« Le français, c’est pas que des dictées ! » Patricia Bonnard, professeure de lettres au collège Leprince-Ringuet de Genas, en administre remarquablement la preuve : sur son blog d’enseignante et sur le site de ses élèves, elle fait vivre diverses expériences pédagogiques, stimulantes et enrichissantes, de lecture-écriture-publication. Par exemple à travers un projet interdisciplinaire actuellement mené en 4ème autour de la condition de l’enfant au 19ème siècle : « Le labeur et la peine ». Les tablettes numériques en particulier y sont utilisées pour ouvrir le collège sur la cité, favoriser l’écriture (nomade et enrichie), travailler l’oral en ressuscitant Gavroche ou Cosette … Patricia Bonnard nous livre ici idées et conseils, susceptibles d’associer davantage à l’Ecole le travail et le plaisir.
Vous menez un vaste projet intitulé « Le labeur et la peine » en 4ème autour de l’enfance au 19ème siècle : pouvez-nous le présenter ?
L’objectif du projet est de faire découvrir la condition de l’enfant au 19° siècle. Pour ce faire, les démarches sont diverses : collaboration avec un écrivain, Catherine Cuenca, auteur du Mystère de la Tête d’Or – Le trésor de l’Isle, mettant en scène trois enfants de Lyon en 1807 dans l’univers des soyeux lyonnais pour lire et écrire sur le sujet, lecture d’autres romans jeunesse autour du sujet, visites des lieux du roman et d’endroits significatifs du Lyon du 19ème siècle, ainsi que déplacements aux Archives Municipales pour un travail de recherche historique, et enfin restitution de ces diverses expériences par le biais du blog du projet, créé pour l’occasion.
Ayant soumis notre projet (avec d’autres) au Conseil Général du Rhône, nous avons eu la chance de retenir leur attention et d’être dotés de 30 iPads mini, arrivés en décembre 2013, que nous avons pu utiliser lors de notre deuxième sortie à Lyon (en ville et aux Archives) afin de prendre des notes qui leur ont permis de rédiger des articles autour des thématiques abordées (articles publiés sur le blog). C’est également grâce aux tablettes que nous pouvons mener l’expérience d’écriture de nouvelles, puisque je peux faire écrire les élèves dans ma classe comme au CDI. L’objectif final est la publication d’un recueil de nouvelles, idéalement en iBook, afin de proposer de l’interaction : entendre les sons, comme celui du bistanclaque enregistré lors d’une des sorties, etc… Mais nous proposerons également une version Flipbook et un PDF à télécharger.
Dans ce cadre, vous avez mené avec les tablettes une activité particulièrement originale consistant à donner la parole à des figures d’enfants : comment s’est déroulée cette activité ?
Ma première intention était de travailler sur le roman de V. Hugo, Les Misérables, au programme de 4ème, mais en intégrant cette lecture à notre projet, afin de permettre aux élèves d’avoir « de la matière » lorsqu’il s’agirait d’écrire leur propre histoire d’enfant au 19ème siècle. J’ai donc sélectionné divers passages mettant en scène divers enfants, depuis les illustres, comme Cosette ou Gavroche, jusqu’aux petits travailleurs moins connus, comme Petit-Gervais. Les textes, tous différents, ont été distribués aux élèves qui ont eu pour consigne de les lire afin d’en de construire une carte mentale (ils en avaient déjà fait sur les différents chapitres du roman de C. Cuenca). Cette carte mentale doit permettre de dégager les principales informations sur l’enfant : état-civil, famille, description physique et vestimentaire, traits de caractère, condition sociale.
Les élèves avaient ensuite pour consigne de rédiger, à partir des informations obtenues, un texte de présentation de l’enfant, texte qu’ils devaient rédiger à la première personne afin que ce soit l’enfant lui même qui se présente. Je me suis amusée à utiliser Morfo pour leur donner la consigne et leur montrer concrètement ce à quoi ils devaient aboutir. Ils ont alors choisi parmi les photos d’époque que je leur proposais celle de « leur » enfant puis se sont enregistrés sur les tablettes. Nous avons finalement visionné en classe toutes les vidéos obtenues et avons procédé à une évaluation : quelles étaient les plus réussies, pourquoi, etc.
Cela fait plusieurs mois que vous utilisez des tablettes en cours de français : comment cela se passe-t-il matériellement ? à part l’application Morfo, quels autres usages en avez-vous eus ?
Matériellement, c’est aussi lourd que léger ! Lourd car, malgré nos demandes, notre collège ne dispose toujours pas de borne WiFi, ce qui est pour le moins gênant pour travailler avec des tablettes ultra portables ! La « valise » qui les contient, ainsi que la borne WiFi intégrée, est très lourde et peu maniable, l’ensemble reste donc au CDI. Ce qui implique que soit nous nous rendons au CDI (s’il est disponible), soit nous travaillons en classe, sur un nombre limité d’applications forcément, et charge à l’enseignant de faire toutes les sauvegardes en WiFi après ! Mais c’est également très agréable de pouvoir disposer en sortie de tablettes de petite taille qui peuvent photographier, filmer, enregistrer et prendre des notes qui seront ensuite retravaillées en classe. Outre Morfo, nous avons principalement utilisé Pages (pour l’écriture), Notability (pour la prise de notes complète en sortie) complété par Tripjournal, Dropbox. J’ai avec une autre classe utilisé iBook pour mettre en forme leurs contes et Tellagami pour les faire lire sur leurs dessins des passages de leur conte.
Quel bilan tirez-vous de cette expérience tablettes ?
Un bilan très positif bien sûr, et pour plusieurs raisons. D’abord parce que c’est un outil qui plaît d’emblée aux élèves (quand il ne les fait pas rêver…), qui est très facile d’utilisation et qui simplifie bon nombre de procédures (même s’il en complique d’autres…). Ensuite parce que c’est, pour l’enseignante que je suis, un outil formidablement motivant car il vous ouvre des possibles, notamment sur le travail collaboratif en classe (je pense à WeMap, WeKWL, WeSketch par exemple). Enfin ne nous cachons pas que c’est un outil extrêmement attractif pour les élèves car nouveau et donc tout beau !
Les difficultés rencontrées sont plutôt des difficultés matérielles. J’ai évoqué le problème des bornes WiFi, je peux ajouter le fait que 30 tablettes, c’est une classe, et que nous en avons 25 au collège, ce qui implique donc de réserver les tablettes, comme nous réservons la salle informatique : il ne s’agit pas d’outils disponibles tout le temps, mais d’outils que nous devons prévoir d’utiliser. Contrairement aux ordinateurs, le paramétrage des iPads est différent : certes nous utilisons l’Internet du collège, avec ses verrouillages, néanmoins les élèves peuvent aller librement dans toutes les applis de la tablette et, surtout, accéder à des documents qui ne sont pas seulement les leurs (puisqu’ils n’ouvrent pas une session personnelle), au risque qu’ils les modifient ou les détruisent.
Parmi les conseils que je donnerai à des collègues, c’est justement de maîtriser cette gestion des tablettes : les nôtres sont numérotées et j’attribue à chaque utilisation un responsable de la tablette (même si c’est un travail de groupe). Il est prudent de commencer par des travaux de groupe, qui permettent l’entraide des élèves et l’appropriation commune des outils. En même temps, travailler avec des tablettes implique d’accepter de lâcher prise et d’accepter que les élèves en sachent parfois plus que vous (ou l’apprennent plus vite) et les considérer comme des auxiliaires précieux ! C’est aussi accepter l’éparpillement : oui, ils vont ouvrir plein d’applis pour les tester et ne pas rester sur celle qu’on leur a demandé d’ouvrir (d’où l’intérêt de savoir qui a quoi)… mais en même temps, ils vont s’apercevoir que gérer son temps, ça s’apprend, et que plus on est concentré, mieux ça marche ! C’est aussi transgresser les règles : il m’est arrivé d’utiliser le partage de connexion de mon portable (et d’accepter que les élèves qui le pouvaient en fassent autant) pour récupérer du WiFi en classe, par exemple… Bref, travailler avec des tablettes, c’est accepter de voir se modifier les rapports au sein de la classe. La preuve : j’ai même bouleversé la disposition de ma salle !
Vous animez par ailleurs un site de prof de lettres « Le français, c’est pas que des dictées » : que diffusez-vous sur ce site ? comment incitez-vous vos élèves à s’approprier l’outil ? en quoi modifie-t-il ou enrichit-il selon vous la relation pédagogique ?
L’idée était de proposer quelque chose qui me ressemble, c’est-à-dire professionnel mais pas que… Je suis blogueuse depuis bientôt dix ans : j’ai commencé par un blog qui mêlait cuisine et littérature, puis j’ai ouvert un blog sur la littérature jeunesse, et j’ai enfin tenté plusieurs fois de tenir des blogs de classe, sans grand succès : je ne parvenais pas les alimenter correctement et, il faut bien le dire, le contenu n’était pas très intéressant… J’ai donc décidé l’an passé de fusionner l’espace élève-prof et d’utiliser ce site comme un lieu où j’expose aussi bien mes expériences d’enseignante (à destination des collègues) que leurs résultats (à destination des élèves et de leurs parents) ; j’en profite pour proposer des élargissements sur certaines choses que nous avons pu voir en cours et je demande aux élèves de contribuer eux mêmes grâce aux commentaires qu’ils postent sur leurs lectures par exemple, lectures que je leur ai, sinon imposées, du moins fortement conseillées…
En ce qui concerne l’incitation à s’approprier l’outil, elle est plus ou moins téléguidée, dirais-je : je récompense d’une note, facultative et sur cinq points, tout commentaire construit et correctement rédigé d’une lecture, et je fais de même pour ceux qui m’envoient leurs travaux. C’est une manière de reconnaître leur investissement et… de valider quelques compétences B2I !
Ce que cela modifie, c’est leur regard, sur eux et sur moi : ils peuvent voir « l’envers du décor », trouver des informations complémentaires à ce qui s’est dit en classe, découvrir ce qui se fait dans d’autres classes, mais également y trouver une forme de reconnaissance : « c’est mon travail que le prof montre », travail qu’ils peuvent diffuser auprès de leur famille ou de leurs amis. Ils ne sont plus uniquement ces notes qui s’affichent sur leurs copies et je ne suis plus seulement cette ligne de commentaire sur un bulletin.
J’ai choisi d’installer ce site sous l’ENT des collèges du Rhône, « laclasse.com », afin d’offrir un environnement sécurisant pour les élèves et leurs parents : j’anonyme les noms de ceux qui publient, je peux leur répondre via la messagerie interne, les espaces de chacun sont respectés. La prochaine étape ? Je réfléchis à un onglet « Capsules », qui puisse proposer de courtes vidéos sur des notions vues en classe et à l’utilisation de Socrative pour « tester » ponctuellement les élèves sur des notions…
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le blog du projet « Le labeur et la peine »
Ecritures d’élèves autour des traboules
Quand les héros des Misérables se mettent à parler
Le blog de l’enseignante
L’ENT « laclasse.com »