Non, les filles ne réussissent pas à l’Ecole parce qu’elles sont soumises … Partout elles dépassent scolairement les garçons. Là où c’est le plus visible, c’est en lycée professionnel (L.P.). Cette relative réussite alimente des stéréotypes de genre que Séverine Depoilly s’ingénie à détruire. Ainsi, les filles réussiraient mieux à l’Ecole parce que plus soumises à l’autorité des enseignants. Alors que l’échec scolaire des garçons aurait à voir avec leur attitude de défi envers le système éducatif. Tout serait donc joué à la naissance. Selon son sexe, le destin scolaire s’inscrirait dans des schémas implacables. C’est cette analyse que l’ouvrage de Séverine Depoilly, maitre de conférences en sociologie, Espe de Paris, membre du laboratoire Circeft-Escol, Université Paris 8, démonte.
Professeure de lycée professionnel, sociologue et ethnologue, Séverine Depoilly a longuement enquêté dans un autre lycée professionnel que le sien. Elle a observé de nombreux cours, rencontré enseignants et élèves. Ces derniers n’ont pas hésité pas à tester les réactions et le positionnement de ce singulier adulte… Grace à cela, l’ouvrage de S Depoilly nous emmène directement en classe. On est là à observer les interactions entre l’enseignant, les filles et les garçons. On voit aussi ce que le professeur ne voit pas mais que la position de l’auteur permet de découvrir : les discussions entre les élèves, les provocations, le maniement du téléphone, l’incroyable capacité de ces jeunes à faire du multitâche en cours de maths…
Si l’écart de réussite scolaire entre filles et garçons est un des problèmes les plus urgents des systèmes éducatifs des pays développés, l’ouvrage de S Depoilly va permettre de dépasser les apparences pour apporter des réponses plus adaptées aux différences apparentes entre les genres.
Le grand apport de S Depoilly c’est de dépasser les lectures genrées des comportements des élèves pour apporter un nouveau filtre, social. Elle relève que les garçons des beaux quartiers inscrits en CPGE se comportent de façon aussi soumise à l’ordre scolaire que les filles de L.P. Il lui apparait clairement que c’est aussi la position dans les rapports de classe qui explique les attitudes des élèves. C’est la promotion sociale par l’Ecole qui explique l’attitude sociable des filles alors que la désouvrierisation explique celui des garçons. Ainsi filles et garçons ne peuvent se réduire aux stéréotypes de genre. Ils retrouvent dans ce livre toute leur dimension sociologique complétée par les relevés ethnologiques de S Depoilly. L’auteur s’en explique avec nous.
Durant trois années vous avez observé de très près les comportements des filles et des garçons d’un lycée professionnel en vous posant la question des effets de genre. Qu’est-ce qui vous a amené à choisir ce sujet ?
Mes questionnements trouvent leur origine dans mon expérience professionnelle d’enseignante de Lettres-Histoire dans différents lycées professionnels de la proche banlieue parisienne accueillant des élèves très majoritairement issus des milieux populaires. J’étais interpellée par le fait d’avoir face à moi des filles et des garçons qui, bien qu’ayant connu des parcours scolaires antérieurs le plus souvent chaotiques, voire douloureux, semblaient connaître des expériences scolaires en LP distinctes. C’était effectivement majoritairement avec les garçons que les personnels semblaient rencontrer le plus de difficultés tant du point de vue de leurs comportements souvent désignés comme « perturbateurs » ou « agités » que de leur implication dans les apprentissages.
Dans votre livre, on se retrouve souvent dans la classe avec des descriptions précises des comportements des filles et des garçons. Vous montrez par exemple la capacité étonnante des filles à négocier et à communiquer avec les adultes. Comment cela se remarque t il par exemple ?
Les situations que j’ai pu observer laissent penser en effet que les filles sont plus en mesure de jouer le jeu des règles scolaires. Dans les temps de travail en classe par exemple, elles déploient, bien plus souvent que les garçons, des pratiques de coopération entre elles et avec l’enseignant, elles acceptent les conseils de ce dernier de même qu’elles acceptent bien plus fréquemment de reconnaître et de revenir sur leurs erreurs. De la même manière, lorsqu’on les observe dans les espaces de la vie scolaire ou dans les espaces interstitiels de l’école, elles adoptent des postures corporelles et langagières qui sont davantage en phase avec les attentes de l’ordre scolaire. Cela n’a cependant selon moi pas grand chose à voir, j’y reviendrai, avec de la « soumission » ou de la « docilité ».
Les garçons sont davantage dans l’affrontement ?
Tout comme il me semble essentiel de ne pas homogénéiser nos lectures des « comportements » des filles, on ne peut lire les comportements des garçons en seuls termes d’ « affrontement » sans risque d’essentialiser notre réflexion, essentialisation qui nous conduirait finalement à attribuer des « caractères », des propriétés aux garçons, comme aux filles, « caractères » qui expliqueraient mécaniquement les différences entre filles et garçons.
Si les garçons peuvent en effet affronter ou défier les adultes de l’école pour sauver la face ou, en tout cas, ne pas la perdre, ils mettent aussi en œuvre une variété de manières d’être et de faire en fonction des enjeux des situations et des contextes auxquels ils ont à faire face. Tout comme je l’ai fait pour les filles, j’ai tenté de décrire le plus finement possible les différents usages que les garçons font d’eux-mêmes, usages de leur corps, de leur voix, des espaces et du temps scolaires mais aussi de leurs pairs. On observe ainsi dans les classes que les garçons ne sont pas dans le seul rejet des activités scolaires, ils peuvent au contraire tenter de s’y inscrire mais sous des modalités le plus souvent peu adaptées aux attentes de l’école. Par exemple, lorsqu’il s’agit de corriger un exercice ou de répondre aux questions d’un enseignant dans le cadre de ce que l’on appelle les cours dialogués, les garçons attendent rarement l’autorisation avant de prendre la parole, ils hurlent les réponses plus qu’ils ne les proposent, ils peuvent s’insulter mutuellement si la réponse est fausse ou s’ils ne sont pas parvenus à donner la bonne réponse les premiers. L’ensemble de ces pratiques très imprégnées des règles qui régissent l’entre soi masculin populaire s’accommodent difficilement du travail de l’enseignant.
J’ajouterai qu’on perçoit de fait très clairement, dans les espaces classe comme dans les espaces hors la classe, que les manières d’être et de faire observées chez les élèves, filles et garçons, sont très imprégnées des normes et des valeurs qui ont cours dans l’ordre de la sociabilité juvénile populaire, or, les logiques qui gouvernent les entre-soi masculin et féminin s’accommodent distinctement des règles de l’ordre scolaire.
Vous avez aussi observé les espaces interstitiels. En quoi sont-ils éclairants ?
Les espaces interstitiels permettent d’appréhender les élèves en dehors des situations d’apprentissage. L’école et le quotidien scolaire ne se limitent pas à la présence des élèves en classe. Plus précisément, l’analyse de ces espaces interstitiels permet d’interroger le rapport des élèves aux règles qui régissent l’institution scolaire de manière générale (les règles d’entrée et de sortie de l’établissement, les règles de circulation mais aussi les règles régissant les usages des corps, des voix, du langage des élèves), elle permet aussi d’analyser le rapport de ces derniers à des agents scolaires autres que les enseignants, en l’occurrence, leur rapport aux personnels de vie scolaire et elle permet enfin de les observer entre eux, de se saisir, même d’un regard extérieur et nécessairement éloigné, de leurs pratiques au sein de groupes de pairs rarement mixtes. Par exemple, dans la cour de récréation, les couloirs, les toilettes, les filles se regroupent entre elles, rarement à plus de trois ou quatre ; à l’inverse les garçons occupent la cour de récréation de manière bien plus visible, ils se regroupent en nombre, crient, se bousculent, ….
Un point important de l’ouvrage c’est l’analyse des transgressions et des sanctions des filles et des garçons. Quelles différences observez vous ?
Ma réflexion sur les transgressions prend sens au regard de ce que j’ai pu observer dans les espaces de la classe et hors la classe. L’analyse des transgressions dont font état les rapports d’incident rédigés par les agents scolaires associée à l’analyse des temps d’interaction au cours desquels les filles et les garçons ont à rendre compte de leurs actes de transgression face, le plus souvent, au CPE et à leurs parents permet de montrer deux choses. La première, peu surprenante, est que les filles sont bien moins fréquemment que les garçons désignées, « étiquetées » comme « transgressives » des règles de l’ordre scolaire. Pour autant, si elles le sont moins, cela ne signifie pas qu’elles ne le sont pas du tout.
La seconde apporte des explications à la première. En effet, l’analyse précise des temps d’interaction au cours desquels filles et garçons doivent s’expliquer de leur transgression devant des adultes permettent de montrer que les premières, parce qu’elles rompent rarement le dialogue, le lien avec les adultes de l’école, peuvent inscrire l’interaction dans un processus de dédramatisation de leur acte de transgression. A l’inverse, les postures de déni, de repli sur soi ou, à l’inverse de défi, de provocations ostentatoires des adultes font davantage prendre aux garçons le risque de la rupture du lien avec les agents scolaires. Les manières d’être et de faire observées chez ces derniers montrent qu’ils font basculer l’interaction dans l’ordre des règles et des normes qui gouvernent la sociabilité juvénile masculine populaire. Les emportements langagiers et corporels en sont une des manifestations les plus évidentes. Ainsi, si les postures des unes peuvent permettre la dédramatisation de l’acte transgressif et éviter l’étiquetage définitif de « déviante », celles des autres, des garçons, leur font bien plus souvent prendre le risque d’entrer dans un processus de dramatisation de l’acte transgressif qui aboutit à l’étiquetage de l’élève comme irrémédiablement « inadapté » aux règles de l’ordre scolaire.
Tout cela pourrait amener à une lecture classique des comportements des unes et des autres en se basant sur le seul critère de genre. Votre thèse c’est d’inclure une dimension sociale dans cette analyse. Pour vous le comportement des filles n’est pas que soumission par exemple ?
Les manières d’être et de faire des filles dans l’école ne peuvent se satisfaire d’une lecture en termes de soumission ou de docilité. Mon observation des différents espaces scolaires montre qu’elles jouent le jeu scolaire et qu’elles jouent avec les règles du jeu scolaire. Mes analyses invitent davantage à penser les manières d’être et de faire des filles comme la mise en œuvre de « ruses », de « faux-semblants », de « résistances dans l’accommodation », expression que j’emprunte au sociologue Jean Anyon, et qui illustre particulièrement bien le fait que les filles ne sont pas toujours plus « sérieuses » ou même davantage inscrites que les garçons dans les apprentissages. Dans le quotidien de la classe, elles sont aussi très impliquées dans la sphère juvénile, elles peuvent de fait parasiter le cours mais il apparaît surtout qu’elles parviennent à circuler de leur sphère juvénile aux exigences de la sphère scolaire de manière à ne pas heurter, empêcher ou mettre en danger le travail de l’enseignant. On peut par exemple dans les classes observer des filles très impliquées dans des discussions discrètes entre elles ou par le biais d’échanges de SMS mais dès que l’enseignant s’approche, ces dernières cachent les objets « illicites » et s’arment d’un stylo, posent une question ….
Comment lier le comportement de ces garçons à leur place dans la société ?
Il est difficile de ne pas faire de lien entre ces attitudes des garçons et le caractère particulièrement disqualifié des filières d’enseignement professionnel dans lesquelles ils sont inscrits et je fais l’hypothèse que la disqualification sociale et symbolique qui a affecté la figure ouvrière traditionnelle – disqualification qui fait évidemment écho au mouvement de déclassement subi par l’enseignement professionnel – a massivement frappé les garçons issus des milieux populaires urbains ségrégués et déshérités. Ainsi sont-ils les premiers à avoir fait les frais de ce mouvement de déstructuration « par le bas » (précarité, chômage, disparition des collectifs) – comme le désigne Gérard Mauger – du monde et de la culture ouvrière traditionnelle.
Est ce à dire que le comportement des garçons, dans un autre contexte peut être celui de la soumission au système scolaire ?
Pour moi, il n’est pas question de soumission des garçons au système scolaire (pas plus qu’il n’est question de soumission des filles), on peut cependant faire l’hypothèse qu’en d’autres contextes économiques et sociogéographiques plus favorables que celui, en l’occurrence, des banlieues parisiennes paupérisées et ségréguées, les garçons peuvent trouver dans les filières professionnelles traditionnelles l’occasion de s’inscrire positivement dans une scolarité davantage choisie et qui ne s’associe pas nécessairement à un sentiment d’échec et de relégation.
Vous avez étés vous même Professeure de Lycée Professionnel. En quoi cette étude peut aider un PLP à faire face aux défis du métier ?
J’espère qu’elle pourra à tout le moins fournir quelques pistes de réflexion, de compréhension et d’analyse aux enseignants, aux personnels de vie scolaire – et pas seulement aux PLP – sur ce qui se joue de différent pour les filles et les garçons, souvent dits en difficulté scolaire, lorsqu’ils sont dans l’école et les classes. Il me semble que disposer de ces outils d’analyse permet de mettre à distance et donc de mieux comprendre des situations professionnelles souvent vécues comme particulièrement difficiles par les personnels quand ils ont à y faire face.
Propos recueillis par François Jarraud
Séverine Depoilly, Filles et garçons au lycée pro. Rapport à l’école et rapport de genre. Presses universitaires de Rennes, ISBN 978-2-7535-2949-6