partage de photographies : pouvez-vous expliquer comment il fonctionne ?
Muni d’une adresse mail valide et d’un mot de passe, je crée un compte Pinterest que je nomme comme je le souhaite. Apparait alors un espace vierge sur lequel je vais pouvoir créer des tableaux: sur chaque tableau je peux « épingler » des images ou des vidéos. J’épingle donc ce qui m’intéresse. Les images fixes ou animées proviennent soit de ma banque d’images, soit directement d’internet. Chaque tableau a un titre et chaque image une description. Je peux aussi commenter une description d’image.
Je peux aussi faire une recherche par mot clef sur Pinterest : je peux « ré-épingler » une image déjà épinglée sur un autre compte. Je peux aussi « aimer » une image épinglée. C’est en cela que Pinterest est aussi un réseau social : on peut diffuser, partager et commenter ses images et celles d’autres comptes. Les publications sont synchronisables avec les réseaux sociaux les plus populaires : Google +, Twitter et Facebook.
Nous l’utilisons de façon collective : un seul compte et un mot de passe pour la classe. Chaque élève produit et publie des images et du texte et s’identifie en notant ses initiales à la fin du texte.
Quels usages pédagogiques faites-vous concrètement de Pinterest ?
Nous utilisons Pinterest en classe sous différentes formes.
En amont de notre cours de français, histoire, géographie ou éducation civique, je crée un « tableau » d’images avec description. J’en avertis les élèves par un tweet ou par mail. Les élèves peuvent consulter la ressource en amont du cours pour le préparer. Lors du cours, nous utilisons ces ressources et nous pouvons l’augmenter, la modifier. Par exemple, lorsque nous allons voir un film dans le processus « Lycéens et cinéma », je publie en amont l’affiche du film, la bande-annonce. Lors du cours, nous travaillons sur les images du film, l’élève fait des hypothèses de lecture, les publie. Il ajoute des images, des interviews.
Lors d’un cours, je peux aussi donner une tâche à l’élève : recherche d’image et publication avec travail d’écriture dans la description. Les travaux d’élèves sont mis en commun et chacun bénéficie du travail de l’autre. Par exemple, en géographie, nous travaillons sur la mondialisation des pratiques alimentaires. Nous avons lancé via Twitter un appel à contribution proposant aux tweeteurs qui nous suivent de nous envoyer des photos de ce qu’ils mangent. Les élèves ont publié ces photos sur Pinterest et ont répondu à une question de géographie que je leur avais posé : l’élève analyse l’image, propose un texte, cite la source, publie. Cet exercice pourrait se faire dans le cahier : publié sur Pinterest, il ouvre la classe, valorise le travail de l’élève et permet à tous les élèves de profiter de l’exercice de l’autre. Et tous les élèves ne travaillent pas tous sur la même ressource !
Une autre utilisation est possible en aval du cours : nous pouvons publier des photos de manifestations auxquelles nous avons assistées. Par exemple, une élève a posté photos et vidéos prises lors d’une conférence d’une déportée juive dans le tableau que j’avais créé en amont du cours préparatoire à ce thème. J’ai détaillé plusieurs exemples d’usages sur mon blog.
Quels sont les différents intérêts que vous trouvez à cet outil ?
Ces tableaux ainsi créés construisent le « musée imaginaire » de la classe. Nous avons une trace visuelle et écrite de tous nos travaux de classe dans toutes les matières que je leur enseigne. Une mémoire de la classe se forme et se poursuit sur les trois années que nous passons ensemble. Ces ressources sont aussi supports de leurs révisions pour leur certification en fin de Première et leur bac l’année prochaine. L’élève n’oublie pas son cours, y revient avec intérêt puisqu’il a été un des acteurs-constructeurs et pas seulement un « spectateur-consommateur ».
Pinterest est simple d’usage : l’élève se l’approprie très vite. Il ne nécessite pas d’installation particulière sur les postes informatiques. Il est consultable n’importe où sur n’importe quel support. Il n’y a pas de publicité (pour le moment !) et il est gratuit.
C’est un outil qui favorise l’image : mes élèves sont de cette génération de l’image, ça leur parle ! Mais il favorise aussi l’écrit, oblige à travailler sur le mot-clef et permet de travailler sur la recherche sur Internet. Nous constatons trop souvent le « copié-collé » sans citation de source. Pinterest permet de renvoyer aussitôt à la source de la photo : il n’y a pas de pillage de ressources : c’est un lien vers le site sur lequel la photo est publiée.
Pinterest me permet de répondre aux objectifs que je me fixe avec mes élèves (au-delà d’un programme à finir !) : favoriser l’écrit, ouvrir la classe, valoriser l’élève et éduquer à Internet. Ce sont les mêmes objectifs que je me suis fixée lorsque j’ai commencé à utiliser Twitter. L’outil change, pas les objectifs pédagogiques.
Une de vos préoccupations majeures semble être de favoriser le travail collaboratif et l’esprit d’équipe chez vos élèves : pourquoi ce souci particulier ?
J’ai des classes qui sont souvent hétérogènes: de par le niveau de chaque élève, de par la motivation, de par les capacités et savoirs de chacun. Favoriser le travail collaboratif, c’est rompre l’isolement. Dans une classe de 30, l’élève le plus faible peut être oublié, peut se faire oublier. Beaucoup d’élèves ont vécu ça au collège. Cet isolement est catastrophique scolairement et humainement. Travailler en collaboration permet de créer des tutorats, permet aussi de révéler des compétences: ensemble nous construisons le cours et chacun y apporte sa pierre. Plus je les implique, plus ils s’approprient le cours. Il y a changement de la posture de l’élève et celle aussi de l’enseignant.
Ces élèves sont aussi en formation professionnelle: sur leurs trois années de bac pro, ils sont souvent en stage en entreprise. Cette immersion les plonge dans le travail d’équipe, dans l’obligation de communiquer, de collaborer. L’Ecole se doit de les préparer à cette posture que je qualifie plus de citoyenne qu’uniquement professionnelle !
Cela fait plusieurs années que vous innovez en articulant numérique et pédagogie : la créativité vous semble-t-elle être une qualité professionnelle à développer chez les enseignants ?
Mon blog se nomme « Ma onzième année et les suivantes » pour le nombre de mes années d’enseignement (15 cette année!). J’ai été étiquetée d’ « innovante » depuis que j’ai initié Twitter comme possible outil pédagogique. Depuis 15 ans, j’essaie de faire mon métier au mieux. J’ai découvert un jour que le numérique pouvait m’aider dans cette voie mais ce sont mes élèves de lycée professionnel qui me poussent sans cesse à innover. Ils ont besoin qu’on leur montre que l’Ecole peut encore leur apporter quelque chose: un présent pour construire l’avenir. Ces élèves-là sont parmi les plus exigeants contrairement à l’image qu’on leur colle. Ils nous obligent à nous remettre sans cesse en cause, nous obligent à innover, à créer pour qu’ils réussissent. Innover pédagogiquement n’est pas avec eux une qualité mais une obligation !
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le Musée imaginaire de la classe de 1ère Bac pro Gestion Administration du Lycée Doriole :
https://www.pinterest.com/gadoriole/
Sur le blog de Laurence Juin :
http://maonziemeannee.wordpress.com/2014/03/11/utiliser-pinterest-en-classe-trois-exemples-dusage/