Qu’est-ce que savoir ? Quels impensés cette notion porte-t-elle dans son usage scolaire et comment l’expliciter ? Ces questions étaient au centre des 7èmes Rencontres Nationales du GFEN (Groupe Français d’Éducation nouvelle), organisées en partenariat avec l’OZP, la FESPI et le Café Pédagogique, les 5 – 6 avril 2014, à l’IUT de St Denis, sous le titre « Réussir, du collège au lycée : Quelle approche des savoirs ? ». Avec un questionnement central : qu’attend-on du savoir scolaire, côté élève et côté enseignant, parle-t-on de la même chose, sait-on même bien de quoi l’on parle en chaque cas et comment s’assure-t-on que l’on s’est bien compris ? En 14 ateliers et 4 conférences plénières, les participants ont eu l’occasion d’éprouver les impensés de la démarche d’enseignement, afin de mieux cerner les « allant de soi » qui sclérosent, à l’insu des acteurs, la transmission des contenus scolaires.
De l’aide extérieure à la capacité intérieure
Les précédentes rencontres, rappelle Jacques Bernardin, président du GFEN, lors de la conférence introductive, se sont intéressées à la question de l’aide à l’école primaire. Morcelée, externalisée du temps de classe voire de l’école, potentiellement plus aliénante que structurante, l’aide individualisée érigée en principal recours contre l’échec, en venait à faire oublier l’essentiel : comment faire que les élèves puissent s’en passer ? Les Rencontres 2014 entendaient porter sur la question du rapport au savoir, principalement dans le secondaire : qu’implique-t-il et comment en favoriser l’accès de manière valable pour tous les élèves, conformément au défi « Tous capables » devenu un principe institutionnel ? La question de l’hétérogénéité des niveaux, la difficulté à mettre les élèves au travail, à retenir leur attention, à obtenir leur concentration, à les détacher de leurs outils de communication portatifs, ne plaide-t-elle pas pour un renoncement ? Pris en tenaille entre la difficulté de faire entrer les élèves dans la démarche scolaire et l’impératif de produire des résultats conformes aux évaluations attendues, les enseignants seraient tentés de « faire » le programme, au risque de le faire tout seuls, aggravant les inégalités liées aux présupposés culturels qu’un petit nombre seulement partagent. C’est au contraire à faire vivre les savoirs, à « réchauffer les sédimentations cristallisées » qu’il faut s’employer, affirme J. Bernardin citant Yves Clot. Peut-être en clarifiant ce qui est en jeu et en explicitant ce qui est attendu, plutôt qu’en abandonnant, par excès de rigorisme ou surcroît de bienveillance, ce difficile travail de médiation.
Tous capables, mais comment ?
Une série d’ateliers examinait dans son ensemble le rapport aux apprentissages : gagner l’entrée en activité, mettre en question les questions, lever les résistances en écriture, autrement dit interroger des modes d’activité dont l’évidence supposée verrouille d’emblée l’accès aux savoirs. Comment et sur quoi se mobilise-t-on pour apprendre, à quelles conditions l’interrogation ouvre-t-elle au questionnement plutôt que d’inciter aux devinettes, en quoi l’écrit – jusque dans le geste de prendre son crayon – implique-t-il un changement de monde ? Dans un atelier consacré à la question de Comprendre la logique des élèves face aux apprentissages, J. Bernardin soulevait l’obstacle d’une opinion bien ancrée concernant l’incapacité définitive de certains élèves. La théorie innéiste des « dons » (dispositions naturelles innées) d’une part, et celle, plus récente, du « handicap socioculturel », qui voit dans les déterminismes sociaux un facteur inéluctable d’échec ou de réussite, de l’autre, grèvent lourdement le postulat de l’éducabilité des tous les élèves. On ne cherche pas comment dépasser une situation qui semble inscrite dans l’ordre des choses. Or, la recherche indique, à l’inverse, que la plasticité du cerveau humain peut déjouer tous les déterminismes naturels ou sociaux ; les travaux d’ESCOL sur les inégalités sociales de réussite scolaire et la manière dont elles se construisent, établissent par microsociologie les variations qui échappent aux statistiques : cas atypiques, caractéristiques très différentes du rapport des élèves à la scolarité, types d’adaptation cognitifs exigés par les apprentissages scolaires. L’étude attentive des cas particuliers réfute le fatalisme de la reproduction dans l’échec. Elle montre qu’en termes de relation au savoir, tout se joue à l’école, et selon une temporalité particulière. Poser la question des mobiles qui font apprendre et des moyens adéquats pour y parvenir n’a donc rien d’accessoire.
Faire vivre les contenus
Du point de vue des contenus, les ateliers proposaient d’interroger la nature et la fonction du savoir à travers des situations empruntées à divers champs disciplinaires. Débats historiques entre mathématiciens sur l’existence des nombres négatifs, et construction du concept même de nombre, dimension conflictuelle du concept de République en France au 19ème siècle, pour les acteurs comme pour les historiens, travail de passerelles entre disciplines « Sur les murs de la ville » en technologie, avaient été choisis à titre d’exemple pour faire vivre cette interrogation. Enfin, une réflexion sur la place à faire aux parents dans l’orientation, pour éviter que celle-ci ne soit vécue comme une sanction négative, analysait l’expérimentation en cours, prévue pour 3 ans dans des établissements de 12 académies.
Parle-t-on ensemble des mêmes choses ?
La question des pratiques langagières et de la conceptualisation a donné lieu à une autre série d’ateliers : Quand ils manquent de vocabulaire … s’interrogeait sur la manière de rendre accessible un texte dont certains mots ne sont pas connus des élèves. Peut-on en retrancher certains (et lesquels) sans dénaturer la teneur conceptuel du texte ? La compréhension orale en classe de langue étrangère revenait sur une exigence de CECRL : mettre l’accent de manière prioritaire sur la compétence communicative dans les classes de langues étrangères. Un travail sur les stratégies de compréhension des élèves, quelle que soit la langue étudiée, peut-il permettre de réfléchir à cette activité et de l’articuler avec les autres de manière distincte et efficace ? Pour construire la classe en collectif d’apprenants, par Erwan Le Jeune et Sylviane Maillet (Secteur Écriture du GFEN) : examinait comment le collectif peut changer la relation aux savoirs, les rapports humains et l’image de soi au sein du groupe.
Labyrinthe du langage et des manières d’en user
Dans l’atelier Langages populaires, langage scolaire : conflits, surdité, malentendus, le groupe philosophie du GFEN proposait une belle expérience de la situation de traduction. Pour Nicole Grataloup, Cécile Victori et Thérèse Moro, il s’agissait de saisir que des usages de la langue impropres mais pas absurdes, peuvent être de la part des élèves l’expression de pensées qui ne trouvent pas à s’inscrire adéquatement dans le vocabulaire dont ils disposent. Comment opérer le déplacement qui permet non pas de rectifier simplement le propos, mais de favoriser la juste expression d’une pensée originale dans les normes d’un discours partagé ? Peut-être faut-il se rendre attentif au cadre de référence spontané de l’élève, comme le traducteur se penche sur l’univers linguistique du texte d’origine. Mais est-ce prétendre qu’il y a une « langue » des élèves distincte de celle de l’enseignant ? Ou observer qu’il use « autrement » d’une langue commune ? Et comment l’entendre, c’est-à-dire s’éloigner de la correction exigée, pour aller chercher l’élève dans l’ambiguïté foisonnante d’un usage mal policé ? La réécriture d’un texte simple, en tenant compte des difficultés de traduction exprimées par un locuteur de langue étrangère, permettait de saisir une différence entre univers de pensée, en même temps que la possibilité de la surmonter. Comment traduire l’imparfait en langue arabe qui n’a qu’un seul temps pour le passé, sinon en s’efforçant de penser ce rapport global au passé ? Quant à la comparaison de trois traductions d’un extrait de la République de Platon par trois auteurs de trois époques différentes, elle montrait l’évolution des règles de traduction, la part d’interprétation, l’adaptation contextuelle poussée à ses limites (chez A. Badiou). Quelle traduction vraiment serait « fidèle » ? Et devrait-elle être fidèle à un auteur, à une pensée, à une Idée ? « S’il n’y avait qu’une seule langue, nous serions plus assurés de l’essence des choses… », remarque avec humour H. Arendt, dans un texte proposé à la réflexion des participants.
Des interactions inaperçues qui relèguent
C’est dans la banalité des situations du quotidien, expliquait Jean-Yves Rochex, professeur en sciences de l’éducation, dans son propos sur Processus de différenciation et inégalités scolaires, que se jouent progressivement les écarts entre les parcours des élèves. Tout se trame dans des situations d’apprentissage vécues par des élèves inégalement armés et préparées par des enseignants inégalement conscients des mécanismes qui opèrent. Là où les inégalités s’exacerbent, dans les ZEP, et en particulier pour les garçons, qui subissent davantage la différenciation négative, les différences d’interaction conduisent à mettre progressivement certains élèves à l’écart des tâches intellectuelles au profit de tâches plus simples d’exécution. Ainsi les séquences canoniques d’apprentissage par « découverte » en élémentaire s’appuient sur le présupposé d’une évidence implicite des enjeux d’apprentissage, dont l’élucidation et l’articulation sont laissées aux élèves. Or de tels enjeux, dont à la fois l’explicitation par l’enseignant et la compréhension par l’élève posent des difficultés, sont parmi les plus déterminants dans la réussite de l’apprentissage.
Le leurre des « fausses » réussites
Plus le contexte scolaire est difficile, plus l’atomisation des tâches est fréquente, pour favoriser « quand même » des moments de réussite. Aux élèves moins performants, on confie les tâches de bas niveau cognitif (ex. : trouver le nom du personnage dans le texte) tandis que les autres vont être chargés de construire des relations d’inférence complexes ; ou l’enseignant, par souci d’aider l’élève plus faible, prend à sa charge la difficulté par souci de faire avancer le travail. Or les modalités d’évaluation du primaire ne permettent pas de repérer les « fausses » réussites, et l’évaluation nationale du Brevet des Collèges peut révéler brutalement les écarts, encore creusés par des parcours sans redoublement ni orientation précoce – non que ce soient des solutions, précise J.Y Rochex, mais leur disparition contribue davantage à dissimuler les disparités de carrière, plus qu’il ne contribue à les atténuer. La prise en charge de ce problème par l’Éducation prioritaire a été amorcée sous le Ministère Peillon, conclut-il, il faut espérer que ce progrès soit poursuivi. A défaut, on risque de voir proliférer un autre tendance : externaliser l’aide scolaire vers des acteurs moins qualifiés que les enseignants, dans le secteur public (collectivités locales) ou privé (marchand ou associatif).
Pour une bonne part des professionnels présents aux Rencontres, en effet, la perspective d’un abandon du projet de refondation de l’école initié par Vincent Peillon représenterait un grave risque de dispersion des moyens de lutte contre l’échec scolaire, à l’extérieur de l’école, entre acteurs publics et privés, mais surtout de manière très inégalitaire et au risque d’un accroissement de l’injustice sociale. L’attente est donc très forte à l’égard du nouveau Ministre, quant à son positionnement sur ce dossier.
Jeanne-Claire Fumet
Présentation des rencontres sur le site du GFEN
http://www.gfen.asso.fr/fr/7renc_st_denis_2014
FESPI – Fédération des Établissements scolaires Publics Innovants
OZP – Observatoire des Zones Prioritaires
Sur le site du Café
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