Elizabeth Bautier observe que « ce qui fait différence entre les enfants, c’est leur manière d’être aux objets du monde, au langage qui ne se prend pas tout seul », elle rappelle combien « ces enfants pour lesquels la confrontation, la mise en situation ne suffit pas, sont les enfants qui ont besoin d’être accompagnés. » Pour opérer cette « transformation du rapport au monde c’est certainement le langage qui peut le mieux aider les élèves. » Il convient de « permettre à tous les enfants de profiter des situations de l’école. » et la maternelle a une place déterminante en cela. Pour justifier cette approche et la nécessité de s’attaquer à ce sujet Elisabeth Bautier justifie du fait qu’elle voit « des élèves au collège, au lycée, à l’Université même, qui sont passés à côté des apprentissages tout au long de leur scolarité. Sans avoir compris que les apprentissages sont transformateurs et émancipateurs. »
Olivier Burger prend le relais sur l’importance du devenir élève à l’école maternelle : « ce n’est pas forcément acquérir un savoir du programme. C’est bien s’acculturer au mode scolaire d’apprentissage, ce qui renvoie à transformer ce rapport aux objets et aux choses. Sans cette transformation, nous constatons que l’élève ne tire pas profit de l’école, ni maternelle, ni après. Donc très clairement l’école maternelle est l’endroit privilégié où il faut apprendre aux élèves à changer de regard sur le monde, d’autant que pour certains ils ne pourront construire ce mode de regard qu’à l’école. » Il essaie ensuite de préciser à quoi renvoie ce changement de regard : « être élève c’est apprendre ensemble des choses qui n’existent pas ailleurs qu’à l’école, évaluées par un adulte. Le préceptorat n’est pas de mise. Devenir élève c’est adopter ce mode d’apprentissage. Accepter que le monde puise devenir un objet de savoir et de connaissances et non plus un objet de sensations ou d’actions, c’est ce que nous appelons le changement de regard sur le monde. » Olivier Burger situe là « le déplacement de l’enfant vers l’élève caractérisé par ce changement de regard. »
Olivier Burger observe « le mode d’inscription dans la tâche de l’élève comme un un indicateur du positionnement par rapport à l’objet d’enseignement. Si on regarde le travail de l’enseignant pour arriver à ce que l’enfant devienne l’élève attendu, son action consiste à du réajustement. »Mais « ce n’est pas un travail rapide, c’est un travail sur le long terme. » Aussi Olivier Burger réfute l’idée qui a pu traverser nos décideurs d’avoir une école maternelle plus courte : « ce serait une mauvaise idée, le temps de l’école maternelle est précieux pour les élèves qui ont le plus besoin d’acquérir ce changement de regard. »
Olivier Burger présente ensuite un autre aspect qu’il travaille: « tout ce qui compte sur le fait de « ressaisir » »: il évoque les situations où l’enseignant demande d’effectuer un rappel : « vous vous souvenez ce qui a été fait la dernière fois ? » Olivier Burger questionne cette interrogation : « Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce qui doit être resaissi ? » « Construire ce « ressaisir » avec les élèves, c’est complexe : c’est apprendre à utiliser ce qu’on sait déjà de la situation, des objets de la situation, pour comprendre, s’interroger et construire un savoir. » Soit apprendre à utiliser ce qui est utile dans la situation (focaliser) et ce qui appartient au registre adapté de la situation scolaire (déparasiter). Mais aussi comprendre que les situations scolaires visent à faire construire un apprentissage scolaire et enfin comprendre que dans la situation scolaire, il faut être acteur de la construction de son propre savoir. L’élève construit ainsi sa conscience propre de son projet d’apprentissage : « j’ai un projet d’apprentissage donc je sais qu’il y a quelque-chose à apprendre, donc je me mobilise dans la tâche et je saisis ce qu’il y a à saisir pour ensuite apprendre.
Tout cela s’apprend dans le temps et dans la durée. Olivier Burger développe : « Qu’est-ce qui est ressaisi? Quel mode et façon de le montrer ? » Encore une fois, « c’est le langage qui permet d’exprimer la ressaisie et c’est parce qu’il faut l’exprimer que l’élève construit cette compétence. » L’élève peut « comprendre que les activités s’articulent entre elles et qu’on construit ainsi quelque chose qui participe à la construction du monde comme objet de connaissances.
« Ce qu’on fait ce matin n’est pas au programme, ça ne fait partie d’aucun champ d’apprentissage ordinaire, aucune discipline, c’est peut être pour ça qu’il faut insister, c’est peut être pour ça qu’autant d’élèves sont mis en difficulté, parce que ce n’est pas assez un objet d’attention. C’est peu connu. ». Il lui paraît nécessaire d’insister sur cette question : il ne s’agit pas de transformer en « matière » en « programme », mais d’y porter attention. Elle note l’importance des dimensions sociales du langage sans que cela ne soit très présent dans les classes (cela ne fait pas partie de la formation) : or « tous les élèves ne font pas la même chose avec le langage, certains parlent de leur vécu quand d’autres interrogent leur vécu. Toutes les mises en mots, les verbalisations ne se valent pas pour apprendre. C’est la langue qui construit la pensée et non qui l’exprime. » L’urgence est pour elle de tout de suite construire des ressources que certains enfants ne peuvent trouver qu’à l’école. « Les élèves parlent facilement des choses, ils expriment leur rapport affectif au monde et c’est une mise en difficulté des enseignants : ne pas leur couper la parole mais leur faire comprendre que cette émotion là ce n’est pas ça qu’on cherche à l’école quand on parle par exemple du poisson rouge. On se situe là dans la tension entre « parler de » et « parler sur ». A l’école maternelle le langage et la langue ne sont pas objets d’apprentissages pour eux-mêmes mais sont un moyen d’apprendre. »
Dans le domaine du devenir élève, « les usages à construire sont aussi ceux qui lient langage et travail cognitif, langage et apprentissages. C’est avec la langue que l’élève peut apprendre à comparer, classer, catégoriser… en pouvant identifier des critères, des caractéristiques (et comprendre l’activité qu’il s’agit d’effectuer, sa visée d’apprentissage donc) ». Ainsi toutes les désignations ne se valent pas, et Elisabeth Bautier illustre son propos en prenant pour exemple Célestine, héroïne de littérature de jeunesse (une souris, un personnage, un mammifère, un rongeur…) Selon Elisabeth Bautier l’école maternelle doit « construire les fondamentaux que sont ces opérations mentales (comparer, classer…) », elle note que souvent « ça se fait dans la manipulation et que les enseignants disent parfois des choses un peu floues au motif que les élèves seraient trop jeunes pour comprendre ce type de vocabulaire rigoureux », elle insiste alors à dire qu’il faut de la récurrence, de la systématicité dans l’usage d’un vocabulaire précis. « Pour catégoriser par exemple on entend souvent dans les classes : « on va mettre les choses là » et « on va mettre celles-ci ailleurs », or si on n’utilise pas les mots « comparer », « classer », « trier » dans la consigne, l’opération mentale n’est pas clarifiée. » Elle dénonce le peu d’attention à ce qui pour nous est de l’ordre de l’évidence et invite à se poser la question de « avec quel mot on dit », à faire accompagner les mots, focaliser sur ce qu’il y a à comparer par l’emploi (mot critère) des mots qui permettent de comparer. Cette fausse évidence est l’apanage selon elle du plus haut niveau social des enseignants qui pensent avoir en partage avec leurs élèves, alors que ce n’est pas le cas.
Elle invite à un sacré défi, un « enjeu difficile mais formidable » : supprimer dans son langage en tant qu’enseignant le verbe fourre-tout « faire » : « Faire » ne veut rien dire, « faire » ne garantit nullement. Il faut s’obliger à trouver les mots plus précis, nécessité ensuite d’apprendre le sens scolaire de chacun des mots qui vont être utilisés, par exemple regarder, toucher, observer et que l’élève vive que toucher à l’école ce n’est pas le même usage qu’à la maison.
Un autre objet lui tient à cœur : le langage qui permet de décontextualiser « C’est encore le langage qui permet l’entrée dans des activités decontextualisées qui sont celles qui construisent des savoirs qui supposent que l’élève dépasse l’inscription immédiate dans la situation. Il faut la langue pour dépasser la monstration, c’est à dire, un lexique qui ne soit pas réduit à l’utilisation des déictiques (là, ici, ça …). »
Mettre des mots sur ce qui est rarement présent, ce qui est sous-entendu, implicite peut être mis en œuvre via les albums de littérature de jeunessse. Toutefois Elisabeth Bautier cite les travaux de Stéphane Bonnéry et « les problèmes avec les albums. Quand on regarde les supports de travail des élèves, et les albums, on voit que ces objets sont devenus d’une complexité énorme. Les albums sont faits pour les familles qui lisent beaucoup à leurs enfants. Les enfants selon leurs milieux sociaux savent plus ou moins rapidement que comprendre une histoire c’est comprendre les inférences, les états mentaux des personnages. Un grand nombre de difficultés des élèves sont liées à ce qu’il faut déduire, à des non-dits, les implicites du discours, la perception des intentionnalités de l’auteur ou du personnage. Il faut aider les enfants à devenir élève en les outillant sur la théorie de l’esprit : leur faire comprendre que l’écrit est toujours intentionnel.
Or il y a des élèves qui sont sur la succession des évènements : « ça me plaît ou non », et qui n’apprennent pas en lisant. Le rapport au texte mérite transformation. Les enseignants sont rarement formés à analyser de très près, finement, en quoi « Célestine » et « mammifère » ne renvoient pas à la même chose. Or on passe à côté de différences majeures qui vont empêcher d’apprendre : on n’apprend pas avec Célestine, on a des émotions, ce n’est pas la même chose. »
Cette conférence fut bien dense, en germe et en arrière-plan de référence elle sera citée abondamment dans les différents ateliers qui s’attachent à illustrer chacun par un angle d’attaque différent et l’attention à porter au langage et l’énorme potentiel fédérateur que constituent les interactions dans un groupe-classe pour que tous les enfants accèdent pleinement au statut d’élève en ayant conscience de leurs propres cheminements mentaux.
Lucie Gillet
|
||
|